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Jusqu’à présent, l’édition scientifique de référence pour les Vies des douze Césars était celle que M. Ihm avait publiée en 1907[1]. L’œuvre majeure de Suétone n’avait pas en effet bénéficié des travaux plus récents du type de ceux qui ont été consacrés au second de ses ouvrages (partiellement) conservés, les Vies des grammairiens et rhéteurs : l’édition de Marie-Claude Vacher[2] et la monographie de R. A. Kaster lui‑même[3]. Les Vies des grammairiens et rhéteurs ici éditées sont finalement le prolongement naturel de cette étude préliminaire, si bien que nous ne nous intéresserons dans la présente recension qu’aux Vies des douze Césars.

Celles-ci occupent l’essentiel de la nouvelle édition (p. 1-426), elle-même accompagnée d’un volume de Studies examinant en détail les passages les plus délicats à établir. Il semble que la pratique de ces publications jumelles est désormais entrée dans les mœurs des Presses universitaires d’Oxford[4].

R. A. Kaster s’est acquitté de toutes les tâches incombant à un éditeur, que ce soit la recensio, la collatio ou l’emendatio, avec une grande conscience. Il a en effet recensé les dix‑huit témoins principaux, ce qui était un véritable travail de bénédictin, et examiné de nombreux recentiores jusqu’ici négligés, lesquels contenaient parfois des leçons auxquelles les éditeurs étaient arrivés indépendamment par conjectures ; il a élaboré un nouveau stemma ; il a résolu de façon convaincante certains problèmes posés par le texte ou suscités à l’inverse par des éditeurs précédents sans raison réelle.

