Onze auteurs, issus de l’Université de Gothenburg, de la Municipalité de Valberg, de l’Institut Pontifical d’Archéologie Chrétienne et de l’Institut Suédois à Rome ont associé leurs spécialités pour rédiger une série de contributions organisées autour d’un projet original : faire de la via Tiburtina, dans son tracé à l’intérieur de la Rome et du Latium d’aujourd’hui, l’axe d’une étude portant sur la coexistence des vestiges du passé (pour une grande part antiques) et de l’urbanisme d’aujourd’hui, sur l’intégration actuelle ou à prévoir des premiers dans les seconds, et sur la signification qu’ils prennent ou sont susceptibles de prendre dans cette insertion. Ils mettent en oeuvre pour cette artère et sa bordure le concept de ville-palimpseste, en faisant porter leurs recherches et leur réflexion sur les différentes couches de développement et de déclin, et en observant comment survivent les constructions de différentes époques, ainsi que la façon dont elles interagissent entre elles. Ce choix de suivre une artère telle que la via Tiburtina se justifie par l’importance de celle-ci depuis son origine, et par la longue histoire des relations complexes entre le centre de Rome et sa périphérie étendue, histoire qui s’étend jusqu’aux plans actuels de développement urbain, et dont des études antérieures avaient déjà montré l’intérêt. Il permet d’étudier, à partir de la Porta du même nom (à l’origine un passage voûté supportant des aqueducs, ultérieurement intégré dans l’enceinte d’Aurélien), sur une distance de près de 30 km, le devenir de quartiers suburbains, de segments ruraux et d’agglomérations, dont celle qui constitue le terminus de la voie et lui a donné son nom, Tibur, de nos jours Tivoli. Après deux exposés introductifs, intitulés respectivement Ways to urban landscape archaeology et That’s the way is, associant H. Bjur et B. Santillo Frizell, les contributions se groupent en trois grandes parties.
La première traite de la voie sur le plan géographique, en tant qu’espace de circulation et de transports, entre les Apennins et Rome. La contribution initiale, Changing pasture, de B. Santillo Frizell, se consacre à l’origine lointaine de la route depuis l’Âge du bronze. L’attention est portée sur le système de transhumance ayant existé dans l’exploitation pastorale de la région, et qui a fait apparaître un réseau d’agglomérations et des espaces limités par des frontières géographiques et tribales. L’accès aux pâturages, la fourniture d’eau, l’usage de gués pour le franchissement de rivières, ainsi que les productions issues du pastoralisme généraient une activité qui a influencé un développement socio-politique et des comportements idéologiques se reflétant dans des structures visibles telles que marchés, sanctuaires ou portes de villes.
S. Malmberg fait porter la contribution suivante, Navigating the urban Via Tiburtina, sur les déplacements le long du tracé urbain de la voie, jalonné de carrefours et d’édifices utilitaires ou ornementaux tels que le lacus Orphei : utilisant des sources littéraires et archéologiques, de même que le plan de Septime Sévère, cet auteur examine comment les habitants, plébéiens dans une large proportion, mais aussi aristocrates en grand nombre, vivaient et circulaient dans cet environnement urbain très animé.
O. Brandt étudie ensuite, dans son article Movement between Rome and the sanctuary of San Lorenzo, les cheminements dans leurs rapports avec le lieu de pèlerinage qu’a constitué le tombeau de l’archidiacre saint Laurent, à partir de 258. Son point de départ théorique est que la circulation crée les structures, et non l’inverse. Certaines peuvent être particulièrement éloquentes. L’escalier construit par Constantin pour accéder au tombeau du saint révèle l’importance de sa fréquentation. Simultanément une vaste basilique a été édifiée et un cimetière établi dans sa proximité. Le portique érigé de la porte de la ville jusqu’à la basilique, au plus tard au VI e siècle, reflète une circulation intense, mais qui devait être causée autant par des fonctions commerciales que par la religion proprement dite. L’auteur conclut que le concept de pèlerinage demande une définition plus nuancée, car la motivation religieuse initiale a généré plusieurs sortes de déplacements.
Avec ses Ways of experience, K. Hellerström ramène le lecteur à notre époque. Architecte et spécialiste de planification, elle propose une lecture approfondie du secteur urbain situé le long de la route, tenu pour chargé d’expérience, à titre de première étape dans la stratégie d’un renouvellement et d’un nouveau dessin des périphéries urbaines d’aujourd’hui. Elle avance quelques idées d’intervention, avec une approche qui fait des constructions existantes des points de départ pour un accroissement de la qualité urbaine et du sens dégagé par ce district.
