Les concepts de liberté et d’esclavage en Grèce ancienne ont suscité une littérature abondante. De même, les études sur les historiens grecs classiques, que sont Hérodote, Thucydide et Xénophon, sont pléthoriques et souvent polémiques. L’ouvrage de Mélina Tamiolaki, issu d’une thèse de Lettres classiques, soutenue en 2007, à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV), ne se veut pourtant pas une nouvelle synthèse, mais se pose comme une recherche novatrice, en proposant d’étudier, pour reprendre les propos de Kurt A. Raaflaub, auteur de la préface du livre et membre du jury, « les concepts grecs de liberté et d’esclavage ensemble, et dans leur interaction » (p. 11). Pour ce faire, M. Tamiolaki part d’une affirmation de M.I. Finley (« Un des aspects de l’histoire grecque, c’est en bref l’avancée, main dans la main, de la liberté et de l’esclavage ») en « l’appliquant à la pensée des historiens grecs » (p. 20). Kurt A. Raaflaub résume ainsi le but du livre : « proposer une étude comparative de la façon dont ces concepts ont enrichi et stimulé la pensée historique et politique de ces trois historiens » (p. 11).
Dans une introduction, relativement courte (9 pages), l’auteure justifie son sujet, le choix de son corpus et la méthode mise en oeuvre, avant de présenter son plan. M. Tamiolaki prévient que « dans sa tentative de déchiffrer le rôle de la liberté et de l’esclavage dans la pensée de chaque auteur », elle a essayé « de comparer leurs systèmes de pensée, mais en même temps de prendre en considération les différences entre eux » (p. 22). Cette volonté justifie, pour l’auteure, non seulement le choix d’une « méthodologie différente pour chaque historien » (p. 22), mais aussi le recours à une démarche évolutive, qui ne transparaît pourtant pas directement dans le plan de l’ouvrage, dont les grandes parties sont définies thématiquement à partir des différentes sortes de liberté et d’esclavage que repère l’auteure. Un long passage est également consacré à l’emploi, volontaire et assumé, de l’argument e silentio. L’ouvrage se découpe donc en trois séquences thématiques, de longueur très inégale, respectivement 171, 76 et 112 pages. Après une conclusion d’une dizaine de pages, le volume se poursuit par deux appendices (l’un concernant les traductions et interprétations du passage I.102.2 de Thucydide ; l’autre « la conspiration de Cinadon, la crainte des hilotes et la présentation de Xénophon ») et par un important tableau sur la terminologie de la liberté et de l’esclavage chez les trois historiens, découpé en onze parties. Enfin, une bibliographie fournie, présentée sur 48 pages, deux index (général et des principales citations et références) et la table des matières clôturent l’ouvrage.
La première partie, qui couvre à elle seule presque la moitié du développement, s’intitule « Liberté et esclavage entre les cités ou les peuples ». Elle est composée de trois chapitres, consacrés successivement aux trois historiens, qui ont pour but d’examiner « les différentes sortes de liberté et d’esclavage liées à chaque peuple ou cité, ainsi que la contribution apportée par la question de l’esclavage individuel à la formation ou la modification de la question de la liberté » (p. 31). Chez Hérodote, le traitement de la liberté collective est comparé à une pyramide : le sommet serait occupé par les Athéniens, doublement libérés (des tyrans et des Perses) et la base par les Perses, dont la liberté revendiquée ne serait qu’une sorte de leurre. Mais cette vision de la liberté collective n’affecterait pas celle portée sur l’esclavage individuel, au demeurant très peu présente pour les Grecs, alors que, dans le monde barbare, « le rôle des esclaves peut être étroitement lié à la liberté et à l’esclavage collectifs » (p. 97). Le chapitre consacré à Thucydide soutient l’hypothèse d’une « minimisation » de l’idéal de liberté, qui appartiendrait au passé, tandis que la notion d’esclavage collectif serait atténuée. D’une manière générale, l’auteure entend démontrer que « le sujet de la liberté collective et de l’esclavage individuel chez Thucydide s’inscrit dans sa présentation des deux puissances principales, Athènes et Sparte » (p. 152). Ainsi, dans le cas de l’esclavage individuel, la question des hilotes servirait à établir une comparaison entre les deux cités, en les mettant en parallèle non pas avec les esclaves athéniens, mais avec les alliés d’Athènes, comparaison à l’avantage de cette dernière. Une véritable rupture semble s’accomplir avec Xénophon qui insiste plus sur la notion d’autonomia que sur celle de liberté collective (éleuthéria) ou d’esclavage individuel. Pour M. Tamiolaki, bien que de prime abord « les allusions limitées à la liberté collective suggèrent une critique de Sparte » (p. 156), « la minimisation de la liberté collective dans les Helléniques vise à atténuer la critique du lecteur envers Sparte » (p. 201). Quant à la pensée de Xénophon sur le rôle militaire des esclaves, elle serait « influencée et définie par son idéal de la liberté aristocratique et également par son mépris pour la liberté démocratique » (p. 201).
