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Cet ouvrage collectif se présente comme l’aboutissement d’une réflexion menée au sein du laboratoire junior EMCA, à l’ENS de Lyon. Composé de contributions issues d’un colloque à l’ENS-LSH en octobre 2007, il témoigne de l’intérêt grandissant, en France, chez les spécialistes du monde romain, pour les questions d’identité : en 2011 a paru un ouvrage abordant des problématiques voisines {{1}} et en 2006 déjà, une série d’études articulait les notions d’individu, d’identité et de communauté civique {{2}}.

Le propos est ici d’étudier comment diverses communautés politiques, sociales ou littéraires construisent des stratégies identitaires en s’appropriant des figures modèles ou contre-modèles ou en revendiquant des pratiques sociales ou littéraires perçues comme des marqueurs d’identité. Il faut souligner le souci de cohérence de l’ouvrage (chaque partie est précédée d’une synthèse introductive) tout en intégrant divers champs disciplinaires (histoire, numismatique, archéologie, littérature). L’introduction générale présente un précieux état de la question. Relevant essentiellement du domaine des sciences sociales, le concept d’identité (qui ne se confond pas exactement avec la notion de culture et peut se comprendre comme processus de construction, c’est-à-dire comme choix actif par des communautés parmi plusieurs traits culturels pour se définir), a été repris d’abord par un certain nombre de chercheurs germanophones dans le domaine de l’Antiquité, puis en France, autour des années 2000, avec, par exemple, les travaux de J.-M. David. L’histoire de l’art, avec les travaux fondateurs de P. Zanker, ceux de F. Coarelli avait cependant, dès les années 80-90, exploré ces territoires conceptuels.

La première partie (« Grands hommes, héros, empereurs : l’élaboration de modèles politiques, idéologiques et littéraires ») est la plus fournie et la mieux articulée. Elle se présente comme une galerie de figures politiques emblématiques du monde romain, sans qu’il s’agisse de retrouver la réalité historique de tel ou tel personnage. La confrontation des sources, pour chaque figure, aboutit au contraire, en s’attachant davantage aux variations qu’aux traits récurrents, à mettre en évidence les choix opérés par une communauté donnée, ainsi que les processus permettant de passer du personnage historique au modèle ou au contre-modèle (certaines personnalités politiques pouvant incarner les deux, selon les périodes, les auteurs ou les communautés). L’arrière-plan idéologique occupe dans ces études une place prépondérante.

P. M. Martin (« D’un Brutus à l’autre de la construction d’un mythe de liberté à sa confusion ») s’intéresse aux variations subies par l’image du Brutus libérateur de la République, en fonction des climats idéologiques, ainsi qu’à la relation entre cette figure légendaire et le Brutus du Ier siècle av. J.-C., dans le cadre d’une stratégie d’appropriation politique.

S. Kefallonitis étudie les différences de perception de la « mollesse » d’Aristomène, tyran de Cumes, selon les communautés envisagées. Ce trait a valu à Aristomène d’être associé à la figure du tyran chez les historiens de Rome. Mais le rapport entre homosexualité masculine et pouvoir politique qui se cristallise chez lui a pu être présenté, dans les chroniques locales cumaines, en lien avec les modèles d’initiation pédérastiques transmis de l’Eubée, comme un vecteur de virilité et de force politique.

Mathieu Jacotot (« La représentation de Cincinnatus chez Tite-Live : figure morale et mythe républicain ») revient sur la fonction de l’érection d’un personnage historique en modèle. Une figure de l’identité romaine telle que celle de Cincinnatus chez Tite-Live, dans la mesure où elle fait implicitement référence au Princeps, permet d’articuler la mémoire du passé républicain de Rome et la nécessité d’une identification collective dans le présent et l’avenir.

Les deux articles suivants abordent l’image de Caton. M. Ducos (« Caton l’Ancien : un exemple d’identité romaine ») confronte les traits de cette figure tels qu’ils apparaissent chez Cornélius Népos, Cicéron ou Tite-Live et en étudie les nuances. Pour L. Hermand (« Entre figure historique et construction littéraire : Caton l’Ancien chez Cicéron »), le Caton de Cicéron, produit d’une fiction littéraire et non d’une déformation historique, n’est pas marqué principalement par l’austérité et la rigidité : il s’agit d’en faire un modèle plus universel que la figure revendiquée par la gens Porcia, un modèle qui incarnerait une identité esthétique et culturelle contemporaine de Cicéron.

R. Baudry (« Les patriciens déchus : le cas de M. Aemilius Scaurus ») explore une figure cette fois incapable de devenir un marqueur de l’identité romaine, faute de produire du consensus. L’auteur étudie deux thèmes qui, dans la tradition antique, ne se recoupent pas mais ont abouti à une figure amalgamée chez les historiens modernes : celui de la pauvreté de Scaurus et celui de sa nouitas paradoxale.

