Pour composer ce recueil, W. van Binsbergen (WvB) a retenu quelques-unes des communications proposées lors de la rencontre organisée à son initiative au Centre d’Études Africaines de Leyde, le 28 juin 1996, pour évaluer l’apport scientifique et méthodologique de l’Tmuvre de Martin Gardiner Bernal qui entre 1987 et 2006, a publié trois études sous le titre Black Athena pour dénoncer l’eurocentrisme et révéler les racines afro-asiatiques de la culture occidentale. Professeur à l’Université de Cornell depuis 1972, il déclencha une violente polémique dès la parution du premier volume. Parmi tous ses opposants, Mary Lefkowitz se montra la plus radicale en faisant le choix de publier, avec le concours de MacLean Rogers, sous le titre Black Athena revisited (1996) les comptes rendus hostiles à M. G. Bernal sans lui donner l’occasion de se justifier.
Ce recueil alimente le débat plus qu’il ne l’apaise. Dès la préface, WvB se présente comme un admirateur fervent de M. G. Bernal en qui il voit « un initiateur courageux et visionnaire », sinon un véritable « croisé » lancé à l’assaut du clan des conservateurs. Bien que publié en anglais, le présent recueil est loin d’avoir la portée internationale à laquelle il prétend. L’africaniste WvB en a pris la plus grande part, puisque sur les neuf contributions, il en a écrit cinq. Les quatre autres auteurs sont comme lui néerlandais. La raison qui justifie la présente entreprise, est l’occasion donnée à M. G. Bernal de répondre à ses détracteurs, ainsi que la tenue d’un colloque international des tenants de la World History à Warwick en 2008, publié en 2011 sous le titre African Athena-New Agendas, dont WvB ne partage pas les conclusions.
Loin d’offrir des éclairages variés et de traiter le sujet avec sérénité, cet ouvrage argumente sur des points très limités de l’oeuvre de M. G. Bernal. Quant au schéma manichéen adopté dans le présent ouvrage, il creuse le fossé entre les deux clans : trois contributions consolident la thèse M. G. Bernal, alors que deux dénoncent sa méthode et ses conclusions.
Pour démontrer l’influence de l’Égypte sur la culture minoenne, Jan Best (p. 99-129) propose une lecture « post-eurocentrique » des anciens toponymes de Mallia, tandis que WvB étudie les routes maritimes qui ont permis la diffusion de l’influence égyptienne en Crète (p. 131-148 ; cartes p. 137, p. 141). Cette thématique est reprise par Fred Woudhuizen (p. 283-296) à propos du signe de l’abeille, présent dans la culture minoenne comme dans les hiéroglyphes égyptiens. Les auteurs montent au créneau avec une fougue étonnante quand on songe que leurs conclusions font aujourd’hui l’objet d’un large consensus.
Les critiques portent sur la linguistique et sur l’historiographie, qui fondent l’argumentation de M.G. Bernal, sinologue de formation (Cambridge, UK). Sous le titre « Consonants in Collision : Neith and Athena reconsidered » (p. 149-163), Arno Egberts prend pour cible le coeur de la thèse de M. G. Bernal en démontrant par la phonétique l’impossibilité du rapprochement entre la déesse égyptienne et la fille de Zeus. Pour M. G. Bernal, « le miracle grec » aurait été encensé par les historiens des XIX e et XX e siècle, pour occulter la part africaine et asiatique de l’héritage européen. Josine H. Blok réhabilite l’historien allemand Karl Otfried Müller (1797-1840), et reproche à M. G. Bernal de le présenter comme un raciste et un antisémite. Elle dénonce non seulement l’anachronisme de tels jugements de valeur, mais elle démontre un usage des sources à la limite de l’imposture (p. 173-208).
En conclusion et en s’appuyant sur des cartes et des diagrammes (p. 297-338), WvB développe les limites de la thèse de l’afrocentrisme comme modèle exclusif des transferts culturels et de leur évolution pendant l’Âge du Bronze. Il défend la conception d’un monde fragmenté, hétérogène, complexe, que l’on ne peut pas expliquer uniquement par l’influence africaine. Il termine en s’inscrivant en faux contre les tenants de la World History qui valident les conclusions de M. G. Bernal sans critiquer ses sources et la méthode qui les fondent.
Le principal intérêt de ce recueil est historiographique. M.G. Bernal a créé un événement, ne serait-ce que par le choix du titre de son Tmuvre volontairement provocateur. Il a opéré comme un révélateur idéologique de la société américaine, provoquant et révélant des clivages qui ont dépassé le milieu académique. Les passions ne se sont pas apaisées comme en témoignent le ton inquisitorial, les anathèmes et les comparaisons déplacées, qui émaillent les articles pro ou anti-Bernal. D’un article à l’autre, les répétitions sont nombreuses, et les outrances stylistiques n’ajoutent rien aux arguments développés, que ce soit en faveur ou en défaveur de M. G. Bernal. Ainsi J. Best qualifie-t-elle de « génocide rétrospectif » le refus de prendre en compte l’influence des non-Grecs sur la civilisation minoenne (p. 101). M. G. Bernal est attaqué de front comme s’il était un renégat et comme s’il devait être assimilé à son oeuvre. Son histoire familiale lui est reprochée (p. 162-163). Arno Egberts lui conseille d’abandonner la recherche historique pour se consacrer à l’écriture de ses Mémoires et régler ainsi son complexe d’Œdipe (p. 163) !
M. G. Bernal intervient à trois reprises dans ce volume sous forme de réponses à ses détracteurs. Il se défend avec conviction tout en rappelant, non sans complaisance, les attaques dont il a été victime. Quels que soient la fragilité de ses sources et les points contestables de sa méthode, il s’attribue le mérite d’avoir pris en considération la linguistique et les mythes pour intégrer les exclus africains et asiatiques à l’histoire du monde et au mouvement planétaire vers la modernité. Puisqu’on parle toujours de Black Athena, vingt-cinq ans après la publication du premier volume, c’est que le sujet est toujours porteur. La fille de Zeus reste un enjeu idéologique et son aura n’a pas pâli.
Geneviève Hoffmann