L. Trentin apporte sa contribution à l’historiographie du handicap en réunissant toutes les représentations de bossus connues pour l’Antiquité (statues, miniatures et mosaïques) après qu’un travail similaire ait été réalisé pour les nains, les pygmées et les hermaphrodites. L’intérêt du livre ne se résume toutefois pas à ce catalogue exhaustif ni aux nombreuses illustrations fournies à la fin. En effet, à rebours d’études jusqu’ici centrées sur des questions médicales ou religieuses, l’auteur entend saisir le regard porté par les Anciens sur ces personnages qui déjouent nos catégories.
Leur étude est difficile (chap. 1) : ces objets, dont le contexte de trouvaille est souvent ignoré, sont mal préservés et difficilement datables. Leur forme n’est pas plus informative, puisqu’elle emprunte aux poses des autres figurines de genre (hermaphrodite, noirs, nains) qui, elles-mêmes, parodient parfois la grande statuaire idéalisée. Aussi le propre de ces diverses représentations est-il bien de brouiller les lignes au sein même de ce qu’il est convenu d’appeler des « figures de genre ».
Mais cette notion même doit-être questionnée, parce qu’elle suppose l’adéquation entre la bassesse de l’art et de son sujet (chap. 2). En réalité, les bossus sont représentés dans des matériaux divers (de l’ivoire, exceptionnel, à la terre-cuite en passant par le bronze) mais toujours travaillés avec finesse (p. 32-33 notamment). Reposant pour la plupart sur une base, ils étaient vraisemblablement exposés dans un contexte domestique, s’offrant à la vue et à la prise des visiteurs (p. 40). Un cas demeure exceptionnel : le marbre de la Villa Albani, provenant peut-être des bains, représentant à taille réelle un bossu se masturbant (cat. n° 32). Fait de contrastes, entre le sujet de genre et la dimension de la statue, entre les défauts du corps et l’idéalisation de la figure, ce bossu provoquait la surprise des passants qui y voyaient un modèle ou un anti-modèle selon l’angle par lequel ils l’abordaient. Au-delà de sa fonction apotropaïque, ce marbre jouait avec les attendus du public qui, comme l’atteste l’usure de la bosse, le touchait en passant, il forçait « un spectateur à questionner le sens prescrit (ascribed) au corps du bossu, de l’Autre, et en effet de tous les types de corps » (p. 44). De fait, la miniaturisation semble avoir joué comme domestication pour un être aberrant, au moment même où un marché aux monstres (ἀγορὰν τῶν τεράτων) se constituait pour égayer les soirées des aristocrates par ces curieuses créatures. Les miniatures seraient alors une version populaire de cette pratique, avec ces personnages dansant, jouant de la musique ou même, claquant leur pénis disproportionné avec leurs pieds (p. 47).
La plupart d’entre elles sont en effet macrophalliques ou ithyphalliques (chap. 3). Cette caractéristique renvoie, on le sait depuis longtemps, à leur fonction apotropaïque. Toutefois, l’auteur donne une lecture neuve de ce phénomène, en insistant sur les usages des objets qui interpellent parfois le spectateur ou mettent en scène le regard à de multiple niveaux (cf. les analyses à propos de ces mosaïques s’adressant au visiteur ou de ce miroir figurant un bossu au dos p. 54-59 et 60-64). D’une manière plus générale toutefois, leur hyperphallicisme a pu avoir une dimension érotisante, comme Trentin le montre à propos des scènes nilotiques de Pompéi ou des figurines représentant les bossus en train de se masturber : « le bossu pouvait-il pousser le spectateur à astiquer (rub) aussi bien sa bosse que son sexe ? » (p. 70).
Un dernier chapitre (chap. 3) s’interroge sur le rapport des bossus au genre, puisque ces objets sont presque tous masculins, à deux exceptions près. Les bossus sont des exclus : des mendiants et des esclaves qu’on reconnait à leur nudité pour les hommes, des vieilles et des grosses pour les femmes, peut-être en lien avec le monde de Dionysos. Ils ne se réduisent toutefois pas à ces statuts inférieurs, antithétiques avec la kalokagathia. Certains sont habillés et un cas au moins a pu représenter un citoyen, la difformité n’étant pas un obstacle dans les carrières publiques, comme le montre celle du père de Galba (p. 79-81). Si, comme Graham l’a montré, les difformités étaient très communes parmi les populations anciennes, les représentations de bossus ne sont absolument pas des figures fantaisistes, comme les autres miniatures, mais plutôt des caricatures d’un entourage bien réel, soumises à l’évolution des perceptions du handicap (p. 83).
Le catalogue représente un travail remarquable et le propos développe souvent d’intéressantes réflexions sur une matière difficile. Toutefois, il ne convainc pas entièrement sur le rapport entretenu entre représentation et réalité, notamment à cause du recours au vocabulaire de l’altérité (the Other, Otherness, etc.). Si justement les bossus étaient si présents dans les sociétés grecques et romaines, pourquoi fallait-il les domestiquer par le biais de représentations miniaturisées et caricaturales ? La miniaturisation a permis de les dominer et de les appréhender, comme l’auteur l’écrit, mais on ne saurait interpréter la dimension comique comme ouverture à une réflexion sur le normal et le pathologique. Par un recours réflexe plus que réflexif au ridicule et à l’ironie, ces miniatures visent précisément à empêcher une telle mise en question. Et si le grotesque, la surprise et le contraste de ces figurines ont une fonction sociale, il s’agirait plutôt d’interdire toute interrogation sur un partage vacillant sous l’effet de la bonne intégration des handicapés, en la couvrant sous un ricanement permanent.
Paul Cournarie
mis en ligne le 4 juillet 2016