Le présent volume est issu de journées d’études qui se sont déroulées successivement à Montpellier en 2010 et 2011, autour de deux problématiques distinctes mais étroitement liées, la première portant sur les rapports entre épopée et idéologie, la seconde interrogeant la place du modèle au sein de l’écriture épique. Ces deux points constituent les lignes de force de l’ouvrage, organisé selon un axe chronologique que la composition divise en deux grandes sections : « épopée classique et post-classique », qui regroupe neuf articles, et « épopée tardive et médiévale » qui réunit cinq contributions. L’ensemble des quatorze études est précédé d’une introduction générale, coécrite par A. Estèves et J. Meyers (p. 9-14), et se trouve heureusement complété par une bibliographie, un index des passages cités (appelé « index des sources ») ainsi qu’un index des noms propres.
Au terme d’une introduction qui consiste essentiellement en une présentation analytique de leur ouvrage, les deux éditeurs insistent sur l’idée que la thématique de ce dernier est centrée sur « l’expression épique » (p. 13-14). Leur dessein est d’en rendre sensible le processus d’évolution à travers des contributions montrant l’impact des conceptions idéologiques et littéraires qui étaient en vigueur au moment de la composition des œuvres.
Les deux premières études sont consacrées à l’Énéide. Le propos de S. Clément-Tarentino (p. 17-28) est d’examiner comment la voix du je épique peut être définie en relation avec celle, multiforme, de la fama – comprise essentiellement comme « rumeur ». Ce questionnement, qui est affirmé comme présent au sein même de l’épopée, notamment à travers la fameuse description du monstre Fama, au chant IV, dévoile les multiples aspects que revêt, chez Virgile, la notion de « tradition ». Dans la contribution suivante (p. 29-46), J. Rohman interroge les différents modèles héroïques à partir desquels se construit la figure d’Énée, notamment dans la seconde partie de l’épopée. Elle montre ainsi comment Virgile y assume un retour au code homérique. Le personnage d’Énée est également évoqué dans l’article de G. Sauron (p. 47-54), mais de manière en quelque sorte décentrée. Il s’agit en effet de considérer le sens assigné à la représentation de figures inspirées d’Homère dans certains décors privés de l’aristocratie romaine, en contrepoint de l’expansion dont a bénéficié l’image des exilés troyens grâce à l’Énéide.
Les Métamorphoses font l’objet des deux communications qui suivent. Dans la première (p. 55-62), A. Videau part de la question controversée de la position qu’Ovide affiche, dans son épopée, face au pouvoir augustéen. Elle souligne notamment l’idée qu’à travers sa dimension sotériologique, la vision ovidienne fixe l’avènement d’un nouvel ordre théologico-politique qu’elle inscrit dans l’unité de l’espace impérial romain. L’article de F. Klein (p. 63-80) étudie l’œuvre sous l’angle de la relation métapoétique qu’elle entretient avec l’Enéide. Il apparaît ainsi que, d’une part, le poète y offre une image radicalisée de l’opus virgilien, à laquelle il entend s’opposer, et que, d’autre part, il y développe certains partis pris poétiques dont il suggère qu’ils ont été esquissés par son prédécesseur pour être aussitôt refusés ou dépassés.