La deuxième partie s’intéresse à l’espace traversé et aux réalisations humaines qui y sont intervenues de l’Antiquité à l’âge industriel et à notre époque. La première des contributions, The suburb as centre, se trouve principalement centrée sur le parcours de la via Tiburtina à l’intérieur et un peu au-delà du mur d’Aurélien. S. Malmberg et H. Bjur y défendent la thèse que la périphérie de Rome, durant les années 200 à 500 p.C., a graduellement commencé à surpasser le centre en importance, créant des préalables pour la structure multicentrique qui a ensuite dominé le développement de Rome jusqu’au XVIe siècle. La périphérie montre alors une expansion jusqu’ici non observée, et qui s’accompagne de monumentalisation. Les fora du centre sont progressivement délaissés au bénéfice d’espaces de la périphérie, tandis que les églises chrétiennes commencent à jouer un rôle de noyau dans un contexte urbain ainsi transformé.
H. Hökerberg, From Agro Romano to an industrial zone, montre que le voisinage de la via Tiburtina a développé au cours des siècles une organisation complexe d’activités productives et commerciales. Il procède à une recherche sur l’essor de la part industrielle prise dans le paysage le long de la route, surtout dans première moitié du XXe siècle. Une fois Rome devenue capitale de l’Italie, l’industrialisation qui s’effectuait à grande échelle a eu des effets le long de cette artère : ateliers et petites usines y sont devenues les structures prédominantes. L’auteur indique que l’activité industrielle est cependant demeurée modeste jusqu’à la deuxième guerre mondiale, coexistant avec une production laitière et horticole. La décision de localiser sur cette artère la seconde zone industrielle de Rome y a stimulé dans les années 1950 un développement facilité par l’arrivée antérieure d’une population chassée du centre de Rome lors des démolitions effectuées par le gouvernement fasciste, et qui formait une réserve de travailleurs disponibles.
Dans une troisième contribution, Visible and invisible along Via Tiburtina, B. Magnusson porte son attention sur le patchwork de surfaces bâties qui couvrent maintenant ce qui était jadis une partie de la campagne de Rome. Il distingue trois phases dans l’évolution : jusqu’au début du XXe s., une division en vastes propriétés, avec une population réduite ; après 1900, intervention de mesures de réforme agricole ; postérieurement à la deuxième guerre mondiale, une ouverture graduelle vers l’urbanisation, coexistant avec des traces d’états anciens. L’étude montre que bien des facteurs invisibles ont déterminé ce développement et le schéma actuel des implantations, par exemple des limites de propriétés, y compris résultant de la réforme agraire. Après 1945, des projets nombreux de logements et de secteurs industriels ont été promus par la Commune. Cependant, l’urbanisation est demeurée en grande partie spontanée, d’où un développement décousu, donnant à chaque secteur une identité spécifique.
Se demandant Where have all the ruins gone, A. Klynne intervient ensuite pour examiner le processus associant découvertes archéologiques et expansion urbaine le long de la via Tiburtina depuis les années 1870 jusqu’à maintenant : la voie apparaît comme un lieu propice à une réflexion sur la gestion de l’héritage culturel et le développement non maîtrisé des villes d’Italie, avec pour perspective de comprendre comment la situation présente évoluera. Cette contribution commence avec un bref excursus sur l’impact économique du transport routier et des schémas d’occupation dans le secteur à l’époque romaine, où sont évoqués des problèmes liés à l’interprétation du dossier archéologique ; vient ensuite un examen des travaux conduits par la commission archéologique de Rome sur une période d’environ cent ans, avec en toile de fond des plans correspondant à un développement urbain changeant, des promulgations de lois et des discussions sur la façon dont l’archéologie devrait être conduite sur le territoire italien. La dernière partie observe les tendances de la coopération entre les différentes parties engagées dans la transformation du paysage urbain. L’intégration des biens culturels dans les structures actuelles du paysage urbain est désormais reconnue comme un instrument potentiel dans des perspectives à portée socio-économique d’une grande envergure. Pourtant, une cessation de ces bonnes intentions menace, depuis que les lois sur l’héritage culturel, les comités archéologiques et les forces politico-économiques tendent à s’opposer.
Dans la dernière contribution du chapitre, Discovering space as cultural heritage, M. Azimzadeh et H. Bjur exposent la thèse que l’actuel schéma urbain, son évolution continue, son mouvement et ses productions dépendent d’un système spatial immanent, qui pour une grande part détermine le mouvement et le fonctionnement urbain. L’examen de la configuration de l’espace public déclenche une question fondamentale : peut-il, et doit-il, être considéré comme un héritage culturel ? Si oui, comment faire pour mettre au jour les caractéristiques cachées du système spatial ? Et comment celles-ci pourraient-elles être communiquées de façon à intégrer l’espace comme héritage culturel dans un planning contemporain et un processus social de construction ? Il s’agit pour ces auteurs de comprendre et d’expliquer l’interaction entre les couches urbaines générées par l’Histoire et la transmission de l’héritage culturel, ainsi que d’explorer la poursuite du passé dans la vie urbaine présente.
