Les 23 et 24 avril 2009 s’est tenu à la Casa de Velázquez un colloque consacré à des perspectives socio-linguistiques de contacts entre langues dans l’ouest du bassin méditerranéen antique, dont est issu un ouvrage sous la direction de Coline Ruiz Darasse et d’Eugenio Luján. Le volume, encadré par une introduction, p. 1 à 5, et une conclusion, p. 257 à 268, comprend onze études : quatre articles, en espagnol, abordent la péninsule ibérique, puis des articles en français sont consacrés, un à l’Afrique du nord, un à l’Illyricum, deux à la péninsule italienne, deux au midi de la Gaule, et un dernier aux contacts entre l’Anatolie et des aires plus occidentales.
Les études sur la péninsule ibérique fournissent des synthèses précises sur des aspects à chaque fois différents des épigraphies antiques de la région. Un premier article, par Francisco Beltrán Lloris et María José Estarán Tolosa, « Comunicación epigráfica e inscripciones bilingües en la península ibérica », p. 9 à 25, traite le cas des bilingues, et montre d’emblée la grande diversité des habitus épigraphiques dans la péninsule au cours du I er millénaire avant notre ère. Les auteurs distinguent entre les bilingues à proprement parler, c’est-à-dire des textes à contenus équivalents en deux langues, les textes mixtes, qui combinent des formes de deux langues sans cette équivalence, les textes rédigés dans une écriture usuellement mise en œuvre pour une autre langue, et enfin les textes rédigés dans une langue non usuelle dans le contexte de l’inscription, même si ces catégories ne sont pas toujours applicables eu égard à la mauvaise conservation du support ou à la compréhension limitée de la langue. Ils fournissent un catalogue des inscriptions concernées. C’est la région orientale, celle où est attestée l’épigraphie ibère, qui présente le plus de phénomènes de ces ordres. Les auteurs mettent en évidence la difficulté d’évaluer précisément si le choix de tel type d’inscription renvoie toujours à la volonté d’exprimer une identité spécifique, ou si les scripteurs font un choix par défaut, non motivé. L’étude introduit donc un thème qui revient sans cesse dans l’ouvrage, la question des motivations identitaires, et propose des analyses prudentes, à plusieurs échelles, du choix strictement individuel par une personne isolée à la généralisation dans une population d’une pratique motivée ou non.
L’article de Javier de Hoz, « Las Funciones de la lengua ibérica como lengua vehicular », p. 27-64, propose une synthèse précise et claire des travaux de l’auteur sur les usages de l’ibère, comprenant une partie méthodologique où l’auteur se déclare hostile aux pétitions de principe anti-invasionnistes. L’ibère est une langue isolée génétiquement, du moins dans l’état présent de la recherche, attestée dans une aire géographique vaste, du Levant de l’Espagne au Languedoc et à la haute vallée de l’Ébre. Javier de Hoz rappelle que les cultures matérielles dans ces régions sont très différentes avant l’apparition de l’épigraphie ibère et l’uniformisation des cultures matérielles qui l’accompagne, et que les inscriptions ibères contiennent souvent des formes onomastiques qui ne peuvent pas être considérées comme ibères, au nord de son domaine. Sa théorie est que l’ibère, langue vernaculaire dans le sud du domaine, en Contestanie, est probablement une langue véhiculaire plus au nord, en Catalogne, dans la vallée de l’Ébre, en Languedoc. Javier de Hoz développe ensuite des considérations plus précises sur le type d’emplois véhiculaires qu’a eus dans ces différentes régions l’ibère. En Languedoc, il a été employé comme langue de chancellerie, sur des monnaies, alors qu’en Catalogne et dans la vallée de l’Ébre, à l’exception du cas d’Ampurias, il s’agit d’une langue employée dans les milieux du commerce et de l’artisanat, y compris par des Ibères installés dans ces régions. La diffusion de l’ibère comme langue véhiculaire paraît avoir été importante, surtout que l’auteur mentionne fugitivement l’importance de l’élément ibère dans les rares inscriptions du nord-est qui ne renvoient pas aux milieux de l’artisanat et du commerce, par exemple le troisième bronze de Botorrita : l’ibère peut aussi avoir été langue véhiculaire des élites sociales, au moins ici ou là. L’auteur conclut par plusieurs questions, dont celle de l’origine de l’emploi véhiculaire de l’ibère : quels avantages ont permis, en situation de contact avec le phénicien, le grec, puis le latin, le développement de pareils emplois ?