R. Glinatsis (« L’Auguste d’Horace, figure de la romanité ») examine la construction d’un modèle à partir d’une personnalité encore vivante du temps de l’auteur. Le Princeps incarne, chez le poète, la romanité, au sens géographique et dans une perspective axiologique. Plus qu’une figure, Auguste, dieu vivant, est un mythe, lié à une geste épique, mais susceptible également d’être célébré dans des poèmes qui s’inscrivent dans un contexte privé, réunissant en lui tout ce qui fonde l’identité romaine, de l’espace public à l’espace privé.

L. Lefèbvre (« Néron ou le digne neveu de Caligula ») étudie un cas de contamination de deux figures : non seulement les portraits de Néron semblent parfois avoir repris les traits de Caligula (rapport d’hérédité ou de fatalité entre l’oncle et le neveu), mais on constate que Caligula a aussi bénéficié « par ricochet, de la sinistre célébrité de Néron ».

La deuxième partie (« Pratiques sociales et revendications identitaires »), un peu plus hétérogène, s’intéresse aux modèles identitaires véhiculés par les pratiques sociales, entre public et privé (rapport à l’art, religion domestique, rapport des hommes de pouvoir à leur domicile, valeurs sociales mises en scène dans les monnaies).

C. Baroin (« Mummius Achaicus : modèle et contre-modèle du rapport des Romains à l’art grec ») s’intéresse à un personnage dont la figure concentre la question de l’hellénisation de Rome et pose le problème du rapport ambigu des Romains à l’art.

M.-O. Charles-Laforge (« Lares, Génie et Pénates : les divinités du foyer, figures identitaires ?) aborde les cultes domestiques comme marqueurs de l’identité romaine et montre, en s’appuyant sur le matériel archéologique disponible, comment différentes régions se sont approprié ces pratiques, en Italie, mais aussi dans la péninsule ibérique, ainsi qu’en Bretagne et en Gaule.

J.-P. Guilhembet (« Entre Grèce et Rome, réflexions de Plutarque sur les dirigeants antiques et leur domicile : fondateurs, législateurs et refondateurs ») pose la question des usages du domicile chez les dirigeants, dans l’oeuvre de Plutarque. La figure de Publicola illustre bien le problème : en changeant de demeure, il renonce aux usages tyranniques du domicile privé, qu’il ouvre à la communauté civique, devenant un idéal-type du dirigeant dans ses relations avec ses concitoyens.

A. Suspène (« Les guerriers à cheval sur les monnaies romaines jusqu’à l’instauration du Principat : sens et fonctions d’une typologie originale ») met en évidence certaines stratégies d’autoreprésentation d’une frange de l’élite romaine. La prédominance de figures de cavaliers dans la numismatique pose question, dans une société où l’on associe volontiers l’armée romaine au fantassin légionnaire. Lié au modèle des Dioscures, ce type d’image signale le désir dans l’aristocratie de conquérir de nouvelles méthodes d’autoreprésentation. Les monnaies figurant des cavaliers manifestent des valeurs communes au populus Romanus et renvoient en même temps à une axiologie nobiliaire conservatrice.

La dernière partie (« Les figures de l’identité, entre perspectives littéraires et génériques ») est consacrée aux identités littéraires et pose essentiellement des problèmes de genre associés à des questions d’identité collective.

Ainsi, E. Raymond (« L’édification du genus Latinum dans l’épisode d’Achéménide, Énéide III, v. 570-683 ») interroge les rapports entre l’épopée virgilienne et l’Odyssée d’Homère, à travers le personnage d’Achéménide et envisage le problème de la construction d’une identité collective dans et par la littérature. C’est aussi en s’intéressant aux frontières des genres (intrusion des univers élégiaque et tragique dans l’épopée) que M. Roux aborde le thème de la construction d’une identité collective sous les Flaviens (« La figure féminine de Médée dans les Argonautiques de Valerius Flaccus : une nouvelle identité du genre épique ? »). B. Bureau, quant à lui (« Identités brouillées : une réflexion sur l’appartenance romaine au début du V e siècle à partir d’un problème textuel »), clôt l’ouvrage en développant le problème des frontières entre identité romaine et identité barbare dans le De reditu suo et le Querolus.

L’intérêt de cet ouvrage est incontestable. De telles études sur l’identité renouvellent de manière considérable la lecture des textes classiques et permettent de développer de nouvelles méthodes d’analyse. Peut-être l’univers des images n’a-t-il pas eu toute la place qu’il méritait dans une telle approche. Ce travail soigné et cohérent offre néanmoins un point de départ essentiel pour examiner avec un regard neuf les différents mécanismes d’appropriation subjective de figures emblématiques ou de pratiques sociales par les communautés et les individus. Le champ est immense.

Jean-Pierre de Giorgio

[[1]]Identités romaines, conscience de soi et représentation de l’autre dans la Rome antique, M. Simon éd., Paris 2011.[[1]]
[[2]] Vivre pour soi, vivre pour la cité, de l’Antiquité à la Renaissance, P. Galand-Hallyn,
C. Lévy dir., Paris 2006.[[2]]