La troisième partie se consacre à la gestion de l’héritage culturel associable à la via Tiburtina. Dans le premier article, A landscape in transformation, K. Lisitzin procède à une réflexion sur la manière dont l’espace changeant de la via Tiburtina peut être interprété et géré de manière adéquate, et sur quelques mesures innovantes pour une gestion intégrée des structures historiques et environnementales. Elle met en avant la notion globale de paysage et les espaces de mouvement en tant que médiateurs dans des processus de planification et de développement, avec l’établissement d’une passerelle entre les villes et leur territoires. Quelques problèmes concernant des modèles d’organisation prévalents sont discutés. En premier lieu, celui de l’homogénéité, conçue comme un modèle implicite pour un aménagement culturel urbain, mais faisant obstacle à des mesures d’organisation adaptées à la périphérie. L’auteur suggère que celui-ci soit remplacé par un modèle plus accueillant, fondé sur l’hétérogénéité. En deuxième position vient le rythme, un facteur-clé dans le développement urbain. Les multiples parties prenantes agissent à différentes allures, et tendent à être en retard par rapport aux rapides transformations sociales et économiques. La gestion de l’héritage culturel et naturel risque d’autre part d’avoir un rôle retardateur dans le développement principal.
K. Hellerström, A. Klynne et H. Hökerberg, dans Heritage on the road : a dead end or a way out, posent leurs regard sur les diverses opinions concernant les problèmes et les possibilités liés aux différentes coutumes portant sur l’héritage culturel. La préservation d’aires et d’artefacts pourrait-elle donner une valeur future à une périphérie moderne ? Certaines approches peuvent-elles être décrites comme plus porteuses de succès que d’autres, et si oui, pourquoi ? Les auteurs concluent que dans un monde où la pression pour le changement est un facteur dominant, le développement et les terrassements continueront à produire des vestiges relevant d’un héritage culturel. Ils recommandent une plus active intégration du passé, pour laquelle une coordination et une collaboration étroites entre archéologues, architectes et planificateurs urbains semblent cruciales dans le futur.
Dans la dernière étude, Displaying Via Tecta : visualisation and communication, centrée sur la section de la via Tiburtina passant sous le sanctuaire d’Hercule, B. Santillo Frizell et J. Westin proposent d’expliquer les activités de la voie et du sanctuaire par la création et l’exposition d’images et de reconstitutions, et d’inviter les visiteurs à une discussion ouverte fondée sur une approche pédagogique. Dans cette étude, le principal rôle de ces images consiste à catalyser des interprétations individuelles, et les auteurs examinent comment les présenter en tant que moyen de communication, et non plus comme l’expression d’une vérité finale.
La conclusion générale, rédigée par H. Bjur et B. Santillo Frizell, aboutit au souhait que des ethnologues, des anthropologues, des sociologues, et des pédagogues s’associent rapidement pour créer une méthode empirique destinée à évaluer comment la population perçoit le paysage de la via Tiburtina tel qu’il apparaît aujourd’hui. Mais, et il s’agit du point critique sur lequel ces deux auteurs désirent mettre l’accent, quelle perception la population en aurait-elle si elle pouvait y intégrer des plans existants et des visions de changement ? Et comment une connaissance des modifications antérieures du paysage aurait-elle aussi une incidence sur cette perception ? C’est en fait une question de communication, et leur livre, pensent-ils, pourrait y jouer un rôle dans de futurs dialogues.
Outre l’intérêt de ces contributions, on soulignera les apports très positifs de l’abondante illustration, le plus souvent en couleurs, rassemblée dans les pages : cartes, plans, schémas, reconstitutions, photographies, les uns et les autres montrant la coexistence du neuf et de l’ancien (dont une forte proportion de vestiges antiques) dans l’environnement actuel.
Voici donc un ouvrage original, associant un large éventail de disciplines complémentaires, et qui montre avec clarté les difficultés et les réussites survenues et survenant de nos jours, à propos de la conservation des vestiges du passé, dans le secteur topographique cohérent que crée une route présente depuis l’Antiquité. Les résultats de l’expérience se révèlent très positifs en eux-mêmes. Ils suggèrent de surcroît qu’une démarche analogue pourrait être effectuée, de manière aussi fructueuse, à partir d’un autre segment routier, ou fluvial, ou de tout autre structure fédérative, par exemple architecturale, ayant traversé un minimum de siècles, rassemblé les produits d’une activité humaine suffisamment dense, et connaissant de nos jours un assez fort dynamisme. Le lecteur en retire une prise de conscience plus aiguë, et désormais indispensable, des questions que posent les vestiges architecturaux du passé, dans la perspective d’une conservation porteuse de signification, à l’intérieur des évolutions urbaines présentes et à venir.
Robert Bedon