L’institut international d’histoire grecque, « Sosipolis », créé à l’initiative de N. Birgalias, a fait paraître en mai 2007 un conséquent volume rassemblant la plupart des communications qui avaient été présentées lors de la première conférence thématique organisée par les soins de cette institution, à Sparte, du 26 août au 1er septembre 2002. Témoignant en cela de la vocation scientifique internationale de Sosipolis, ce recueil rassemble des textes en cinq langues (grec, anglais, français, italien et allemand), chacun suivi d’un résumé – en anglais pour les articles en grec, en grec pour les articles dans les autres langues. L’ensemble, précédé d’un prologue dû aux éditeurs, est suivi de trois index succincts mais utiles, l’un des termes grecs, l’autre des notions, le troisième enfin des textes cités.
Le thème choisi pour la conférence – « les apports de la Sparte antique à la pensée et à la pratique politique » – est présenté dans le prologue. Il s’agissait de réunir deux approches complémentaires de l’historiographie spartiate : l’une, institutionnelle, offrait l’occasion de faire le point sur les aspects les plus représentatifs du régime politique spartiate (la double royauté, par exemple, ou encore les rapports entre les institutions proprement « spartiates » et les « cités périèques ») et d’expliquer leur originalité dans l’histoire politique des cités grecques ; l’autre, plus subjective, visait à s’interroger sur la pratique politique spartiate et sa perception par les non-Spartiates – depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Thucydide déjà l’avait prédit : écrire l’histoire de Sparte ne serait pas chose aisée. Cette cité où le silence et le secret ont pu être érigés en vertus politiques n’a pas manqué de susciter les soupçons et les fantasmes les plus contradictoires – et cela jusqu’à l’époque contemporaine. Modèle ou repoussoir, « mirage » ou réalité : dans le cas de Sparte, croiser l’histoire des institutions et l’histoire des représentations s’imposait.
Trois axes thématiques avaient été retenus autour desquels se sont organisées les contributions : les institutions spartiates – en particulier dans leur rapport avec la politique extérieure de la cité ; l’influence de Sparte sur la pensée politique des historiens, philosophes et orateurs, jusqu’à l’époque romaine ; et enfin les interprétations de la vie politique spartiate dans l’Europe moderne et contemporaine. Il serait trop long ici de discuter tour à tour chacune de ces contributions (26 au total), dont il faut souligner dès à présent l’intérêt scientifique. On trouvera donc ci-dessous un compte-rendu thématique récapitulant les apports essentiels de ces articles à trois domaines de l’histoire de Sparte.
La question de l’insertion de Sparte dans les relations internationales est abordée sous deux angles principaux : les rapports de Sparte avec les autres cités du Péloponnèse, périèques ou non (contributions de M. Piérart, V. Alonso‑Troncoso, J. Christien) et l’ambiguïté de sa position d’opposant à l’impérialisme athénien (contribution de A. Ramou). Plusieurs points sont à mettre en avant à partir des conclusions de ces articles. Tout d’abord la complexité des réseaux d’alliances et de rapports de force dans lesquels se trouve insérée la cité spartiate. Il revient en particulier à V. Alonso-Troconso de montrer que, au-delà des cités périèques formant l’État lacédémonien au sens large et en-deçà sans doute de la ligue péloponnésienne regroupant des cités alliées de Sparte en dehors même du Péloponnèse, le Péloponnèse à lui seul avait aux yeux des Spartiates une unité géopolitique qu’il importait de faire prévaloir pour s’en présenter comme les défenseurs légitimes. Soulignons aussi les perspectives particulièrement intéressantes suggérées par la contribution de J. Christien qui voit dans l’insatiable politique hégémonique des Spartiates le reflet d’une conception originale de l’État, comme un État territorial, ce que n’est pas fondamentalement la polis. Moins efficace peut-être et plus exigeant, ce modèle rendu nécessaire pour maintenir unis sous une seule autorité des territoires et des populations hétérogènes avec des degrés divers d’autonomie, a d’ailleurs été promis à un bel avenir avec les rois de Macédoine.
Deuxième point important : la remise en cause de l’opposition idéologique traditionnelle entre Sparte et Athènes. Ce lieu commun des discours politiques du temps de la guerre du Péloponnèse, dont on a souvent relevé le caractère stéréotypé, caricatural et polémique, se trouve analysé par A. Ramou et, dans une certaine mesure aussi par N. Richer dont le propos, plus vaste, vise à remettre en cause la posture morale des Spartiates auprès des autres Grecs. Se dégage ainsi l’image ambiguë d’une cité redoutée pour l’emprise territoriale qu’elle exerce sur les cités périèques, critiquée pour les revendications frontalières dont elle menace ses voisines péloponnésiennes et symbole contesté de la lutte pour la liberté et la souveraineté des cités contre l’impérialisme athénien.
