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L’ouvrage de Francis Larran (L.), Le bruit qui vole : histoire de la rumeur et de la renommée est le texte remanié et légèrement abrégé d’une thèse soutenue en 2008. Son objet d’analyse est ce que L. nomme « le bruit public » dans le monde grec antique défini comme « tout ce qui est dit et répété par une grande partie de la communauté au sujet d’un événement récent ou de quelqu’un » (p. 9). Volontairement l’auteur ne limite pas son étude à celle de la rumeur. Il insiste aussi sur cette autre forme du bruit public qu’est la renommée. Il montre bien d’ailleurs, s’appuyant sur le riche champ lexical des bruits publics en Grèce ancienne, combien les termes grecs sont ambivalents. Ainsi des termes tels que kleos, phèmè, phèmis, phatis, klèdôn, baxis ou encore logos, en certains contextes, renvoient tantôt à la rumeur tantôt à la renommée, accréditant l’idée d’une civilisation qui distingue mal ces deux dimensions des bruits publics.

L. inscrit sa démarche dans une série de travaux qui se sont emparés du problème spécifique de la rumeur. La rumeur en effet est devenue un objet d’étude à part entière dans la seconde moitié du XX e siècle, une fois que les épisodes des guerres totales du premier XX e siècle eurent mis en évidence son efficacité politique. D’abord étudiée par des sociologues et des spécialistes des médias, la rumeur commence à intéresser les historiens dans les années 1980. Une historiographie récente et, concernant la période antique, plutôt modeste, que l’auteur entend compléter. Parallèlement l’auteur inscrit également son analyse dans le sillage d’une série de travaux autour de la gloire et de la renommée notamment dans les Tmuvres homériques.

Étudier en historien de l’antiquité les bruits publics se révèle d’une grande complexité. Il s’agit en effet non seulement d’envisager les manières grecques de les penser mais aussi de réfléchir aux mécanismes de diffusion de ces bruits publics et aux objets sur lesquels ils portent. Mais il y a une difficulté supplémentaire et d’une incidence capitale : l’analyse d’un phénomène fondamentalement oral au prisme de sources uniquement littéraires…

Face à ces difficultés, L. prend le parti de se situer dans une perspective d’analyse littéraire organisant son travail selon « une voie ouverte par G. Genette en présentant l’histoire des bruits publics comme une histoire palimpseste, avec ses structures permanentes et ses réécritures systématiques d’une époque à l’autre ». Ce cadre d’analyse très littéraire est cependant mis au service d’une réflexion historique dans la mesure où ces textes relatifs aux rumeurs et aux renommées doivent être avant tout replacés « au cTmur de l’histoire grecque » (p. 17).

Dans une première partie, l’auteur se penche sur les modalités d’émergence et de diffusion des bruits publics tels que les auteurs anciens les présentent. Les sources s’accordent à voir dans les bruits publics un medium humain. Ils s’élaborent et se diffusent dans les nombreux espaces de sociabilité que compte la cité : agora, échoppes, portiques où les citoyens se croisent et se parlent. Mais les espaces de discussion politique comme l’Assemblée ou les tribunaux sont également des puissantes caisses de résonance des bruits publics. Il ne faut pas non plus minorer l’importance d’espaces de sociabilité propres à certaines catégories de la population à l’instar des fontaines, lieu de sociabilité féminine, ou des banquets privés, espace de convivialité des élites. À l’échelle de la Grèce, renommées et rumeurs peuvent aussi se construire et s’épandre dans les très fréquentés sanctuaires panhelléniques. Néanmoins les sources accolent souvent une puissance divine au bruit qui circule dans la cité. C’est ainsi que la rumeur est personnifiée sous les traits de divinités telles Ossa, messagère de Zeus dans l’Iliade, ou Phèmè, en l’honneur de laquelle les Athéniens ont dressé un autel sur l’Agora. Cette puissance divine a trait sans doute à la manière brutale et rapide dont les bruits publics envahissent l’espace social. La force des bruits publics se lit également dans la difficulté éprouvée à les combattre. Il serait inefficace par exemple de lutter contre les fausses rumeurs en mobilisant des arguments de raison ou des témoignages incontestables. Mieux vaut faire comme Alcibiade : combattre la rumeur par la rumeur. Selon Plutarque, Alcibiade aurait ainsi fait couper la queue de son chien, suscitant l’indignation collective et des discussions nombreuses au sein de la cité, pour empêcher que des bruits plus délétères à son sujet ne se répandent.

