La collection dans laquelle paraît le livre de Pierre Schneider (PS) vise à faire découvrir à un vaste lectorat un point précis des acquis de la recherche historique. Il s’agit donc non pas d’un livre apportant des idées nouvelles, mais bien un petit essai de synthèse concernant les éléphants de guerre dans l’Antiquité. C’est bien dans cette perspective que ce livre « prétend seulement exposer quelques faits essentiels sur les usages variés de l’éléphant dans les armées occidentales » (p. 6) et PS précise bien que le livre de H. H. Scullard, The Elephant in the Greek and Roman World (1974) reste la monographie essentielle en la matière (p. 5).
Le livre se compose d’une préface (p. 5-6), de six parties (p. 7-93), d’une conclusion (p. 95-96), d’une chronologie (p. 97-100), d’un lexique (p. 101-102), d’une présentation des auteurs cités (p. 103-106), et d’une courte bibliographie (p. 107-108). Un cahier illustré de 16 pages, en couleurs, contribue à une lecture agréable de l’ouvrage ; il est composé de photographies, de cartes, de dessins, mais aussi d’une belle iconographie.
Le premier chapitre (« Éléphants d’Asie, éléphants d’Afrique », p. 7-17) permet de présenter l’animal considéré, en décrivant l’évolution de l’espèce, mais aussi en présentant les populations africaines (Loxodonta) et asiatiques (Elephas) et leurs sous-espèces respectives. Cela permet d’indiquer les points communs (concernant son anatomie, son comportement alimentaire, son éthologie) et les différences (particulièrement la taille, les éléphants africains étant les plus grands). Les éléphants d’Afrique n’ont été que peu domestiqués et dressés, sinon pour un usage militaire durant l’Antiquité, alors que les éléphants d’Asie l’ont été depuis très longtemps : certains textes védiques mentionnent en effet le cas d’éléphants dressés. Le monde indien considérait qu’il s’agissait d’un animal noble, digne d’un roi. Le dressage est illustré par des citations d’auteurs grecs et latins (Pline l’Ancien, Arrien, Élien), qui détaillent le prélèvement d’éléphants sauvages, et l’apprentissage progressif (punitions, récompenses, accoutumance aux hommes, et particulièrement à son cornac qui entretient des liens très forts avec l’éléphant, celui-ci lui étant fidèle). Pour clôturer ce chapitre, PS fait la remarque que les Grecs n’avaient qu’une connaissance très partielle de l’animal avant les conquêtes d’Alexandre le Grand (bien que Ctésias en ait parlé ponctuellement). C’est bien Aristote qui, observant l’éléphant d’Asie, donne des informations anatomiques et physiologiques précises sur l’animal. A la suite d’Aristote, les auteurs des périodes hellénistiques et romaines ont distingué l’éléphant de Libye de l’éléphant de l’Inde, celui-ci apparaissant plus grand : PS s’interroge sur cette appréciation des auteurs antiques : lieu commun validant l’idée d’une supériorité indienne liée à son exotisme ? Particularité du biotope où vivaient alors les éléphants d’Afrique, ce qui aurait conditionné une taille plus petite ? La deuxième hypothèse semble pour l’instant retenue par les spécialistes.