La deuxième partie, beaucoup plus courte, s’intéresse à la question de la liberté et de l’esclavage « à l’intérieur des cités ou des peuples ». Par cette expression, guère heureuse, l’auteure entend poser la question de l’intégration des esclaves selon les régimes. Là encore, le plan interne suit l’ordre chronologique des trois historiens et vise à mettre en évidence une rupture entre les deux premiers historiens et Xénophon, tant sur la question de la liberté individuelle que sur celle de l’esclavage.
Ce contraste explique que la troisième partie – au titre particulièrement mal choisi (« Liberté et esclavage en dehors de la cité ») – soit, en fait, consacrée à Xénophon, à travers deux chapitres, le premier s’attachant aux « ambiguïtés et aux limites de la soumission volontaire au chef charismatique », le deuxième à Socrate, vu comme un « chef exceptionnel ». Il s’agit d’examiner « comment s’articule la réflexion sur la soumission volontaire chez Xénophon » (p. 286), en montrant que la liberté par rapport à autrui n’est pas une valeur portée par l’historien, qui valorise, à travers Socrate, la liberté intérieure, une liberté « aristocratique » que seul le chef réussit à atteindre.
Si M. Tamiolaki a manifestement accompli un très gros travail de dépouillement bibliographique, l’ouvrage pose de nombreux problèmes, en particulier de clarté et de raisonnement qui se manifestent dès le plan lui-même. L’auteure semble, en effet, avoir été écartelée entre les deux démarches, thématique et périodique, qu’elle a voulu mettre en oeuvre. Les titres des grandes parties ne sont pas toujours clairs, tout comme, du reste, leur fils conducteurs, ce que les innombrables questions posées en début de partie, de chapitre, mais aussi de sous-chapitre, ne tendent pas à arranger. La langue et le style manquent souvent de limpidité et renforcent encore cette impression d’opacité du propos, mais il est difficile de tenir rigueur de ces maladresses formelles à une collègue étrangère, qui fait l’effort d’écrire en français. En revanche, on peut s’étonner de trouver certaines erreurs, comme, page 36 où le règne du roi égyptien Sésostris est placé au VIIe siècle ! En outre, les raisonnements suivis sont souvent contestables ou circulaires, voire incohérents. Prenons un exemple : une grande part de la démonstration de la deuxième sous-partie du chapitre I s’appuie sur l’idée d’une rédaction de l’Enquête « pendant la période de la guerre du Péloponnèse » (p. 70), hypothèse qui est loin de faire l’unanimité et qui aurait mérité au moins une note justificative, or subitement, page 93, M. Tamiolaki parle d’une rédaction « presque une génération plus tard » que le combat de Marathon, ce qui ne nous amène plus du tout en pleine guerre du Péloponnèse !
Typhaine Haziza