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Outre trois éditions commentées du De rerum natura[1], on doit à C. Salemme plusieurs études sur Lucrèce, dont les principales ont été opportunément rassemblées dans le volume recensé ici. Il s’agit de sept articles en italien, parus entre 2009 et 2019, et présentés dans l’ordre chronologique de leur publication. Le recueil est complété par une bibliographie (p. 123-144) et un index des auteurs modernes cités. Chacune des contributions est centrée sur un extrait problématique du poème, dont C Salemme propose une analyse approfondie, prenant aussi bien en compte les difficultés liées à l’établissement du texte que les enjeux lexicaux, philosophiques et poétiques.

La première, « Animali in guerra » (p. 9-30), porte sur les vers 1308-1349 du chant V, qui sont consacrés à l’utilisation des animaux sauvages dans les combats en lien avec l’histoire de la civilisation et l’évolution des techniques guerrières. L’interprétation de cet extrait est délicate : après avoir complaisamment évoqué le carnage provoqué par les taureaux, les sangliers et autres lions qui se rebellent contre leur dompteurs, Lucrèce se livre en effet à une série de réflexions dont l’articulation et le sens général ne sont pas aisés à saisir. Il semble d’abord douter que les faits rapportés soient réellement advenus (v. 1341), puis remarque qu’il est difficile d’imaginer que les hommes n’aient pas anticipé les conséquences terribles de cette innovation (1341-1343). Il suppose ensuite que ces expérimentations ont été menées dans d’autres mondes (1344‑1346) avant de conclure que les hommes ont agi ainsi non dans l’intention de vaincre, mais pour nuire à leurs ennemis (1347-1349). L’apparente incohérence du développement a conduit les éditeurs successifs à mettre en doute la validité du texte transmis par les manuscrits et à proposer d’importantes corrections. Grâce à un minutieux examen des loci critici, qui aboutit notamment à l’élimination ponctuelle du vers 1328 (doublon du précédent), l’auteur défend, de façon convaincante, la structure des vers transmise par les manuscrits et rejette, contre Lachmann[2], Munro[3], Ernout[4], Müller[5] et Deufert[6], toute transposition ou athétèse, complète ou partielle, des vers 1341‑1349. Il soutient en outre une interprétation littérale du texte : le récit de Lucrèce ne se veut ni fictif ni allégorique, mais porte sur des faits dont le poète considère qu’ils sont réellement advenus, non seulement dans notre monde, mais également dans d’autres. Par cette référence à la pluralité des mondes postulée par les épicuriens, le poète donne une dimension cosmique à la folie humaine dénoncée dans le passage. Cette lecture repose sur une légère émendation du vers 1341 : à la suite de Marulle, suivi par Bernays[7] et Büchner[8], C. Salemme propose de lire sic fuit ut facerent (« c’est précisément de cette manière qu’ils se sont comportés ») à la place de si fuit ut facerent, estimant qu’il est peu probable qu’après une description réalisée sur un mode objectif, Lucrèce mette en doute la réalité de ce qu’il vient de décrire minutieusement et présente ensuite comme un fait acquis. L’étude, qui emporte globalement l’adhésion, donne lieu à un rapprochement très éclairant avec un extrait du Περὶ φύσεως (34, 25, 21-34 Arr.), dans lequel Épicure précise que, contrairement aux hommes, les bêtes sauvages sont soumises au déterminisme de leur constitution et ne peuvent par conséquent être domestiquées. Cette distinction permettrait d’expliquer la perplexité de Lucrèce face à la sottise des hommes qui n’ont pas su prendre en compte la spécificité des animaux sauvages.

Dans la deuxième étude, intitulée « Lucrezio, il tempo, la morte » (p. 31-46), C. Salemme revient sur les v. 1068-1079 du chant III, consacrés au mal de vivre. Il s’interroge en particulier sur les vers 1073-1075[9] qui lui paraissent particulièrement problématiques, même si le sens général en est assez clair : les hommes ne cessent de se divertir pour se fuir eux-mêmes. S’ils prenaient conscience de la véritable cause de leur angoisse, à savoir la crainte de la mort, ils se tourneraient vers l’étude de la nature. Ils comprendraient alors précisément que la mort est un néant à la fois inévitable et infini. De ce fait, ils renonceraient au désir vain, déraisonnable et anxiogène de prolonger leur vie au-delà des limites assignées par la nature. Le premier problème, d’ordre textuel, réside dans la construction de l’adjectif verbal manenda (correction de Lambin pour manendo presque unanimement acceptée par les éditeurs), qui peut porter sur quae restat ou sur aetas. Suivant Giussani[10], C. Salemme le rattache avec raison à aetas : il s’agit de l’état dans lequel les humains se trouveront durant toute la durée du temps qu’ils devront passer post mortem. La seconde difficulté concerne l’interprétation de la proposition qui suit aetas : post mortem quae restat cumque. La contradiction supposée entre cette incise et le tempus aeternum dévolu à la mort conduit l’auteur à conclure, après une enquête sur la conception épicurienne du temps, que les vers 1073-1075 n’ont pu être écrits par Lucrèce : d’une part, parce que le poète épicurien ne pourrait recommander au lecteur de se soucier du temps qu’il devra passer dans la mort, d’autre part, parce que l’indéfini quaecumque suggèrerait que cette durée pourrait ne pas être éternelle, mais limitée. Cette analyse me semble contestable, tout d’abord parce que Lucrèce engage précisément son lecteur à saisir – pour se guérir de ses craintes – la nature de la mort, qu’il compare à un sommeil éternel (III, 921). De plus, l’épilogue du chant III, qui suit l’extrait étudié, livre la clé de l’énigme : l’éternité de la mort éclipse la durée de la vie humaine, quelle qu’elle soit (III, 1089-1093). Dans cette perspective, quaecumque renvoie au mortel, dont la subjectivité est questionnée dans l’extrait (bene si uideat…studeat) : de son point de vue, la durée de la période post mortem, dont le poète indique pourtant d’emblée qu’elle est éternelle, variera selon le moment de son décès. La solution est donnée dans le finale du chant, qui amplifie l’incommensurabilité absolue de la mort.

