À un moment où les études sur les personnages dans les pièces antiques se multiplient – études dont Marion Faure-Ribreau manifeste une parfaite connaissance –, chacun se souvient, bien qu’elle ne l’évoque pas ici, de la thèse sur le personnage dans le théâtre latin soutenue par elle en 2010 à l’université de Paris VII sous la direction de F. Dupont. On attendait donc qu’elle publie le livre dont nous rendons compte : Pour la beauté du jeu. La construction des personnages dans la comédie romaine (Plaute, Térence). Après un état de la question fort détaillé et très documenté exposé en introduction, elle cherche à démontrer son idée, à savoir que dans la comédie romaine les personnages ne sont pas des individus avec une identité, un caractère, une histoire, ce sont uniquement des emplois codifiés (comme le vieillard, le jeune homme, la courtisane, etc.) à chacun desquels est attaché un certain nombre de modules de jeu traditionnels. Plaute et Térence les mettent en scène dans des intrigues empruntées à la comédie grecque, jonglant avec les variations que cela entraîne pour chaque figure conventionnelle. Dans cette conception, ces spectacles ne sont donc pas des miroirs de la vie quotidienne ni des études psychologiques, ce sont de purs jeux de virtuosité, dans un pays conventionnellement dit grec mais qui en fait n’est pas la vraie Grèce, des jeux dont les mots, prononcés par des histriones frappés d’infamie (c’est-à-dire dont la parole est sans valeur), sont sans efficacité et qui constituent les ludi scaenici se déroulant durant des fêtes où tout negotium est prohibé. Les commentaires métathéâtraux qui émaillent ces vers, (certains relevés depuis longtemps, d’autres ingénieusement décelés par notre collègue), sont à ses yeux la preuve que les dramaturges veulent rappeler sans cesse au public qu’il est au théâtre, en même temps que souligner les difficultés de leur tâche. M. Faure-Ribreau organise sa démonstration en trois parties : la première « Persona » examine les rôles ; dans la deuxième intitulée « Personnage ? » la chercheuse s’interroge sur ces entités en étudiant en particulier les usurpations d’identité, les reconnaissances, les paires ; la troisième, « Ludus » s’intéresse au jeu. La constatation que les personnages de la comédie latine recouvrent des « emplois » a été faite depuis longtemps ; ce qui est nouveau c’est la radicalité de la thèse de M. Faure-Ribreau : à ses yeux, absolument aucun personnage n’a d’intériorité à quelque moment que ce soit et tout n’est qu’utilisation ou non des modules de jeu propres à chaque rôle et variations sur ceux-ci. Pour le prouver, elle se bat pied à pied et sur tous les terrains, faisant feu de tout bois. Non seulement elle s’appuie constamment sur un très grand nombre de passages latins qu’elle scrute avec minutie et finesse, et parmi eux, naturellement, maint vers de Plaute et de Térence – qu’elle traduit, d’ailleurs, remarquablement avec de belles trouvailles –, mais encore elle utilise les études de vocabulaire, l’étymologie, la sémantique, la critique textuelle, etc. Elle accorde une grande importance à la versification et en tire des conclusions très séduisantes. Elle envisage une à une les objections qu’on pourrait lui opposer et elle les discute en argumentant (dans certains cas, il est vrai, d’une manière un peu « tirée par les cheveux »), pour chaque fois en arriver au résultat que « le personnage relève d’une figure conventionnelle » et que « le spectacle est un pur jeu sur les conventions comiques », affirmations qu’on lit sur la quatrième de couverture, mais qu’elle répète et martèle, en bonne pédagogue, dans les conclusions intermédiaires en fin de développements, dans le résumé des acquis en début de parties, bref tout au long de ces 447 pages. Car ce livre est épais ; il est dense aussi. Pour gagner de la place, le corps des lettres n’est pas grand, les chapitres commencent indifféremment sur la page de gauche ou sur la page de droite, les notes, écrites en plus petit encore, abondent (il n’est pas rare qu’elles occupent plus de la moitié de la page, comme p. 84). Et elles ne se contentent pas de donner des références ; selon le cas, elles contiennent des analyses d’exemples supplémentaires, des compléments d’argumentation, des résumés de travaux scientifiques suivis le cas échéant d’une réfutation (souvent sans indulgence). En effet, la chercheuse connaît parfaitement son domaine, les textes antiques comme la littérature secondaire. C’est ce que confirme la longueur de la bibliographie à laquelle il faut ajouter les travaux cités seulement en note. Le livre se termine par un index locorum et un index personarum. L’impression en est soignée et ne présente qu’un petit nombre d’erreurs : ainsi le verbe « interpeller » qui prend toujours deux l en français voit ici son orthographe varier comme s’il s’agissait du verbe « appeler » ; à la p. 170 il n’est pas tenu compte de l’aspiration de h dans « hors » ; ennarrare (p. 255) n’existe pas en latin (il doit s’agir ici de enarrare) ; c’est « pécuniaire » qu’il convient de rétablir p. 305 à la place de « pécunière » ; inutile de tout énumérer !
L’auteur précise bien son but : « L’enjeu de notre travail demeure la compréhension du fonctionnement des personae au sein des pièces qui les mettent en jeu dans leur contexte de performance : les ludi scaenici romains » (p. 53). Aussi évacue-t-elle un certain nombre de problèmes par des phrases du type « nous ne parlerons pas de… ». Et c’est dommage ! Pour ne prendre qu’un exemple, si la palliata consiste à se servir d’emplois conventionnels dont les modules de jeu sont mis en Tmuvre dans une intrigue empruntée à des pièces grecques où de l’aveu même de M. Faure-Ribreau les personnages sont caractérisés psychologiquement {{1}} , comment l’idée d’une telle élaboration est-elle venue à Plaute et à Térence ? Quelle est l’origine de cette série d’emplois comportant des modules de jeux conventionnels ? On aurait ainsi beaucoup d’autres questions à lui poser pour lesquelles seraient bienvenues des réponses nettes et explicites qui feraient irréfutablement pencher la balance vers l’interprétation proposée par notre collègue plutôt que vers celles suggérées par d’autres.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage est le produit d’un énorme travail et d’une conviction peu commune. Désormais nul ne pourra étudier la comédie romaine sans le lire.
Lucienne Deschamps
[[1]]1. Voir, par exemple, p. 41 : chez Ménandre il y a « des caractères mis en situation et particularisés par l’intrigue », chez Plaute « il s’agit d’un jeu de variations sur la convention que constituent les personae ». Ces personae plautiniennes « ne sont pas subordonnées à l’action, l’intrigue étant à peine nécessaire à leur présence sur scène où ce qui compte
est leur performance d’amuseurs ».[[1]]