Dans un seconde partie, L. s’intéresse plus spécifiquement aux contenus des bruits publics. Il cherche surtout à montrer comment ces contenus évoluent au gré des changements politiques, économiques ou culturels qui affectent le monde grec. Dans les textes homériques, la question des bruits publics est d’abord celle de la renommée des héros de l’épopée : le kleos. L’évolution des valeurs qui justifient le kleos entre l’Iliade et l’Odyssée permet néanmoins d’envisager des évolutions de l’idéologie royale homérique. En particulier, tandis le héros de l’Iliade est surtout un guerrier valeureux et un meneur d’hommes, la renommée du roi odysséen repose aussi sur l’opulence et le sens de la justice. À l’époque classique, et en particulier lors de la guerre du Péloponnèse, les bruits publics ne se focalisent plus sur les héros mais concernent l’ensemble des membres de la communauté. L. se contente ici d’insister sur une dimension nouvelle de ces bruits publics : l’intérêt porté à la question de la maîtrise de soi. Quant à l’époque hellénistique, elle voit se mettre en place un modèle de vertus en la personne d’Alexandre. C’est autour de la répétition de la geste d’Alexandre que les bruits publics vont construire les nouvelles renommées…

Dans la troisième partie, la question de la réécriture des bruits publics devient centrale. L. essaye de voir comment la renommée de certains personnages est tantôt reformulée à l’aune de valeurs changeantes, tantôt réinvestie dans les rumeurs concernant des contemporains. L’exemple des bruits publics autour d’Achille permet de mieux cerner la démarche. Le kleos de Léonidas doit ainsi être lu à la lumière de celui d’Achille car il repose sur le même éloge du courage guerrier. En même temps, ce kleos comporte une nouvelle dimension civique : la déférence à la cité nourrit autant que le courage le kleos de Léonidas. Enfin la renommée d’Achille est à proprement parler récupérée par Alexandre qui cherche à se présenter comme un « nouvel Achille ».

Dans une dernière partie, L. s’interroge sur les relations toujours étroites entre rumeurs et pouvoir, relations qui invitent à réfléchir aux rapports complexes entre rumeurs et vérité. Située dans une zone d’incertitude entre le vrai et le faux, la crédibilité d’un bruit public relève de facteurs divers à commencer par le statut social et/ou civique de celui qui le porte. Ainsi il est des catégories de la population dont les on-dit sont toujours l’objet d’une sérieuse suspicion. Les bruits colportés par les boutiquiers doivent la plupart du temps être soumis à vérification. Le barbier du Pirée qui, selon Plutarque, avait le premier rapporté la débâcle de l’expédition de Sicile, n’est pas cru et finit même par être torturé par des Athéniens en colère contre cet oiseau de mauvais augure. Quant aux femmes, elles sont en ce domaine aussi les victimes de clichés bien médisants. Diogène, à propos de deux femmes qui bavardent, aurait fait ce commentaire très parlant : « l’aspic emprunte son poison à la vipère ». Un bon mot qui souligne combien la parole de la femme est réputée calomnieuse. À l’inverse certaines catégories de la population, les orateurs, les historiens les poètes, les philosophes, « prétendent contrôler les voies de la connaissance menant à la vérité » (p. 191). Si leur statut social n’est pas non plus sans rapport avec cette ambition, il faut aussi envisager les différents dispositifs par lesquels la véracité des rumeurs qu’ils rapportent est renforcée. Les poètes par exemple revendiquent la caution divine des Muses qui rend leur propos indiscutable. Quant aux historiens, ils mettent en avant le travail critique qu’ils ont su faire sur les rumeurs rapportées. Malgré certaines divergences entre historiens – L. travaille surtout à partir de la prose d’Hérodote et de Thucydide – l’autopsie demeure le moyen le plus sûr d’authentifier un bruit public. L’ouvrage de Francis Larran a pour première qualité la grande richesse de son corpus. Non seulement les oeuvres mobilisées sont extrêmement nombreuses mais elles sont prises dans un spectre chronologique très large. L. qui mobilise avec une égale habileté poèmes homériques et prose hellénistique peut ainsi envisager les bruits publics sur le long terme. L’extension chronologique du corpus permet surtout de mettre au jour les relations entre les thématiques principales que renferment les bruits publics et les grandes inflexions de l’histoire de la Grèce ancienne. De la même façon, les réécritures des bruits publics sont lues au prisme des évolutions historiques. De plus, ce travail clarifie le débat qui réfléchit aux rapports complexes entre écriture et oralité dans le monde grec {{1}}. L’ensemble de l’analyse montre de manière indiscutable combien l’oralité conserve un rôle social de premier plan dans un monde radicalement marqué par l’écrit. D’ailleurs les termes grecs qui tendent à confondre renommée et rumeur suggèrent qu’ils insistent d’abord sur le caractère oral de leur propagation. L’auteur n’insiste pas toutefois sur les rapports entre l’évolution des bruits publics et l’évolution de la culture écrite.

Enfin, en dépit du caractère oral du phénomène étudié, il me semble que ce travail invite à réfléchir plus avant à la manière dont les termes grecs des bruits publics peuvent renvoyer à des phénomènes distincts. En d’autres termes, partant des catégories modernes de renommée et de rumeur, il conviendrait de se demander si les Grecs ne reconnaissaient pas la distance qu’il peut exister entre la renommée d’un héros épique et la rumeur qui offense l’homme politique contemporain…

Jean-Noël Allard

[[1]]. Sur les termes du débat autour de cette question, se reporter à chr. pébarthe, Cité,
démocratie et écriture. Histoire de l’alphabétisation d’Athènes à l’époque classique, Paris 2006, p. 16-17.[[1]]