Cet ouvrage a connu une première publication chez Payot à Lausanne en 1996, et comme l’explique un nouvel avant-propos, le succès rencontré et les deux traductions publiées depuis ont encouragé une nouvelle édition. L’édition originale avait un volume un peu moins important (185 p.) ce qui montre déjà l’enrichissement apporté par cette nouvelle édition.
Il s’agit, comme les titre et sous-titre l’indiquent clairement, d’analyser la complexité des relations entre mythe et histoire à partir d’une étude de cas, celle de la colonie de Cyrène (en Libye) [[1]]. L’intérêt de cette cité particulière vient du fait qu’elle a inspiré de nombreux textes en grec, qui se rattachent à des genres littéraires très divers : les épinicies de Pindare, le récit historique d’Hérodote et une inscription « officielle » de Cyrène sont les principaux piliers de l’étude, mais la Grèce hellénistique continua de s’intéresser aux épisodes de l’histoire légendaire de la cité, en particulier avec Apollonios de Rhodes et Callimaque ; plus tard, la réflexion de Strabon sur Homère permet à Claude Calame de fermer le livre en revenant aux origines de la littérature, puisque dès l’Iliade se pose la relation entre histoire et fiction, que pose aussi la question de l’Atlantide chez Platon.
Comme l’Avant-propos de la première édition, reproduit dans la nouvelle, le dit bien, la réflexion de C. C. part du « malaise suscité d’abord par l’inadéquation de plusieurs des grandes catégories animant la pensée de l’anthropologie culturelle et sociale moderne : celle du ‘masque’ réduit à un objet de musée, celle de ‘l’autre’ opposé par le schématisme réducteur de l’opération binaire au seul ‘même’, celle du ‘rite’ détaché du phénomène de la spéculation symbolique et, ici, celle du ‘mythe’ considéré comme une catégorie universelle de la ‘pensée sauvage’, pour bâtir une ‘anthropologie critique de la culture grecque antique’ ». Pour sortir de ce malaise, l’auteur propose de bâtir une anthropologie fondée sur les catégories propres de la culture en question, attentive aux nuances des textes conservés.
La réflexion s’articule en trois grandes parties : la première, très générale, porte sur les « illusions de la mythologie ». Elle se subdivise en quatre chapitres qui détaillent la critique des schématismes divers annoncés ci-dessus, qui ont en commun de penser le mythe comme substance, pour aboutir (p.76) à une aporie : « Donc, pas de mythe comme réalité universelle, pas de mythologie comme substance culturelle ; partant, pas de mythe comme genre, pas de mythe non plus comme “type idéal” ; en un mot, pas d’ontologie du mythe. Mais dans ce cas, pas non plus de mythologie comme science du mythe ». L’analyse des « catégories indigènes » et de leurs manifestations symboliques ouvre une issue. Les formes poétiques que nous interprétons aujourd’hui comme littérature ont à leur époque une valeur pragmatique ritualisée qu’il nous faut réinterpréter. Par leur efficacité pratique les récits poétiques ancrés dans une situation d’énonciation qui relie entre eux le je et le nous acquièrent une forte dimension symbolique et deviennent un lien communautaire et l’objet d’une croyance (p. 86-87).
Au coeur du livre, la deuxième partie passe du général au particulier, à savoir la « fondation narrative de Cyrène » : par le jeu de mots sur le terme fondation, le thème de la fondation coloniale d’une cité exemplaire montre comment les récits qui en sont faits prennent une valeur fondatrice. Sont successivement étudiés Pindare, Hérodote, Callimaque et Apollonios : ordre chronologique des auteurs donc, mais la fine étude des trois Pythiques concernées montre comment Pindare semble jouer subtilement avec la référence temporelle du récit : temps de la performance poétique en l’honneur d’un athlète vainqueur, temps mythique de la fondation de la cité, exploit d’un ancêtre de cet athlète. Mais c’est ce temps mythique de la fondation qui implique toute la complexité de la mise en oeuvre poétique : les trois Pythiques (4, 5 et 9 étudiées dans l’ordre inverse à cause de la complexité supérieure de la Pythique 4, et de la simplicité relative de la 9 e ). L’auteur montre qu’il faut résister à la tendance à interpréter les différentes versions de la fondation attestées dans ces trois textes : «… le double repérage temporel dont ces poèmes ont été l’objet entre le moment de leur exécution et celui de leur édition savante montre qu’avec l’écoulement du temps lui-même, le rapport au passé se modifie […]. Il n’y a donc pas de mythe en soi, mais des perspectives variables sur certains récits, produits du processus symbolique ». Chez Hérodote aussi et à propos de l’inscription du Serment des fondateurs, on s’aperçoit de la multiplicité des points de vue sur les événements du passé : les fondateurs sont de diverses origines et semblent s’être représentés différemment dans les récits que la tradition a conservés à travers ces voix et ces voies diverses.