Les qualités et les défauts d’une édition s’apprécient avant tout à la faveur d’un long usage, mais les premières lectures que nous avons faites des Vies des douze Césars ont produit en nous une excellente impression. Un constat essentiel tiendra en peu de mots : le texte latin est dépourvu de coquilles, autant que nous avons pu le constater, et fait donc honneur à l’acribie tout à la fois de R. A. Kaster et de la Clarendon Press. Le reste du travail appelle aussi des éloges : l’introduction, rédigée en anglais et non en latin (le choix est laissé aux collaborateurs de la collection[5]), expose clairement les résultats obtenus, notamment un nouveau stemma codicum, qui ne remet certes pas en cause le modèle fondamentalement bifide mis au jour depuis longtemps déjà, mais qui précise les relations entre manuscrits à l’intérieur de chacune des deux branches (par exemple au sein de la branche α [olim X] sont distingués trois rameaux, MGVLPONS, contre les répartitions antérieures MGVLPONS ou bien M[d’où G]VLPONS)[6]. Pour chaque manuscrit, R. A. Kaster livre le relevé des fautes que même le copiste le plus ingénieux n’aurait pu corriger sans recours à un autre manuscrit que celui dont il dépendait directement (omissions, déplacements, …), ce qui facilitera grandement la tâche des futurs éditeurs, notamment pour déterminer la famille à laquelle rattacher tel manuscrit, et pour déceler d’éventuelles contaminations. – Plutôt que de se lancer dans des devinettes, Kaster recourt judicieusement aux cruces dans le texte quand aucun choix ne peut être raisonnablement préféré à un autre (par exemple p. 357, ad Vit. 1.2, pour le nom du dédicataire d’un ouvrage consacré aux Vitellii), ce qui paraît être la solution la plus avisée, les possibilités alternatives étant alors signalées dans l’apparat critique. – Ledit apparat, surmonté d’un commode répertoire des passages des historiens anciens rapportant les mêmes informations, nous semble être un modèle du genre, surtout si on le compare à celui de plusieurs autres figurant dans la « Collection des Universités de France » : plus explicite que certains apparats (surtout anciens) de la collection « Oxford Classical Texts », il laisse une large place aux conjectures de savants, même quand elles n’ont pas été adoptées, ce qui est particulièrement bienvenu si l’on considère l’histoire des éditions des Vies ; du reste il signale aussi des corrections que le nouvel éditeur juge plausibles et qu’il n’a pas adoptées (ainsi p. 414, ad Dom. 14.4, l’éventuelle suppression de lapide comme étant une glose de phengite) ; différents symboles sont introduits, qui signalent tantôt des erreurs de lecture enracinées de très longue date dans la vulgate imprimée du texte (‡), tantôt une transposition dans un manuscrit (~), tantôt un renvoi au volume de Studies (•). – Mais qu’on ne s’y trompe pas : même enrichi de ces précisions et de ces symboles, l’apparat reste parfaitement lisible, car il n’est pas rendu inutilement touffu par des travers trop répandus comme la mention de variantes purement orthographiques ou la liste des savants qui ont adopté telle ou telle conjecture : suivant des principes de saine philologie, Kaster indique seulement le nom de l’inventeur de la conjecture, sauf lorsque deux savants y ont abouti de façon indépendante (par exemple pour des conjectures de Bentley publiées tardivement). – D’une façon générale, le texte est moins conservateur que celui de Ihm, qui imprimait parfois des phrases difficilement intelligibles, mais Kaster fait preuve de mesure dans son travail d’emendatio : il renonce ainsi à corriger systématiquement les praenomina erronés, considérant que Suétone pouvait bien avoir lui-même été victime d’un lapsus memoriae (voir inter alia p. 225, ad Galb. 6.1), et rejette des conjectures inutiles qui avaient fini par acquérir droit de cité, comme la correction de genero en generum dans Aug. 63.1, proposée par J. M. Carter[7] et défendue en dernier lieu par D. Wardle[8], ou encore la correction dans la Vie de Caligula, 20, proposée par G. Helmreich en 1903 et admise par exemple par D. W. Hurley[9] et D. Wardle[10]. Suivant cette correction, pour humilier les concurrents qui ont eu le moins de succès lors d’un concours d’éloquence, Caligula leur aurait ordonné d’effacer leur production lingua uelut spongia, c’est-à-dire « en usant de leur langue à la manière d’une éponge » : Kaster revient au texte de la tradition manuscrite (spongia linguaue, « avec une éponge ou avec leur langue »). Celui-ci est en effet tout à fait compréhensible ; car Caligula avait des sautes d’humeur qui pouvaient lui faire choisir deux types de sanction comportant une variation dans l’humiliation, variation qui résultait peut-être aussi du degré d’insuccès des malheureux[11].