Le deuxième chapitre est consacré à l’expédition d’Alexandre (« Alexandre, le premier… », p. 19-31), « qui, le premier en Europe, posséda des éléphants » (Pausanias, Périégèse, I, 12, 3). C’est lors de la bataille de Gaugamèles, dans l’actuelle Iraq (331 av. J.-C.), que les armées d’Alexandre rencontrent quinze éléphants dans l’armée de Darius, appartenant au contingent indien. On s’interroge sur leur rôle dans la bataille. Quoi qu’il en soit, la victoire permet à un officier d’Alexandre, Parménion, de s’emparer des éléphants parmi d’autres richesses de l’armée perse. Alexandre les conserva, et peut-être ont-ils été employés pour le portage. D’autres éléphants furent donnés en cadeau par le satrape de Suse Aboulitès, puis, plus tard, par le roi de Taxila. Lors de la bataille de l’Hydaspe (326), qui oppose Alexandre à Poros, celui-ci montre sa force en utilisant des éléphants dans son armée : selon Arrien (Anabase, V, 10, 2), ils effrayaient les chevaux de l’armée gréco-macédonienne, et, aux dires de Diodore (XVII, 97, 5), ils formaient comme une sorte de rempart à toute attaque. La victoire fût difficile et meurtrière : les éléphants piétinaient les soldats, étaient saisis par les trompes et jetés en l’air, ou bien transpercés par les défenses. Alexandre, quant à lui, ne semble pas avoir utilisé les éléphants au combat. A sa mort, en 323, il en avait 200, qui servaient au décorum royal : constitué en agêma, ils étaient assignés à la garde de la tente d’Alexandre, avec mille Macédoniens et dix mille Perses. D’ailleurs, Alexandre semble avoir voulu asseoir son prestige et sa puissance en y associant la figure de l’éléphant. Le décadrachme d’argent issu du trésor de l’Oxus permet de l’illustrer : sur le droit est représenté Alexandre sur Bucéphale attaquant, avec sa sarisse, un éléphant. Associé à deux autres émissions monétaires, ce décadrachme, frappé entre 326 et 324, est davantage un objet commémoratif qu’une pièce de monnaie. A partir de ce moment l’éléphant devient un emblème utilisé par les successeurs d’Alexandre, mais aussi les généraux de la République romaine, ou bien encore les Empereurs.
Le chapitre III est intitulé « Au temps des Diadoques et de Pyrrhos : les éléphants dans le monde méditerranéen » (p. 33-48). C’est durant cette période que les éléphants servent dans les armées et font leur apparition en Europe. Au temps des Diadoques, il y eut quelques batailles durant lesquelles les éléphants furent mobilisés. Elles révèlent comment les généraux les utilisent pour susciter l’effroi auprès des armées adverses. Mais, des moyens sont inventés pour mettre en déroute ces monstres, comme ce fût le cas à Mégalopolis en 317, où des planches hérissées de clous avaient été disposées afin d’éviter que l’armée de Polyperchon entre dans la ville. Les éléphants blessés rebroussèrent alors chemin, paniqués par la douleur, et désorganisèrent l’armée de Polyperchon. Pyrrhos rafla, quant à lui, vingt éléphants à Démétrios Poliorcète, et les utilisa, de façon parfois décisive dans la lutte contre les Romains (comme en 279 à Ausculum, par exemple).
Le chapitre IV concerne « les éléphants indiens des Séleucides contre les éléphants « éthiopiens » des Lagides » (p. 49-59). Si les Séleucides pouvaient se procurer facilement plusieurs centaines d’éléphants (ainsi Séleucos 1er entretint dans sa résidence royale d’Apamée entre 400 et 500 animaux), les Lagides ont été contraints de les chasser le long du littoral africain de la mer Rouge : Ptolémée II organisa ainsi un approvisionnement depuis l’Éthiopie, l’Érythrée ou la Somalie, en transportant par mer les bêtes chassées, mais aussi en leur faisant traverser le désert jusqu’à la vallée du Nil. Cela a exigé des moyens considérables pour mener à bien cette entreprise. Par l’intermédiaire de Ptolémée, les éléphants éthiopiens furent mieux considérés, et même jugés supérieurs aux éléphants indiens, dans le cadre d’une propagande qui visait directement l’infériorité des éléphants indiens des Séleucides. Ptolémée III s’oppose à Antiochos III à la bataille de Raphia (217), qui voit la victoire du premier, malgré la défaite des éléphants éthiopiens, ce qui « avait anéanti leur valeur en termes de propagande » (p. 59).
