La guerre en Syrie et les dommages subis par son patrimoine font régulièrement la Une de l’actualité. Mais, parmi les sites détruits, aucun autre que Palmyre n’a suscité autant de littérature, parfois pour le meilleur et trop souvent, hélas, pour le pire.
L’ouvrage que nous livre Christiane Delplace, archéologue et directrice de recherche émérite au CNRS, se veut une nouvelle synthèse historique et archéologique du site, qualifié de « cité caravanière à la croisée des cultures ». Abondamment illustré par d’excellentes photographies récentes et anciennes des divers monuments, par des plans et des restitutions, dont des panoramiques en couleur de l’architecte J.-Cl. Golvin, le livre déroule ce que fut Palmyre à travers le temps. Pour ce faire, l’auteur a pris le parti d’un découpage chronologique de l’évolution du site. Un premier chapitre expose : « La montée en puissance, le Ier siècle jusqu’à Hadrien (130 ap. J.-C.). Le premier urbanisme », le 2e s’intitule : « Paix et prospérité : le IIe siècle. Apogée de la cité entre Empire romain, Koushan et Han ». Le chapitre 3 traite de « L’extension de la ville. L’urbanisme sous les Sévères : de la fin du IIe siècle au premier tiers du IIIe siècle », le 4e s’attache à exposer « La montée des périls : le IIIe siècle », enfin le 5e expose « le déclin de la ville ».
Le découpage peut paraître pertinent, malgré les chevauchements chronologiques des deux premiers chapitres, mais il impose malheureusement des redites et des reprises d’un chapitre à l’autre, notamment avec quatre sous-parties successives intitulées « le monde des morts », et il amène parfois à des acrobaties chronologiques quand l’habitat n’est évoqué que dans le chapitre sur le IIIe siècle, alors que l’on connaît des maisons d’époques bien antérieures auxquelles il est donc fait référence un peu tardivement. L’une des omissions majeures dans ce découpage est de ne faire qu’une place très réduite à l’existence de la ville hellénistique, certes fouillée de façon très partielle, mais révélatrice de l’importance de Palmyre dès le IIIe siècle av. J.-C. et dont les mises au jour vont à l’encontre des propos de l’auteur sur une « ville de boue et de tentes » avant le Ier siècle de notre ère (à ce propos, la comparaison avec Rome qui serait passée de la « terre à la pierre » doit être rectifiée, Auguste a trouvé en réalité une « ville de brique » qu’il a transformé « en marbre » selon les Res Gestae Divi Augusti). Il y a d’ailleurs déjà sur le site, depuis au moins un siècle, mais sans doute plus tôt, un temple de Bêl, construit en pierre comme le prouvent les vestiges retrouvés dans les soubassements du nouveau temple reconstruit à partir de 19 ap. J.-C. et notamment une inscription sur un bloc, datée de 44 av. J.-C. témoignant de l’existence d’un collège des prêtres du dieu.
D’une manière générale, les différents monuments du site (temples, colonnades, thermes, agora etc.) sont décrits assez précisément avec l’essentiel des informations archéologiques et techniques, adaptées à un grand public cultivé. Toutefois, on regrette que, trop souvent, l’auteur s’en tienne aux éléments architecturaux et décoratifs sans qu’il soit fait le lien avec le contexte historique. C’est le cas pour le temple de Bêl dont la reconstruction au début du Ier siècle de notre ère est intimement liée à l’incorporation de la cité dans l’Empire romain et, partant, témoigne de la volonté des habitants, en dotant leur ville d’une parure digne de ce nouveau statut à l’imitation des grands centres urbains d’Orient, de souligner leur volonté d’intégration. D’autre part, pourquoi identifier les dieux honorés et représentés dans le temple sous des dénominations romaines (Jupiter, Vénus ou Mars), alors que toutes les inscriptions de Palmyre qui les citent utilisent les noms grecs (Zeus, Aphrodite, Arès etc…) et que seul Jupiter apparaît parfois ainsi, mais uniquement dans les inscriptions en latin émanant d’étrangers à l’oasis (soldats et fonctionnaires romains) ?
On pourrait faire la même remarque pour le temple de Baalshamin qui, au passage, n’a pas été « construit » en 130-131 ap. J.-C. par Malè Agrippa, comme cela est écrit p. 40, mais rénové par ce dernier et doté à cette occasion de son porche à quatre colonnes. Rien n’est dit des particularités de sa cella ou de son absence de couverture, éléments pourtant surprenants en comparaison avec l’aspect extérieur très gréco-romain, particularités qui procèdent de la nature du dieu et de son culte. Surprenant aussi qu’il ne soit pas relevé et signalé à ce sujet les pratiques évergétiques dont Palmyre donne de multiples exemples qui ne se limitent pas à la construction et l’entretien des sanctuaires. Le même Malè Agrippa, par exemple, comme beaucoup de ses concitoyens à Palmyre, a accompli gracieusement plusieurs charges civiques et entretenu toute l’escorte impériale lors de sa venue sur place, quand d’autres contribuent à l’élévation des colonnades ou au bon fonctionnement des institutions locales. On éprouve un peu la même frustration pour le domaine funéraire, où l’on ne trouve aucune analyse des raisons d’un passage d’un type de sépultures à un autre et où il n’est fait aucune allusion aux compétitions et stratégies familiales bien connues par monuments funéraires interposés. On ne saura rien des raisons du développement des hypogées, introduits à un moment où une classe moyenne enrichie à Palmyre accède aux sépultures bâties, lesquelles deviennent parfois un véritable objet de commerce par leurs cessions multiples à des étrangers à la famille des propriétaires. En beaucoup trop de passages, le descriptif l’emporte sur l’explicatif et l’analytique.