Joaquín Gorrochategui propose une synthèse sur des aires plus éloignées de la Méditerranée, celles de langue basque ou aquitaine (« Contactos lingüísticos y epigráficos en la zona vasco-aquitana », p. 65-87). Il est possible de repérer dans les inscriptions antiques des éléments, notamment onomastiques, qui se rattachent au basque ou aquitain, langue isolée génétiquement. Il existe très peu de textes dans ces aires qui ne soient pas composés en latin, et l’interprétation en est difficile. Mais l’épigraphie latine permet des observations plus systématiques. Il a existé des règles d’adaptation au latin presque unitaires pour les formes et pour la phonologie du basque, mises en oeuvre par les populations indigènes elles-mêmes. En revanche, selon les aires, les habitus épigraphiques varient. Ainsi, dans la partie orientale de l’Aquitaine, les inscriptions latines sont nettement plus nombreuses qu’à l’ouest, et aussi nettement plus riches en onomastique locale, parce que le latin est mis en oeuvre par nombre d’indigènes et pas seulement par des personnages de haut niveau social qui ont adopté des formes onomastiques latines. L’auteur conclut à une diglossie variable selon les lieux, et n’impliquant pas nécessairement un bilinguisme généralisé, en particulier dans les aires où le basque a persisté.
Javier Vélaza Frías propose une recherche méthodologique sur « Los Contactos lingüísticos en la Hispania prerromana y romana – cuestiones conceptuales y metodológicas », p. 89-100. Il montre, à partir de documents précis, la difficulté d’évaluer la situation de diglossie et même le niveau de bilinguisme individuel que révèle une inscription. Ainsi, l’emploi d’un nom propre ibère, basque ou latin ne doit pas être considéré comme une preuve de maîtrise de la langue. L’auteur aborde aussi les hypothèses émises à propos des variétés ibériques de latin et des effets de substrat prélatin sur les langues contemporaines de la péninsule, basque exclu. Il prouve, de manière convaincante, qu’il n’est pas possible d’aboutir à des conclusions précises sur ces points.
L’article de Carles Múrcia, « Que Sait-on de la langue des Maures ? Distribution géographique et situation sociolinguistique des langues en Afrique proconsulaire », p. 103-126, étudie ce qu’il est possible de connaître des contacts entre les langues amazighes de l’antiquité d’une part, le latin et le punique de l’autre. Après une brève présentation des sociétés segmentaires des Berbères et des recompositions fréquentes des groupements humains et des variétés linguistiques, l’auteur examine des documents qui révèlent des lexèmes berbères employés en latin. Intéressante est la tentative d’en tirer un paléo-amazighe attesté dans l’antiquité, à confronter au proto-amazighe posé par reconstruction à partir des variétés modernes. Les conclusions de l’auteur nous paraissent cependant sur un point trop précises : l’auteur propose des cartes d’emploi des langues, latin, punique ou variétés amazighes, à la fin de l’antiquité, qui nous paraissent incertaines théoriquement : il a dû exister des situations de diglossie, à évaluer, où plusieurs de ces langues ont coexisté.