Ce dernier endroit du texte ne méritait pas discussion, selon Kaster. Il n’en va pas de même de plus de trois cent cinquante passages[12] sur lesquels le savant revient dans ses Studies. Ces études sont un véritable régal pour le philologue, car elles sont écrites sur un ton à la fois clair, agréable – parfois pince-sans rire – et surtout, vertu devenue fort rare aujourd’hui, avec concision. L’auteur étudie, sur une longueur qui va d’une ligne et demie (p. 113, ad Aug. 68) à deux pages environ (p. 129-131 ad Aug. 99.1) différents loci, déjà longuement débattus par le passé, ou pour lesquels il est le premier à relever une difficulté. Nous avons dit qu’il s’agissait d’un régal pour le philologue, et de fait l’historien ne sera sans doute que modérément intéressé par maints développements portant sur une préposition (p. 141, ad Tib. 35.2), sur un préfixe (p. 232-232, ad Galb. 8.2), sur un adverbe (p. 99, ad Aug. 28.1 : primum ou primo ?), sur l’orthographe ou la désinence de noms propres (p. 95, ad Aug. 20) ou encore sur l’ordre des mots (p. 253, ad Tit. 9.3 : precibus et lacrimis ou lacrimis et precibus ?), sans parler des questions d’attribution de leçons (p. 248, ad Vesp. 23.2). Cet historien aurait tort cependant de tout à fait dédaigner un ouvrage qui amène parfois à reconsidérer assez profondément non seulement le contenu même des informations transmises par le biographe (par exemple p. 160, ad Cal. 19.1, sur l’emplacement du pont artificiel bâti sur ordre de Caligula), mais aussi la façon dont il convient d’envisager son projet et ses méthodes. Nous ne prendrons qu’un seul exemple pour illustrer notre propos. Dans Iul. 30.2, le texte reçu et généralement imprimé est le suivant : Et praetextum quidem illi ciuilium armorum hoc fuit ; causas autem alias fuisse opinantur, que l’on pourrait traduire ainsi : « Et assurément ce fut pour lui le prétexte de la guerre civile ; mais on pense que les causes furent différentes. » La plupart des commentateurs, dont l’auteur du présent compte rendu, ont vu dans ce passage une opposition pour ainsi dire polybienne entre causes immédiates et causes profondes[13]. Mais Kaster réhabilite de façon plutôt convaincante une conjecture de Burman (p. 66) : Et praetextum quidem illi ciuilium armorum hoc fuit, causas autem al<ii al>ias fuisse opinantur, ce qui donne le sens suivant : « Et assurément ce fut pour lui le prétexte de la guerre civile ; mais on a avancé plusieurs motivations variées. » La phrase devient plus banale, signalant simplement que les spéculations n’ont pas manqué sur les motifs de la guerre. – Évidemment, tout le monde ne sera pas d’accord sur certains choix opérés par Kaster dans l’examen des lieux débattus : par exemple, quand il cite à la p. 150, dans un passage consacré à la Vie de Tibère, Cal. 29.1 comme étant le seul endroit où Suétone traduit un mot grec (ἀδιατρεψίαν, hoc est inuerecundiam), c’est faire peu de cas de ceux qui, tel le savant qui soigna l’édition vénitienne de 1516, considèrent qu’il s’agit d’une glose[14] : mais l’ouvrage de Kaster est nécessairement sélectif, et pour avoir une vue tout à fait exhaustive des débats suscités par le texte de Suétone, c’est plutôt un thesaurus criticus d’une aussi bonne qualité que celui dont a récemment bénéficié Sénèque le Tragique[15] qu’il faut appeler de ses vœux. – Ces Studies contiennent enfin diverses annexes du plus grand intérêt, notamment un appendice consacré à la valeur des recentiores, contenant une liste des deux cent vingt-cinq manuscrits connus de l’éditeur ; Kaster fournit aussi les références des centaines de passages où ses choix s’écartent de ceux faits par Ihm[16]. La bibliographie est sélective, et R. A. Kaster a évidemment consulté des travaux en nombre bien plus grand que ceux qui sont cités ; il nous semble cependant qu’il aurait pu ajouter le travail de révision effectué par P. Ramondetti sur la traduction de I. Lana (Turin 19951 ; 20082), qui contient certaines conjectures intéressantes (par exemple ad Iul. 22.1).

La qualité matérielle des deux volumes est très satisfaisante : seules quelques coquilles sont à relever dans les Studies[17], qui d’ailleurs n’apparaissent pas toutes dans l’édition proprement dite[18]. Avec une humilité qui est tout à son honneur, Kaster rappelle que les progrès permis depuis Ihm sont dus en grande partie aux facilités fournies par le Thesaurus linguae Latinae, par la numérisation des manuscrits et des ouvrages anciens ou par les outils de recherche dans les textes : tout cela est sans doute vrai (Kaster met même à profit « google earth » [p. 150, ad Tib. 56, à propos du lieu de relégation que Tibère réserve au grammairien Xénon]), mais ce serait faire bon marché de la science et de la finesse de Kaster, à qui tous les antiquisants, quelle que soit leur spécialité, doivent être grandement reconnaissants.

Guillaume Flamerie de Lachapelle

[1]. Leipzig, Bibliotheca Teubneriana.

[2]. Paris, « CUF », 1993.