Lucain et les poètes flaviens sont considérés dans les quatre dernières contributions de la première section. À travers l’examen du récit de la bataille de Pharsale (p. 81-92), R. Utard rappelle qu’en choisissant de narrer une guerre civile, l’auteur du Bellum ciuile a été amené à remettre en cause certains codes en vigueur dans l’épopée, de manière à en faire ressortir le caractère sacrilège. Le propos de J.-B. Riocreux (p. 93-102) concerne quant à lui les solutions respectivement mises en œuvre par Lucain et Silius Italicus pour résoudre une difficulté particulière, consécutive à leur choix commun de travailler une matière historique. Les deux auteurs ont en effet été contraints de montrer des héros dans une posture de fuite qui ne concorde pas avec les schémas traditionnels du genre épique. Pour l’auteur de l’article, Lucain a alors choisi de prendre à contre-pied le code de l’épopée tandis que Silius a tenu à s’y conformer, quitte à user de subterfuges narratifs. F. Ripoll s’intéresse pour sa part au « tabou de la navigation » dans les Argonautiques de Valérius Flaccus (p. 103-118). Il démontre que l’interdit de la navigation tel que le présente le poète flavien est en fait une construction intellectuelle qui remonte pour l’essentiel à Horace et Sénèque et non, comme on a pu l’affirmer, à une tradition plus ancienne. Valérius transforme donc une innovation relativement récente en fausse tradition archaïque qu’il ancre dans un lointain passé mythique, afin surtout d’en exploiter la dimension pathétique. La première section se clôt sur un article de G. Devallet qui aborde le motif de « la grande course » dans trois épopées romaines (p. 119-124). Il y confronte l’épisode paradigmatique du chant XXIII de l’Iliade avec la régate du chant V de l’Énéide, qui en constitue une uariatio, et les courses de chars relatées dans les Punica et la Thébaïde. Il montre ainsi comment le modèle homérique a été adapté par des auteurs qui en romanisent le déroulement selon les principes d’une conception spécifique de l’acquisition de la victoire.
La deuxième section, consacrée à l’épopée tardive et médiévale, débute avec une analyse de B. Bureau consacrée au Carmen Paschale de Sédulius (p. 127-141). Cette étude met en lumière l’originalité d’un projet poétique dans lequel les procédés hérités de l’épopée participent de la dynamique particulière d’une méditation à forte valeur didactique, déterminée par la trame biblique. Dans l’article qui suit (p. 143-164), J.-L. Charlet livre un ensemble d’observations permettant de dégager certaines tendances dans l’évolution de l’hexamètre latin épique, depuis l’épopée tardive jusqu’à l’Africa de Pétrarque.
Les trois dernières contributions portent sur des œuvres de la période médiévale. F. Mora explore les phénomènes d’interférence générique dans des textes représentatifs de la renaissance carolingienne et de celle du XIIe siècle (p. 165-176). Sont essentiellement analysés un poème de louanges d’Ermold le Noir, et trois épopées : le Waltharius, l’Iliade de Joseph d’Exeter et l’Alelxandreis de Guillaume de Châtillon. Il apparaît ainsi que le panégyrique, l’élégie, la tragédie et la satire peuvent être mêlés à l’épopée selon des choix que dicte une intentionnalité propre à chacun des poètes considérés. Ceux-ci ont cependant en commun de puiser dans leur culture classique les moyens de promouvoir une conception chrétienne de la morale. J. Meyers se penche ensuite sur le carmen 41 de Sedulius Scottus, De quodam uerbece a cane discerpto (p. 177-188). Il en souligne le caractère multiforme et pose la question du sens qu’il convient de donner à un texte d’une grande richesse, qui joue sur de multiples allusions, mais fait surtout écho aux épopées biblique et virgilienne dont il semble vouloir offrir avant tout une parodie burlesque. Dans le dernier article (p. 189-200), l’exemple du Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie permet à S. Leroy d’explorer les enjeux et les significations du rapport conflictuel que peut entretenir une paraphrase biblique anonyme de la fin du XIe siècle, écrite en hexamètres dactyliques, avec la double tradition épique représentée par l’Énéide et les épopées bibliques tardo-antiques. Ainsi, le refus de l’amplificatio épique qui s’y fait jour marque tout particulièrement la volonté de respecter une position doctrinaire : ne pas mêler les mendacia poetica aux mistica sensa de l’Écriture.
Même si l’ampleur de la question traitée et l’étendue de la période prise en compte font inévitablement regretter certains manques, cet ouvrage collectif a l’indéniable mérite de mettre en lumière la complexité du jeu des poètes avec la tradition de l’épopée et les modèles qu’elle leur offre. Il témoigne en outre du dynamisme de la recherche actuelle et ouvre du même coup de nombreuses pistes de réflexion.
Fabrice Galtier