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La publication de l’ouvrage de Stéphane Bourdin est sans aucun doute un moment important dans l’étude de l’Italie du Ier millénaire avant notre ère. Il s’agit de la version remaniée et complétée, notamment par une très riche bibliographie à jour, d’une thèse défendue en 2003 à l’Université de Provence. L’auteur y examine la pertinence de la notion de peuple dans l’Italie du Ier millénaire avant notre ère, en précisant explicitement qu’il exclut de son enquête — déjà longue et complexe — l’Italie du sud, dont les contacts étroits avec l’hellénisme font la spécificité. Le champ de l’enquête, aussi bien dans le temps que dans l’espace, est donc énorme. Par surcroît Stéphane Bourdin prend systématiquement en compte les trois sources de documentation qui renvoient à l’objet de son enquête, à savoir les textes littéraires latins et grecs, les épigraphies d’attestation fragmentaire de l’Italie, et les données fournies par les sources archéologiques. D’emblée apparaît le mérite considérable de l’ouvrage : l’auteur traite méthodiquement et exhaustivement une documentation extrêmement vaste.

La première partie (“Quels peuples ? identification et localisation des principaux ensembles ethniques”, pp. 13-169) livre un bilan des sources qui peuvent être utiles pour identifier les noms de peuple et le territoire correspondant dans l’Italie du Ier millénaire avant notre ère. Ce bilan est présenté explicitement comme provisoire : il s’agit d’une récapitulation critique de ce qui a été proposé dans la recherche passée à partir des ethnonymes des textes littéraires et épigraphiques et des découpages géographiques que permet l’archéologie. Stéphane Bourdin souligne notamment comment s’est constituée la tradition littéraire grecque et latine relative à ces peuples : les textes qui nous sont parvenus sont le résultat d’un long développement dont les protagonistes n’ont ni les mêmes méthodes ni les mêmes intérêts. Il souligne aussi la difficulté de faire coïncider les frontières obtenues à partir des différentes sources.

La deuxième partie (“L’Organisation politique des peuples d’Italie”, pp. 171-355) fait apparaître un résultat fondamental, principalement à partir des sources littéraires : l’organisation politique des collectivités d’Italie est présentée par les auteurs antiques comme répartie sur deux niveaux qui s’emboîtent, qu’on peut désigner par les lexèmes latins populus et nomen. Il existe des “peuples”, populi, c’est-à-dire des entités politiques souveraines, dotées d’organes de décision, et des “ethnies”, nomina, regroupant typiquement plusieurs populi, et dont la structuration politique semble moins permanente et moins contraignante. Rome est ainsi un populus du nomen des Latins. Stéphane Bourdin, comparant systématiquement les données relatives à toutes les régions dans toutes les sources, met en évidence que cette bipartition est difficile à évaluer dans le détail : la terminologie des différents auteurs est fluctuante, les mêmes lexèmes grecs ou latins pouvant parfois valoir aux deux niveaux ; qui pis est, le niveau du nomen est rarement décrit, et jamais de manière systématique et articulée avec ce qui paraît le niveau souverain, celui des populi. Le peu que livrent les sources épigraphiques semble cependant corroborer ce qu’indiquent les sources littéraires : il y a bel et bien une conceptualisation commune à toutes les collectivités d’Italie, même si dans le détail celle-ci semble floue. Ces résultats sont fort novateurs.

Stéphane Bourdin aborde ensuite l’articulation entre les structures politiques et l’espace géographique de l’Italie (“L’Organisation territoriale des peuples d’Italie”, pp. 357-513). Il fait un sort à la terminologie souvent utilisée par les auteurs antiques, qui opposent populations vivant par cités et populations vivant par bourgades : ce lieu commun est incohérent, les auteurs qui qualifient tel nomen de regroupé en bourgades parlant par ailleurs des cités du nomen en question. Il y a là un topos destiné à refuser aux populations vivant par bourgades le stade de développement poliade, alors même que sont mentionnées pour ces populations des cités, c’est-à-dire des populi, organisés autour d’un centre. La terminologie employée par les auteurs littéraires pour désigner le centre spatial du pouvoir au niveau d’un populus est elle aussi incohérente. Les sources épigraphiques sont pauvres sur ces points, et les modèles archéologiques d’analyse d’un territoire souffrent d’une part de problèmes théoriques importants et d’autre part des lacunes d’une documentation hétéroclite. Il est donc difficile de mesurer l’articulation entre peuples et espaces. Stéphane Bourdin se tourne ensuite vers une question plus intéressante peut-être, celle des frontières inter-ethniques, donc entre deux entités de la classe des nomina, telles qu’il est possible de les mettre en évidence en combinant les sources littéraires, épigraphiques et archéologiques. En dépit de l’uniformité du cadre conceptuel antique relatif aux populi et aux nomina, les espaces frontières qu’analyse l’auteur, la moyenne vallée du Tibre, la frontière entre Etrusques et Ligures et celle qui sépare les Rhètes et les Vénètes, attestent des types d’occupation et d’exploitation très variables, y compris au fil du temps. Un point est particulièrement important : il n’existe pas de spécificité archéologique ou épigraphique des frontières inter-ethniques par rapport aux frontières à l’intérieur d’un même nomen. Le niveau de base de l’organisation politique comme spatiale est bien le populus.