[3]. Studies on the Text of Suetonius De grammaticis et rhetoribus, Atlanta 1992. Ainsi J. P. Goold avait-il mis à profit les progrès apportés par Kaster pour réviser cet ouvrage de Suétone dans la « Loeb Classical Library » en 1997 (1re édition : 1913).

[4]. Nous songeons notamment à l’édition du Bellum ciuile par C. Damon, accompagnée des Studies on the Text of Caesar’s Bellum civile, Oxford 2015, et auparavant à deux travaux du même R. A. Kaster : Studies on the Text of Macrobius Saturnalia (Oxford 2010) et Macrobii Ambrosii Theodosii Saturnalia (Oxford 2011). Un même diptyque sera prochainement consacré à Lucrèce, par les soins de D. Butterfield.

[5]. L’usage de l’anglais tend à se répandre, et nous ne pensons pas qu’il y ait lieu de le déplorer ; voir en tout cas sur ce sujet les remarques de M. Reeve, « Cuius in usum ? Recent and Future Editing », JRS 90, 2000, p. 197.

[6]. R. A. Kaster avait déjà exposé les résultats de cette enquête dans « The Transmission of Suetonius’ Caesares in the Middle Ages », TAPhA 144, 2014, p. 135-188. Pour un bilan de la vision antérieure, voir S. J. Tibbetts, « Suetonius », dans Texts and Transmission. A survey of the Latin Classics, ed. L. D. Reynolds, Oxford 1983, p. 399-404.

[7]. Suetonius: Divus Augustus, Bristol 1982, p. 181

[8]. Suetonius: Life of Augustus, Oxford 2015, p. 409-410, R. A. Kaster ne signale pas cette conjecture dans son apparat, mais la discute dans les Studies (p. 181) : plutôt qu’une incohérence de sa part, il nous semble qu’il faut y voir le choix tout à fait logique de réfuter une suggestion devenue populaire alors qu’elle était parfaitement inutile, sans devoir pour cela encombrer l’apparat d’une édition destinée à faire date.

[9]. An Historical and Historiographical Commentary of Suetonius’ Life of C. Caligula, Atlanta 1993, p. 80.

[10]. Suetonius’ Life of Caligula, Bruxelles 1994, p. 197.

[11]. À propos de la conjecture de Helmreich, voir du reste les réserves déjà formulées par J. Gascou dans son compte rendu du commentaire de Wardle, dans Gnomon 70, 1998, p. 215.

[12]. Si l’on tient compte du fait qu’il arrive qu’une seule et même entrée envisage en réalité plusieurs problèmes textuels distincts dans une même phrase.

[13]. Voir par exemple J. Gascou, Suétone historien, Rome 1984, p. 10-14.

[14]. L’éditeur vénitien est suivi notamment par un aussi fin connaisseur des questions de bilinguisme chez Suétone que M. Dubuisson, « L’ἀδιατρεψία de Caligula (Suét., Cal. 29, 1) » Latomus 57, 1998, p. 591.

[15]. M. Billerbeck et M. Somazzi, Repertorium der Konjekturen in den Seneca-Tragödien, Leyde 2009.

[16]. Tous n’étaient pas discutés dans le corps même de ces Studies, Kaster jugeant parfois n’avoir rien à ajouter de neuf concernant des progrès déjà effectués par certains de ses prédécesseurs.

[17]. Par exemple p. 121 : lire « neuter plural » (et non « neutur ») ; p. 144 : « tableaux vivants » au lieu de « vivantes » ; p. 163 : « reconnaissait » au lieu de « reconnaisait » ; p. 206 : « answered » au lieu de « anwered » ; p. 305 : l’ouvrage pionnier de A. Macé date de 1900 et non de 1910.

[18]. Ainsi l’ouvrage de G. Becker est-il bien cité sous le titre Quaestiones criticae (critica dans Studies, p. 301) ; dans le titre de l’édition de C. Hofstee, le génitif Tranquilli est correctement donné (Tranquillae dans Studies, p. 303).