L’article suivant, « Un passo tormentato del IV libro » (p. 47-58), porte sur les vers 75 à 83 du chant IV, et en particulier sur le vers 79, dont la dernière partie (patrum matrumque deorum), telle qu’elle a été transmise par les manuscrits, est incompréhensible. Situé peu après le prologue, le développement fait partie de l’exposé sur les simulacres, images ténues qui émanent de la surface des choses. Lucrèce prend pour exemple les couleurs émises par les grands velums qui recouvraient les théâtres romains. Lors du spectacle, les gradins et la scène se trouvent inondés et illuminés par ces émanations colorées. Dans ce contexte, la référence aux pères et mères des dieux n’a aucun sens. Après un minutieux examen des diverses corrections proposées par les commentateurs, C. Salemme, se fondant sur un judicieux rapprochement avec Virgile (Georg. III, 24) et Vitruve (V, 6, 8), propose de lire ainsi le vers 79 : scaenai speciem pulcram frontemque decorem, scaenai species désignant la beauté de la scène dans son ensemble et frons, la toile de fond ornée. Dans le prolongement de cette hypothèse de restitution convaincante, l’auteur se livre à une très fine analyse de la description lucrétienne, qui transforme « un théâtre ordinaire en un jeu ondulant de lumières et de couleurs », créant une nouvelle expérience du réel via les énoncés métaphoriques (voir par exemple v. 80 : suo fluitare colore ; v. 82 : perfusa lepore).

La quatrième étude, « La conlusione dell’opera » (p. 59-78), affronte le fameux récit de la Peste d’Athènes, qui reste une énigme pour la critique lucrétienne : comment expliquer qu’un poème dédié à la doctrine libératrice d’Épicure et à la quête de l’ataraxie se termine sur l’évocation pathétique d’un épisode historique aussi terrible ? Pour répondre à cette question, C. Salemme s’appuie sur une comparaison entre les vers lucrétiens (VI, 1137‑1212) et leur source principale, à savoir le texte de Thucydide (II, 47-54). Il dénonce à juste titre l’opposition communément établie entre la neutralité objective de l’historien grec et le style pathétique du poète latin[11] : insistant au contraire sur la tension dramatique et l’expressivité qui caractérisent la narration thucydidéenne, il démontre que Lucrèce a cherché à l’accentuer selon les modalités du uertere inauguré par les poètes latins archaïques. Passant aux aspects structurels, il soutient que l’épisode de la Peste correspond à l’authentique finale du poème, parce que la pandémie s’insère dans la série des mirabilia, dont elle constitue un exemple particulièrement pathétique. De plus, on peut se demander quel développement ou quel argument le poète aurait pu ajouter pour compenser l’effet produit par cette évocation horrifique et terrifiante, sachant que les dieux épicuriens sont réputés indifférents aux affaires humaines. Dans cette perspective, l’auteur retient – opportunément à mon avis – la transposition de Bright[12], qui suggère de placer à la toute fin du poème les vers 1247-1251, consacrés aux enterrements et au deuil général. En revanche, l’interprétation d’ensemble proposée pour ce finale mérite discussion : rejetant les lectures de ses prédécesseurs, qu’elles soient éthiques (test destiné à vérifier le niveau d’ataraxie atteint par le lecteur), psychologiques (névrose de Lucrèce), symboliques (vie des non-épicuriens), C. Salemme considère que ce morceau strictement descriptif, dépourvu de toute signification morale ou philosophique, constitue un pur exercice de traduction artistique destiné à charmer ses lecteurs érudits. Cependant, même si le texte lucrétien présente indéniablement une variation poétique à partir de sa source grecque, il n’est pas réductible à ce seul aspect, mais reste ouvert à plusieurs lectures complémentaires. Comme cela a été justement rappelé dans une étude récente, le récit de la peste participe du projet philosophique de Lucrèce, qui y applique « le modèle explicatif de l’être vivant exposé aux chants III et IV à une situation concrète, une épidémie, qui est en même temps un événement très célèbre et donc bien connu de ses lecteurs (…) le poète “normalise” le phénomène de la peste en expliquant ses causes et ses effets et en évitant tout discours superstitieux. D’autre part, il offre aux lecteurs le triste portrait des malades de la peste qui succombent à la peur de la maladie et de la mort, à cause de l’ignorance de la nature des choses »[13].