Sylvain Destephen examine « La Coexistence du grec et du latin en Illyricum (I er -VI e siècle) », p. 129-144. Il s’attache aux inscriptions et aussi aux textes littéraires, actes de conciles, qui documentent l’emploi de ces deux langues véhiculaires dans les Balkans à l’époque impériale. Selon lui, en dépit de la raréfaction des inscriptions, il est possible de constater que la frontière entre les deux langues devient plus nette dans l’antiquité tardive, quoique les évêques, membres de l’élite, maintiennent une connaissance du grec en aire latinophone. Il existe peu d’interférences linguistiques entre latin et grec, du moins spécifiques de cette région, même dans les aires où, au Haut-Empire, les deux coexistent. L’étude est convaincante sur l’ensemble de ces points, mais il est dommage pour le lecteur non spécialiste de ces régions que l’aspect véhiculaire du grec et du latin, la coexistence avec des langues indigènes, ne soient pas étudiés, si difficile que soit cette étude faute d’épigraphie dans ces langues.
Un article de Paolo Poccetti est consacré à « Anthroponymes et toponymes issus d’ethniques et noms géographiques étrangers dans la Méditerranée archaïque », p. 145-171. Le chercheur analyse un grand nombre d’ethniques de l’Italie ancienne qui sont attestés comme anthroponymes dans des langues diverses, principalement l’étrusque et le grec, à la suite de migrations d’individus provenant des populations dont l’ethnique est l’exonyme ou l’endonyme. Ainsi, l’anthroponymie atteste dès une date archaïque des ethniques qui sont connus comme tels seulement à une date plus récente. L’étude porte donc tant sur la mobilité à date ancienne que sur la stabilité des ethniques d’Italie dès une période reculée. Cet article très convaincant laisse ouverte une question : dans quels cas l’individu émigré prenait-il, ou recevait-il, un ethnique comme idionyme, par opposition à l’adaptation de l’idionyme originel ? Paolo Poccetti mentionne la fréquence de cette situation en cas d’hospitalité entre élites, sans traiter le problème dans l’espace de son étude déjà riche.
Gilles van Heems propose une synthèse « À propos de l’échange graphique f-/ h- en étrusque : emprunts ou innovations parallèles ? », p. 173-194. Dans cet article très complet, le deuxième sur l’Italie ancienne, l’auteur prouve que cet échange correspond à un phénomène linguistique effectif dans une aire précise de l’espace étruscophone, attesté dès une date ancienne, et ne renvoie pas à l’emprunt de variantes en f- ou en h- déjà constituées dans les langues italiques qui présentent un phénomène comparable, falisque, variétés de latin, sabin. Il examine ensuite la question s’il y a eu emprunt de l’étrusque à l’italique ou inversement, et répond par la négative en raison d’obstacles géographiques, les aires concernées n’étant pas adjacentes dans l’un et l’autre groupe. Il conclut que la question de l’emprunt est mal posée et qu’il s’agit d’un phénomène aréal, comparable à d’autres phénomènes du Sprachbund étrusco-italique. L’analyse, par ailleurs très solide, nous paraît ici discutable : même dans le cadre d’un Sprachbund, la disjonction entre aires étrusques et italiques concernées pose problème. Peut-être les migrations analysées par Emilio Peruzzi dans « Gli Etruschi di Corchiano » dans La Civiltà dei Falisci – atti del XV convegno di studi etruschi ed italici – Civita Castellana – Forte Sangallo – 28-31 maggio 1987, Florence 1990, p. 277-289, de la région de Clusium vers le pays falisque, contribuent-elles à répondre à la question.
Deux articles complémentaires examinent ensuite la situation dans le Midi de la Gaule. Michel Bats (« Emmêlements de langues et de systèmes graphiques en Gaule méridionale (VIe – Ier siècle av. J.-C.) », p. 197-226) propose une synthèse claire et richement illustrée sur la diffusion de l’écriture au-delà des établissements coloniaux, c’est-à-dire l’emploi du grec, de l’étrusque et de l’ibère comme langues véhiculaires dès une date ancienne, et plus tard l’adaptation dans la vallée du Rhône des alphabets grecs, puis latins, pour noter des anthroponymes gaulois, puis pour écrire la langue gauloise elle-même. L’auteur montre en particulier la réactivité des Gaulois de la région rhodanienne, à l’origine de compromis graphiques et langagiers complexes entre le gaulois et les langues véhiculaires : il examine ainsi une inscription inédite de Velleron, de la seconde moitié du Ier siècle avant notre ère.