L’ouvrage s’appuie toutefois, à juste raison, sur les très nombreuses inscriptions retrouvées à Palmyre ou à proximité, et qui sont les éléments essentiels pour notre connaissance du fonctionnement des institutions, des pratiques cultuelles, du commerce et de la vie des habitants de l’oasis. Mais, on ne comprend pas pourquoi certaines sont référencées sous IGLS XVII, corpus des inscriptions grecques et latines de Palmyre remarquablement établi par J.-B. Yon en 2012, et d’autres sous la référence leurs anciennes publications avec des traductions médiocres. C’est le cas de celles de la page 99 où sont conservées les termes inappropriés de « sénat » (également p. 171) au lieu de « conseil », où le personnage « a travaillé de sa personne » au lieu de « a payé de sa personne », où il est question « d’excellente administration » pour des fonctions municipales au lieu de « carrière civique ». Beaucoup d’autres inscriptions restent quant à elles sans références ; c’est le cas de celle concernant le grand entrepreneur de caravanes Marcus Ulpius Yarhai évoqué p. 93 auquel Chr. Delplace attribue le financement d’une expédition dans la vallée de l’Indus, et dont on pourrait s’apercevoir en se reportant à IGLS XVII, 248 que cette traduction est fortement remise en cause par Yon et plusieurs autres en raison des incertitudes pesant sur le lieu évoqué, qui pourrait être aussi Babylone ou Oman. À l’opposé, plusieurs édifices, en particulier les maisons, les tombeaux ainsi que quelques monuments divers sont très précisément référencés dans le texte et les légendes de photos par une lettre et un nombre (ex. C502.1 ou Q124) qui correspondent sans doute aux dénominations données par les fouilleurs et qu’il aurait été utile de placer de façon lisible sur un plan général ou par secteurs afin de les localiser, mais ceux-ci font cruellement défaut, excepté pour le quartier M (p. 133).
Au titre des nouveautés, on signalera l’intérêt dans le chapitre III des conclusions d’une fouille de l’auteur (p. 135-140), le marché suburbain et son matériel, à notre connaissance non publiée à ce jour, qui permettent de voir qu’en dehors de la spectaculaire ville romaine elle-même, Palmyre recelait des secteurs riches d’enseignements importants et complémentaires sur ce que fut le commerce local et international de l’oasis. Cette fouille nous fait mesurer tout ce que Palmyre avait encore à nous apprendre, sachant qu’en 2011 80% du site restaient à explorer. On ne sait pas encore l’étendue des pertes irrémédiables consécutives aux pillages et aux destructions volontaires perpétrés par les différents groupes armés et qui nous priveront à jamais de faire progresser les connaissances sur l’histoire de ce site plurimillénaire.
Malgré quelques erreurs historiques, qu’une relecture attentive aurait évitées : Domitien ne succède pas immédiatement à Vespasien (p. 16) et Caracalla est mort en avril 217 et non en 216 (p. 107), on portera au crédit de l’auteur d’abandonner quelques poncifs récurrents, toujours présents dans des ouvrages récents sur Palmyre ! On échappe en effet à la pseudo-fondation par Salomon et fort heureusement aussi à l’appellation « reine de Palmyre » pour Zénobie dont il est en outre clairement dit qu’elle n’avait pas l’intention de former un royaume arabe indépendant, mais de bel et bien régner sur Rome et son empire. En revanche, s’il est abondamment parlé des diverses églises et du christianisme, on regrette de ne trouver aucune mention de la communauté juive de Palmyre, pourtant bien documentée par des inscriptions tant à Palmyre qu’à Beth Shearim. Enfin, dans la liste des voyageurs du passé (p. 222), il est probable, tant ses informations sont fantaisistes, qu’il faut en ôter Benjamin de Tudèle qui n’est jamais allé à Palmyre, ainsi que Pietro della Valle qui ne se rendit entre 1614 et 1618 qu’à Taybè où il vit cependant, engagée dans le mur de la mosquée, une inscription en grec et en caractères « étranges », en réalité du palmyrénien, qu’il ne put déchiffrer. Une bibliographie sélective clôt l’ouvrage dans laquelle on relève quelques omissions de publications récentes ou fondamentales que la suppression de titres redondants aurait pu permettre d’intégrer.
En conclusion, cet ouvrage réalisé par une archéologue de terrain a le mérite de fournir une documentation de qualité sur le plan iconographique et graphique. Par ses descriptions exactes et à jour des divers monuments, il contribue à la connaissance d’un site qui a grandement souffert d’un conflit abominablement meurtrier et destructeur dont on souhaite tous qu’il trouve une fin rapide et que reprennent les recherches scientifiques sur ce site qui avait encore beaucoup à apprendre tant aux Syriens qu’à l’humanité toute entière sur notre passé commun.
Annie Sartre-Fauriat
Mis en ligne le 25 juillet 2017