Cet essai de Pierre Brulé (PB) propose plus qu’un vagabondage dans la géographie des sanctuaires grecs. Comme l’indique son titre, il cherche à approcher les paysages sacrés par l’étude des sensations qu’ils suscitent. En soi, la perspective n’est pas neuve. André Motte l’avait déjà adoptée dans son livre Prairies et jardins de la Grèce antique (1973) et ses analyses de la documentation littéraire restent une référence. Toutefois, c’est en historien que PB relit les sources pour conduire ce pèlerinage sur les terres des dieux. Si le paysage sacré s’impose au cTmur de ce mémoire comme « un personnage historique » à part entière (p. 22), au croisement des sensations qu’il donne et des images qu’il génère, le propos est aussi de comprendre comment les cités ont su gérer cet espace pour préserver son intégrité.
Comme il est d’usage, les prologues précisent les sources retenues, littéraires pour la première partie, plutôt épigraphiques pour la seconde, tout en annonçant les thèmes développés au cours de l’ouvrage. Plus pédagogique qu’il n’y paraît au premier coup d’Tmil, le plan adopté, composé de cinq chapitres, permet au lecteur d’aller progressivement à la rencontre des dieux tout en se voyant ménager une pause à mi parcours (p. 137). On part d’abord « à la recherche du cadre général » pour finir « en paradis ». Entre-temps, a été dressé le « Décalogue » de téménos en téménos, et décrit le sanctuaire comme « un espace pur de tout travail ». Au fil des pages, ce livre s’articule principalement autour de trois notions : émerveillement, limites et scrupule religieux.
La présence du sacré, le Grec l’éprouve par la vue, l’odorat, l’ouïe et le toucher. La hauteur des arbres, la fraîcheur d’une source, la douceur d’une prairie, tout le conduit à un émerveillement total. PB développe de belles pages en s’appuyant sur des textes bien connus – du bois d’Athéna en Phéacie aux rives de l’Ilissos dans le Phèdre de Platon. La sacralité est immanente aux prairies, aux jardins et aux bois sacrés. Elle ne demande qu’à être reconnue pour être sanctuarisée. Parfois même le paysage semble s’organiser et se construire autour de l’image divine (p. 55).
Cette distinction qui fait du paysage sacré un lieu d’exception, les cités cherchent à la protéger en délimitant un espace consacré au culte dans un temps rythmé par les actes du rituel. Découper, c’est « sanctuariser » (p. 84). Le sanctuaire a des limites inscrites dans l’espace comme dans l’imaginaire des fidèles. Géré par les prêtres, il est une sorte d’isolat qui rend possible la communication entre les hommes et les dieux. Des bornes sont fichées en terre, un péribole est construit, des interdits sont précisés dans des règlements. Le sanctuaire, même foulé par les fidèles, doit rester sans défauts, un lieu de quiétude et d’asylie.
Prenant comme point de départ l’étude lexicologique de Pollux sur le vocabulaire religieux (p. 26 et suivantes), PB propose un inventaire et une analyse des interdits glanés au fil des lois sacrées. C’est parfois tout l’espace qui est protégé des non-initiés ; d’autres fois, le sanctuaire se divise en des espaces autorisés et d’autres interdits. Le scrupule religieux en fait un lieu à part, protégé de toute souillure et de toute activité humaine. Le pâturage des animaux et les atteintes faites au bois sont interdits. Le chapitre « Un espace pur de tout travail », (p. 165-192), est illustré par quelques affaires opposant les intérêts des hommes à ceux des dieux. À cette occasion, PB reprend le dossier des tablettes de Pylos relatif au conflit qui opposa au XIII e siècle avant notre ère, une prêtresse à la communauté rurale. Par ce titre de paragraphe : « Des terres intouchées dans la Pylos mycénienne : Attention, hypothèse ! (que les plus frileux peuvent sauter sans dommage) » (p. 179), il s’excuse d’entraîner son lecteur dans des temps bien éloignés de la Grèce classique et hellénistique. Tout en faisant l’aveu de sa relative incompétence en philologie mycénienne, il voit en ces archives de Pylos la preuve de la continuité des interdits sur un très long terme. Le respect de la tradition n’est pas pour autant un frein aux transferts culturels. Du paysage sacré au paradis perse, il n’y a qu’un pas, franchi dans une inscription du III e siècle avant notre ère à propos du sanctuaire aux portes de la ville d’Itanos, consacré au roi Ptolémée et à la reine Bérénice (p. 208-215).
Dans son avant-propos (p. 9-12), Vinciane Pirenne-Delforge souligne la « tonalité Brulé » d’un style qui rompt avec un certain discours académique. Elle relève l’originalité du parcours d’un historien, dont les détours pas plus que les conclusions ne sont attendus. On ne peut que partager son jugement et ajouter que PB sait écrire pour un large public tout en faisant preuve d’érudition. Si certains chapitres prennent la forme d’un catalogue de fiches parfois fastidieux, les extraits choisis de textes ou d’inscriptions sont toujours soigneusement commentés. Certes, le lecteur est contraint à des sauts de puce incessants, d’une époque à une autre, d’un lieu à l’autre, mais comme l’auteur ne l’oublie jamais, il ne perd pas le fil de la démonstration. Il est séduit par l’humour, les détours aventureux, les rapprochements audacieux, la recherche inventive. Parfois étonné, souvent convaincu, l’amoureux de la Grèce d’à côté suivra donc avec grand plaisir PB dans le parc du château de Chambord « comme s’il s’agissait d’un sanctuaire grec » (p. 17), avant de le quitter dans les paradis bibliques et achéménides. Une fois le livre refermé, force est d’admettre que le pari est réussi : par son « archéologie des sensations », PB fait toucher du doigt l’indicible et donne une voie d’accès à la spiritualité grecque.
Geneviève Hoffmann