Un article d’Alex Mullen, « Reflets du multiculturalisme : la création et le développement du gallo-grec », p. 227-239, est consacré à une question plus spécifique, celle de la formule gauloise dedebratoudekanten. L’étude part de la nécessité de ne pas poser a priori pour tout fait graphique ou linguistique du gaulois en alphabet grec l’existence d’un modèle massaliote. L’alphabet, quoique son modèle principal soit grec, a pu être élaboré aussi en contact avec d’autres populations, et, dès son élaboration, il a pu servir à des fins propres aux Gaulois qui n’étaient pas le simple contrecoup des pratiques massaliotes. En particulier la formule votive dedebratoudekanten, bien attestée sur des dédicaces religieuses gauloises et probablement liée à une dîme, paraît avoir des parallèles dans les langues italiques plutôt qu’en grec. Malgré quelques difficultés de détail –par exemple le fait que la dîme elle-même puisse être une pratique celtique ancienne, n’étant en tout cas pas directement comparable à la dîme romaine limitée à Hercule, et le fait que les parallèles osques allégués ne soient pas attestés en relation avec une dîme – l’analyse est convaincante et montre la marge de choix des Gaulois dans l’adaptation de l’écriture.
Enfin, Peter Schrijver propose une étude sur une langue non indo-européenne attestée en Anatolie au II e millénaire avant notre ère, le hattique, et sur son importance pour les contacts entre langues indo-européennes et langues de substrat en Europe (« La Langue hattique et sa pertinence possible pour les contacts linguistiques préhistoriques en Europe occidentale », p. 241-255). Selon lui, des parentés typologiques et lexicales rendent plausible l’hypothèse que la langue du linéaire A et le hattique soient apparentés génétiquement. Or, ce groupe de langues peut avoir été celui des agriculteurs responsables de la néolithisation de l’Europe, plusieurs millénaires auparavant. Des lexèmes attestés dans diverses langues indo-européennes de l’Europe à date historique pourraient être des emprunts datant de contacts avec des populations de langue du groupe minoen-hattique. Les exemples choisis sont précis et l’analyse est structurée et formellement impeccable, mais, s’agissant d’un préfixe ha- ou a- de structure phonétique pauvre et de sémantisme vague selon l’auteur même, la démonstration ne suffit pas encore à emporter la conviction. L’auteur travaille présentement à enrichir cette hypothèse tout à fait intéressante.
Le volume montre par sa richesse qu’une analyse des contacts entre langues antiques nécessite une triple étude :
– une étude linguistique, historique et aussi typologique, est nécessaire pour évaluer les données linguistiques sans céder trop vite à l’hypothèse d’un contact
– une étude historique de la culture matérielle et des sources littéraires fournit sa base à l’évaluation des inscriptions et de leur contexte, s’agissant de textes écrits peu nombreux et non pas des données diverses des socio-linguistes
– toutefois, le cadre élaboré par la socio-linguistique des langues vivantes apparaît indispensable pour placer les faits issus des deux premières méthodes dans un cadre synthétique.
Ce n’est pas un hasard que cette recherche collective ait eu lieu à Madrid. La recherche sur la péninsule ibérique s’est engagée dans l’élaboration de synthèses précises sur ces problématiques. Dans d’autres aires, malgré le grand intérêt des contributions et les avancées des recherches récentes, de pareilles synthèses ne nous paraissent pas encore exister.
Emmanuel Dupraz