En ce qui concerne l’étude des institutions spartiates, les articles proposés explorent trois voies principales. P. Carlier s’interroge sur les raisons du maintien de la double royauté à Sparte dans un contexte général défavorable à cette institution et les autres contributions sont consacrées soit à l’interprétation de la constitution spartiate par les penseurs politiques de Platon à Plutarque, en passant par Aristote et Isocrate (N. Birgalias, A. Paradiso, S. Cataldi, N. Humble et Cl. Mossé), soit à la façon dont l’idéologie spartiate était affirmée par les Spartiates et perçue par les autres (N. Richer, T.J. Figueira, S. Rangos, M. Christopoulos, S. Konstandini, A. Gartziou-Tatti, G. Cuniberti, P. Ellinger et N. Fischer).
On retrouve bien sûr au centre de ces études la question des rapports idéologiques entre Sparte et Athènes, dans la mesure où les textes qui nous sont parvenus sont surtout écrits par des Athéniens. Mais l’intérêt de l’ouvrage est précisément de montrer, là encore, ce que cette opposition peut avoir de simplificateur et de proposer une nouvelle approche. Par son analyse de la notion de « constitution mixte » en parallèle à celle de « constitution des Ancêtres » (Patrios Politeia), par exemple, N. Birgalias montre bien quelle proximité pouvait exister entre la pensée politique spartiate et la pensée politique athénienne. Quant à A. Gartziou‑Tatti et G. Cuniberti, dont les études portent sur l’image de Sparte dans la comédie attique, ils s’attachent précisément à montrer la relativement bonne connaissance que les Athéniens pouvaient avoir des Spartiates, en dehors de toute propagande liée en particulier à la guerre du Péloponnèse. L’intérêt de ce corpus d’étude est d’ailleurs de souligner les nombreux rapprochements possibles entre les citoyens athéniens et les citoyens spartiates, une fois précisément qu’on s’est défait du prisme déformant de la politique « officielle ».
Enfin, le dernier volet de cet ouvrage est consacré à l’héritage du « modèle » spartiate dans la pensée politique en Grande Bretagne et en France au XVIIIe siècle (O. Murray et S. Hodkinson), de l’Europe des XIXe-XXe siècles et en particulier dans l’Allemagne hitlérienne (G. Hoffmann, W. Schuller, D. Christodoulou, V. Losemann), ou encore dans l’imagerie contemporaine (P. Matalas). Alors que ces articles auraient pu apparaître relativement éloignés des préoccupations des articles précédents, il faut reconnaître qu’ils s’insèrent parfaitement dans le projet d’ensemble de l’ouvrage et constituent un prolongement indispensable pour comprendre l’arrière-plan idéologique et culturel des études spartiates modernes. Si le pari est réussi, cela tient sans doute à l’unité de la démarche appliquée des textes antiques aux penseurs modernes – « de Xénophon à Barrès », pour reprendre le titre de l’article sur « l’eugénisme » dû à G. Hoffmann. Sans grande surprise, l’héritage de la pensée et de la pratique politique spartiate depuis le XVIIIe siècle retient essentiellement trois thèmes : la sélection des enfants à la naissance – dont l’article de G. Hoffmann souligne bien la différence avec ce que l’on a appelé l’eugénisme à partir du début du XXe siècle –, l’éducation et le rôle des femmes – dont W. Schuller retrace l’influence sur certains mouvements féministes et de libération de la femme–, enfin le système de propriété de la terre – S. Hodkinson montre à ce sujet de façon magistrale comment une remarque unique de Plutarque, qui est le seul à affirmer que chaque Spartiate reçoit à sa naissance un lot parmi les 9000 lots de terre disponibles, a donné naissance à une certitude bien établie au coeur des premières utopies socialistes. L’article de P. Matalas, en guise de conclusion, montre bien que notre imaginaire contemporain n’a pas toujours su éviter les caricatures que nous sommes trop souvent enclins à critiquer chez les Anciens.
On pourra bien sûr regretter l’absence de contributions sur plusieurs points sensibles de la recherche historique spartiate qui auraient pu figurer en bonne place dans cette publication parce qu’ils expriment sans doute bien une spécificité politique spartiate – le rôle des éphores, ou encore la composition de l’assemblée, par exemple. D’une manière générale, l’histoire politique et institutionnelle est peut-être défavorisée par rapport à l’histoire des pratiques et des représentations. L’une ne va pas sans l’autre, mais la seconde ne saurait tout à fait supplanter la première. Mais cela n’ôte rien au mérite et à la qualité de cet ouvrage. Qu’il nous soit permis de reprendre pour conclure les mots de G. Cuniberti dans ses remerciements et de rendre hommage aux organisateurs de cette conférence Sosipolis qui a représenté « une occasion privilégiée de réunir, en terre grecque, la communauté scientifique internationale des chercheurs en histoire grecque ancienne » (p. 247).
Marie-Joséphine Werlings