La quatrième partie de l’ouvrage (“Les Relations inter-ethniques dans l’Italie préromaine”, pp. 515-785) est encore plus intéressante. L’auteur examine ce qu’on sait de la mobilité individuelle dans l’Italie préromaine. Pendant toute la période elle a été considérable. Même après l’époque archaïque, alors que désormais les populi peuvent être considérés comme des organismes très structurés, des dispositions officielles permettent facilement l’intégration juridique d’individus allogènes, y compris originaires d’un autre nomen. Stéphane Bourdin examine ensuite l’apparition de sociétés multi-ethniques en Italie, telle qu’elle est documentable, c’est-à-dire les conséquences de ce que la tradition littéraire qualifie souvent d’invasion ou de destruction, à savoir l’arrivée d’un peuplement appartenant à un autre nomen que celui qui est initialement présent. Les données que livre à présent l’archéologie et l’épigraphie permettent de montrer avec certitude que ces mouvements de population sont en général moins massifs et moins ravageurs que les sources littéraires ne semblent l’indiquer. Les grands mouvements de population laissent des minorités – voire des majorités – qui ne semblent ni privées de tout droit ni contraintes à renoncer à leurs usages. La partie se termine par une analyse de ce que les sources littéraires prennent en compte comme critères d’appartenance à une ethnie, langue, culte, apparence extérieure, usages divers. Stéphane Bourdin montre le caractère stéréotypé de la plupart des descriptions, et l’absence de critères unitaires et précis qui soient mis en œuvre systématiquement et méthodiquement par les écrivains. Il est donc très difficile de déterminer quel regard chacun porte sur son appartenance à un nomen à partir des sources qui subsistent, mais les réutilisations et gauchissements à des fins politiques paraissent courants.

Le résumé qui précède a pour but de montrer l’ampleur et la richesse de l’enquête menée par Stéphane Bourdin. La synthèse produite est à la hauteur du projet. Certes, quelques réserves sont possibles. L’auteur souligne à de nombreuses reprises que les représentations liées aux ethnies, c’est-à-dire à l’échelon des nomina, sont très mobiles, et il considère que les manipulations de ces représentations sont conscientes et volontaires, et s’expliquent par des projets politiques. La démonstration est convaincante dans l’ensemble. Mais il n’est pas sûr qu’il faille en déduire que toute représentation liée à une collectivité à laquelle on appartient est manipulable à volonté et relève d’une mise en scène politique. Il se peut que des représentations moins aisées à transformer, plus rigides, plus inconscientes aussi, vaillent au niveau des populi. Ainsi, Stéphane Bourdin a raison que les représentations liées aux nomina relèvent de constructions politiques – ce qui ne veut pas forcément dire d’un projet pleinement conscient, d’ailleurs. Mais la conclusion que l’auteur semble en tirer au long de son ouvrage, à savoir que toute représentation liée à une appartenance collective est manipulable à volonté, est peut-être excessive. Les représentations liées aux populi, que l’auteur n’analyse pas, parce que tel n’est pas le propos de son ouvrage déjà suffisamment riche, relèvent éventuellement d’un investissement inconscient plus intense et plus inexorable, au moins pour une partie de la période.

Dans sa démonstration, Stéphane Bourdin met en évidence le caractère recomposé à date récente de la plupart des représentations liées aux nomina. Il vaut tout de même la peine de souligner qu’au moins dans un cas, l’épigraphie archaïque paraît mettre en évidence l’existence de représentations anciennes. Il s’agit du cas des Sabins, ethnonyme qui, comme l’indique l’auteur lui-même (p. 730), est attesté en sud-picénien dès le VIe siècle avant notre ère. Stéphane Bourdin a raison de dire que l’existence d’une Sabine indifférenciée, regroupant une grande partie des populations de l’Italie centre-méridionale, est une reconstruction de l’après-coup – mais il est significatif de voir que cette reconstruction s’appuie sur une construction déjà ancienne, même s’il est impossible d’évaluer le contenu initial de cette dernière, notamment parce que l’épigraphie sud-picénienne est très mal comprise. Ainsi, lorsqu’il analyse les représentations liées aux nomina comme récentes dans leur ensemble, l’auteur cède peut-être à un primitivisme qui refuse aux populations de l’Italie archaïque la possibilité de construire des représentations liées à l’échelon des ethnies – cette construction n’étant par ailleurs à notre sens pas forcément strictement consciente et maîtrisée à partir d’enjeux étroitement politiques.

Ces petites réserves ne retirent rien à l’intérêt immense de l’ouvrage. D’une part, comme synthèse d’un nombre considérable de données, il ouvre des aperçus extrêmement riches sur l’Italie du Ier millénaire avant notre ère dans son ensemble, sur ses populations, sur les modes d’organisation et les représentations qui y avaient cours, et sur les changements dans ceux-là comme dans celles-ci au fil de la période. L’aspect systématiquement comparatif, à l’échelle d’un vaste espace et d’une grande profondeur chronologique, rompt avec l’isolement trop souvent subi par les recherches de détail sur tel nomen. D’autre part, à partir de ces données, l’ouvrage met en lumière un fait capital, à savoir l’existence d’un cadre conceptuel qui semble partagé par toutes les populations concernées, l’opposition entre populus comme entité politique souveraine et nomen comme regroupement lâche d’entités politiques. Cependant, Stéphane Bourdin montre comment ce cadre mental largement commun s’applique à des fonctionnements en réalité très souples et divers d’une région et d’une période à l’autre. Et le fond de la thèse, à savoir que les entités les plus vastes, les nomina, ne sont pas l’objet de représentations précises et constantes, mais de topoi et de récupérations, nous semble substantiellement juste.

Emmanuel Dupraz