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Le dessein avoué de l’auteur de cette monographie sur « Le corps du prince » (traduction française du titre allemand) réside dans l’application à l’histoire romaine et au principat en particulier de la théorie des « deux corps du roi » – l’un mortel (« body natural »), l’autre immortel et glorieux (« body politic ») –définie par Ernest H. Kantorowicz dans le maître livre qu’il a consacré à la théologie politique médiévale : The King’s Two Bodies (Princeton, N.J., 1957). Il s’agissait en somme pour l’A. non seulement de se focaliser sur la personne physique du prince (aspect général du corps en tant qu’indication de l’état de santé ou de maladie), mais encore d’étudier la riche symbolique qui sous-tend la figure du monarque dans l’exercice même du pouvoir – surtout son habitus au sens sociologique et bourdieusien du terme, c’est-à-dire sa manière d’être spécifique, liée au peuple qu’il gouverne et telle qu’elle se manifeste notamment dans l’apparence extérieure (vêtements, maintien, voix, etc.).

L’enquête proprement dite s’articule autour de deux axes de recherche principaux. Le premier concerne la physionomie (autrement dit l’ensemble des traits, et surtout l’expression du visage) des aristocrates de sexe masculin dans la Rome tardo-républicaine. La thèse défendue par l’A. est qu’au niveau des caractères physiques aucun signe visible, aucun détail saillant ne révèlent l’appartenance de tel individu décrit ou portraituré aux milieux dirigeants de l’État. En revanche, c’est l’habit qui fait l’aristocrate romain de la fin de la République. Car celui-ci revêtait sous sa toge une tunique de lin ou de laine, à manches courtes, qui descendait jusqu’à mi-jambes et était ornée d’une bande de pourpre, insigne des sénateurs. Toutefois la conception que se faisaient du corps les grands hommes de l’Vrbs républicaine n’obéissait à aucun idéal esthétique – tant il est vrai que ces héros se plaisaient à mépriser leur corps mortel et à exalter corrélativement leur force d’âme impérissable. C’est ainsi que le jeune patricien Caius Mucius Scaevola, qui durant la guerre contre les Étrusques s’était introduit dans le camp ennemi pour tenter de tuer le roi Porsenna et avait été fait prisonnier, se laissa brûler la main droite plutôt que de dénoncer ses complices, d’où son surnom de « gaucher ». De même, le général et homme politique Caius Marius tenait pour une vertu éminemment aristocratique son endurance exceptionnelle sur le champ de bataille. Enfin, il n’est pas jusqu’à Catilina, agitateur politique d’origine patricienne, dont l’aptitude prodigieuse à résister au froid et à la fatigue n’ait soulevé l’admiration de ses contemporains. En somme, les élites politico-sociales de la Ville sous la République affichaient une indifférence volontiers dédaigneuse à l’égard de tout ce qui concerne de près ou de loin le corps humain. Et pourtant, force est de constater qu’au I er siècle avant notre ère nacquit à Rome. Le centre du pouvoir – pour reprendre l’intitulé du maître livre de R. Bianchi-Bandinelli (NRF – Gallimard, collection « L’Univers des Formes » dirigée par André Malraux et André Parrot, Paris 1969) curieusement absent de la bibliographie de l’A. – l’art du portrait réaliste, physionomique et caractérisant un individu précis avec une minutie dénuée de sens esthétique et de grâce mondaine. Tant il est vrai qu’on entendait célébrer ici l’austérité proverbiale d’une race de paysans habitués aux souffrances physiques et fiers de leur passé.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’A. s’attache à analyser les grandes étapes du processus d’individualisation chez les membres des classes supérieures et tout spécialement chez le princeps – sur la base des travaux de Max Weber, promoteur d’une sociologie « compréhensive » utilisant des « types idéaux » et qui définissait notamment le « souverain accompli » comme un être charismatique doté d’un ascendant physique et psychique hors du commun lui permettant d’exercer son autorité sur un groupe. En tout état de cause, il convenait de mentionner l’émergence concomitante à Rome d’un terme essentiel : persona, qui désignait à l’origine le masque de l’acteur, puis par métonymie le personnage de théâtre, et enfin la personne des juristes, des philosophes, des théologiens et des grammairiens. Car c’est dans ce contexte de valorisation de la personne « impériale » que s’inscrivent les représentations figurées du prince, dont l’A. s’emploie à étudier le rôle hautement emblématique comme incarnation « mortelle » d’un État à vocation « éternelle ». Significatif à cet égard apparaît la création en 7 avant notre ère de 265 collegia compitalicia chargés d’entretenir une sorte de culte de l’empereur (avant la lettre). Désormais le petit peuple de Rome pouvait voir, à chaque carrefour, les deux Lares entourant la figurine du Genius Augusti qui étaient exposés à sa ferveur très religieuse. C’est ainsi que, par un lent processus, le prince ancra dans les esprits l’idée d’une divinisation de sa personne. Dès lors que l’image du prince est offerte à la vénération du peuple romain – aussi bien du vivant de l’intéressé qu’au moment de ses funérailles et plus encore de son apothéose (objet d’une étude approfondie au chapitre 3, p. 171-181) –, se pose la question du statut, de la fonction et même de la nature du prince – premier parmi les sénateurs ou au contraire personnage hors norme – dans un régime politique hybride, né d’une rupture « révolutionnaire » avec l’ordre ancien des choses mais qui prétendait assumer la continuité des institutions républicaines. D’où l’importance chez le princeps, dès le début de l’Empire, de la montre et de la parade, de la mise en scène de son existence (explicitement comparée à une comédie par Auguste sur son lit de mort, d’après Suétone, Aug., 99, 5-6), du respect fétichiste de l’étiquette, du souci exacerbé de sa tenue – notamment du port de la toge, cette vaste pièce de lainage en forme de trapèze, dont on pose le petit côté sur l’épaule gauche, tandis que l’autre, arrondi, entoure le corps et le drape selon une savante ordonnance, et que l’on revêt obligatoirement dans toutes les circonstances de la vie publique romaine.

Au total, on l’aura compris, un livre intellectuellement très stimulant, issu de la rencontre de l’histoire et de l’anthropologie, qui met en lumière un paradoxe entre la prégnance (voire la prestance) monarchique du corps de l’empereur et l’attachement du corps social romain au maintien de la façade républicaine des institutions politiques.

Yves Lehmann