Si la deuxième partie est au coeur de l’ouvrage, la 4 e Pythique est, elle, au coeur de cette partie (p. 109 à 156), avec son jeu éblouissant sur la chronologie et sur la « manipulation », au sens propre et figuré, d’une motte de terre symbolique, provenant du lac Triton en Libye – cette motte de terre entraîne d’ailleurs un détour vers Apollonios de Rhodes –. Au terme de l’étude, pris par une sorte de vertige, on ne sait plus quelle est l’origine de la cité libyenne, tant les textes présentent d’événements et de personnages aptes à revendiquer ce statut : la motte de terre donnée à Euphémos et la prédiction de Médée aux Argonautes au début de la 4 e Pythique, la nymphe Cyrène victorieuse d’un lion dans les monts du Pélion grecque et la convoitise d’Apollon dans la 9e, ou l’autre nymphe appelée Libyé, chargée de la transplantation de la motte de terre devenue l’île de Théra en Libye (p.130-131) par union du principe féminin avec le principe masculin incarné par Battos, mais aussi comme symbole à la fois d’autochtonie et du voyage collectif qu’est la colonisation. Sa valeur symbolique dans la 4e Pythique se transmet et transforme chez Apollonios : « … dans la perspective de la légende argonautique, le récit de fondation – qui prend fin, on l’a vu, avec la création de Théra – a pour origine le don de la motte merveilleuse et non pas le rapt de Cyréné par Apollon. Mais compte avant tout la quadruple interprétation sémantique dont la motte divine est l’enjeu. On y retrouve les figures minérales, végétales et humaines : organisées en isotopies non plus entrelacées comme chez Pindare, mais réparties sur les quatre niveaux interprétatifs distingués, elles sont focalisées sur le thème de la génération » (p. 154).
La part symbolique essentielle (voir le sous-titre de l’ouvrage) à la création d’une colonie se perçoit dans les textes poétiques à travers le luxe des images, mais elle apparaît aussi dans la perspective historico-géographique d’Hérodote et dans le « double mémorial » que constitue le passage d’une inscription cyrénéenne appelée « Serment des fondateurs » (p. 200-236 et 236-241), en particulier à travers le rôle de l’oracle delphique, prescripteur des voyages colonisateurs et des unions matrimoniales entre populations d’origines diverses : les descendants des Argonautes et des Lemniennes réfugiés à Sparte unis à des femmes spartiates, marginalisés à Sparte, se réfugient sur le Taygète après un épisode très romanesque de prison dont ils sortent grâce à un échange de vêtements avec leurs épouses, filles de citoyens. C. Calame analyse ces situations récurrentes en termes sémiotiques de manque, manipulation et compétence, puis performance, et nouvelle situation de manque Théras, fondateur de Théra (Santorin), est d’origine thébaine, descendant de Polynice à la cinquième génération, et l’oncle maternel des deux Héraclides à l’origine des deux familles royales de Sparte. Le premier récit d’Hérodote suit une tradition spartiate. Ensuite le rattachement de l’histoire de Théra à cette tradition s’interrompt et se confond avec la légende de fondation de Cyrène, en suivant le même schéma sémiotique dans lequel l’oracle ou les Théréens eux-mêmes assument le rôle de Destinateur. Le caractère symbolique de nombreux détails rappelle celui qui a été remarqué chez les poètes : ainsi pour le nom du fondateur de Cyrène, Battos, et son bégaiement : son nom reçoit une interprétation différente dans sa langue d’origine (proche d’une onomatopée imitant son défaut) et dans celle des Cyrénéens, « roi », et l’épisode de rencontre avec un lion, par lequel il guérit de son bégaiement, rappelle le combat de la nymphe Cyréné avec un lion qui selon Pindare séduisit (ailleurs, dans la région du Pélion) le dieu Apollon : la répétition d’éléments comparables semble tisser un lien entre les différents espaces de la légende et utilise un « jeu linguistique » : « Le logos hérodotéen … ne se contente pas d’inscrire la transformation du bègue en souverain dans son nom propre, en la plaçant sous le contrôle de Delphes ; mais, par le jeu de la traduction, il fait de cette transformation politique une sorte de reconnaissance indigène » (p. 218).
Après cette grande partie centrale qui, sous le titre « La fondation narrative de Cyrène », va de Pindare à Callimaque et Apollonios en passant par Hérodote et l’inscription mentionnée, une brève troisième partie s’attache à « l’Homère de Strabon » puis à « Platon et la fiction » à propos de l’Atlantide.
Pourvu d’une bibliographie clairement articulée en deux parties, « mythe, mythologie et histoire » d’une part, « Cyrène, Pindare, Hérodote et les légendes de colonie », et d’un index des noms propres (anciens et modernes les plus importants), l’ouvrage est une référence indispensable non seulement sur la cité de Cyrène, mais sur le processus symbolique dont il montre les rebonds successifs dans les textes qui évoquent cette fondation coloniale exemplaire.
Françoise Létoublon
[[1]]1. Près de Ben Ghazi, région qui a été de première importance dans la libération récente du pays de la dictature exercée par Khadafi.