Le chapitre V s’intéresse à « Rome, Carthage et les éléphants » (p. 61-78). On ne sait quand les Carthaginois utilisèrent pour la première fois les éléphants pour la guerre. Peut-être a-t-elle été contemporaine de l’entreprise de Ptolémée II de chasser les éléphants éthiopiens. Le lieu d’approvisionnement des Carthaginois devait être la Maurétanie et la Numidie, et les éléphants appartenaient donc à l’une des espèces africaines. Pendant les Guerres Puniques, les éléphants sont utilisés pour lutter contre les Romains, avec succès parfois, lorsque l’armée adverse n’a pas l’expérience de ce genre de combat. L’expédition d’Hannibal est bien évidemment évoquée dans ce chapitre, et PS analyse les difficiles passages du Rhône, puis des Alpes. L’emploi des éléphants est rarement efficace : à Zama, ils désorganisent l’armée carthaginoise sous l’effet de la panique. Les Romains, quant à eux, n’ont utilisé que très rarement les éléphants. Cependant, l’animal pouvait être utilisé dans le cadre de triomphes : ainsi, en 46, César demanda-t-il de ranger quarante éléphants sur deux files, ce qui semble être un emprunt aux usages des rois hellénistiques.
Le dernier chapitre dresse le bilan des « éléphants au combat » (p. 79-93), et constitue donc une forme de synthèse. Le traité de tactique d’Asclépiodote évoque un peu leur emploi en unités, composées de 64 éléphants ; ces unités étaient peut-être destinées aux entraînements. Vraisemblablement, selon Scullard, l’unité la plus ordinaire au combat était la ligne de huit éléphants. Le cornac (elephantistês, elephantagogos, rector, magister) guidait l’animal en étant juché sur sa nuque. Au combat, on constate une relative inefficacité : les éléphants sont certes effrayants pour des adversaires qui n’en ont jamais vus, mais les techniques pour les neutraliser ont été très efficaces (harcèlement, pièges, ruses). Dès lors, ils pouvaient être aussi dangereux pour les amis que pour les ennemis : à ce titre, l’animal était qualifié de « créature double » (genus anceps) aux dires de Tite-Live (XXVII, 14, 9).
La conclusion (p. 95-96) insiste sur le fait que l’introduction des éléphants dans les armées gréco-macédoniennes constitue « un cas exceptionnel de transfert culturel » (p. 95). Si leur emploi dans les armées est très mitigé quant à leur efficacité, leur utilisation symbolique a été importante, à des fins de propagande.
Il s’agit assurément d’un ouvrage plaisant et agréable à lire, qui instruira et donnera l’envie d’aller plus loin dans les lectures concernant l’éléphant dans l’Antiquité. On peut toutefois nuancer ce qui vient d’être dit par quelques remarques :
– On aurait aimé que l’auteur puisse se questionner davantage sur le coût engagé par les États pour entretenir les éléphants de guerre. La dépense d’énormes moyens par Ptolémée II, pour, finalement un succès plus que relatif, interroge en effet sur ce type de dépenses. Il est vrai que les sources, comme le rappelle PS, sont très discrètes et ne facilitent pas la tâche.
– Certains termes grecs auraient pu mieux éclairer le propos, comme à la p. 39, lorsqu’est évoquée l’expression « en courbe », « en oblique », relative à la disposition des éléphants d’Eumène.
– Des références plus explicites au illustrations auraient été bienvenues : ainsi p. 83 où est évoquée la phalère en argent du musée de l’Ermitage sans renvoi à l’illustration n° 21.
– Une bibliographie plus fournie aurait, enfin, satisfait ceux qui veulent en savoir plus sur ce thème. L’article de A. Sánchez Sanz, « Los elefantes de guerra en los ejércitos de la Antigüedad », Arqueo-Uca, 2011, 1, p. 51-66 n’est ainsi pas cité. Le renvoi à l’article de Ph. Rance, « Elephants in Warfare in Late Antiquity », Acta Ant. Hung., 43, 2003, p. 355-384 aurait permis une ouverture sur une période, l’Antiquité tardive, non évoquée dans le livre.
Ce ne sont, on le voit, que des remarques mineures qui n’enlève rien à la qualité de ce livre.
Alexandre Blaineau
Publié en ligne le 05 février 2018