La section consacrée à la démonstration de la mortalité du monde (DRN V, 235-415) fait également l’objet d’une analyse très éclairante (« La mortalità del mondo », p. 79-97). Suivant la progression de l’argumentation, l’auteur distingue les quatre preuves avancées par le poète : 1. le monde est lui-même constitué d’éléments mortels (v. 235-323) ; 2. l’histoire de la civilisation humaine est récente (v. 324‑350) ; 3. le monde ne remplit pas les conditions de l’immortalité (v. 351-379) ; 4. les éléments constitutifs du monde se livrent une guerre perpétuelle (380-415). Cette relecture permet de mettre en évidence l’intrication entre, d’une part, la description réaliste des éléments, des corps et des phénomènes, et d’autre part, le jeu des métaphores, souvent empruntées à la poésie latine archaïque, qui visent autant à séduire le lecteur qu’à suggérer la vision épicurienne du monde : les images, telles par exemple ianua leti (porte de la mort), ou moenia mundi (murailles du monde), acquièrent une nouvelle pertinence conceptuelle, issue de la tension entre interprétation littérale et interprétation métaphorique.

À ce commentaire remarquable à tous égards fait suite une étude très ponctuelle du vers VI, 550, qui, en raison d’un locus desperatus, pose de sérieux problèmes d’interprétation (« Un enigma Lucreziano », p. 99-106). Le passage concerne les tremblements de terre provoqués par les mouvements souterrains. Lucrèce cite en exemple les vibrations des maisons causées par le passage des chariots[14]. C. Salemme se livre à un examen critique des différentes restitutions proposées, dont il démontre qu’aucune n’est totalement satisfaisante. La prudence de la conclusion est bienvenue : tout en se refusant à ajouter une nouvelle hypothèse à une si longue série, l’auteur suggère de conserver cumque – régulièrement présent dans les clausules lucrétiennes –, d’adopter l’émendation de Lachmann (uiai au lieu du uim donné par les manuscrits) et de limiter, à l’instar de Merrill[15], les cruces à la partie centrale du vers (esdupuist). Il conjecture enfin une lacune d’un vers entre 650 et 651.

Le septième et dernier article, « Dal caso alla necessità » (p. 107-121) a trait à la cosmologie épicurienne et plus spécifiquement au développement sur la pluralité des mondes (DRN II, 1023-1104). À l’appui de cette thèse qui échappe au domaine de la sensation, Lucrèce fournit trois arguments : 1. Si l’univers est infini et le nombre des atomes illimité, alors il est impossible que n’existent pas dans d’autres régions de l’univers des mondes semblables au nôtre (1048-1066). 2. Si la matière et l’espace sont suffisants, en l’absence d’obstacle matériel ou causal, un monde doit se former (1067-1076). 3. Aucun être présent dans la nature n’étant unique, il en est de même pour le monde (1077‑1089). Parmi ces preuves, c’est la deuxième qui retient à juste titre l’attention de C. Salemme, dans la mesure où elle semble fondée sur la nécessité démocritéenne, comme le suggère le verbe debere au vers 1069[16]. Or cet argument semble surprenant puisqu’Épicure avait précisément polémiqué contre le déterminisme des atomistes, qu’il avait voulu dépasser en dotant les atomes d’une absolue liberté de mouvement. Dans ces conditions, comment expliquer que Lucrèce, qui voit dans la création des mondes un phénomène contingent, produit pas la déclinaison atomique, se réfère à la nécessité pour justifier la pluralité des mondes ? Pour résoudre cette difficulté, l’auteur démontre que le terme ἀνάγκη renvoie chez Épicure aux règles qui s’appliquent dans un cosmos une fois qu’il est constitué et qu’il correspond aux foedera naturae de Lucrèce. Dans cette perspective, le verbe debere n’implique ici aucun déterminisme, mais traduit une sorte de nécessité immanente associée à la régularité des phénomènes. Si les choses se forment, elles doivent le faire par le truchement de l’imprévisible déclinaison, qui constitue la seule voie cosmogonique possible. Paradoxalement, ce qui est contingent per se devient une condition nécessaire à l’existence d’un monde.

Par cette recension assez détaillée, j’ai tenté de suggérer l’intérêt, la diversité et la richesse des contributions lucrétiennes rassemblées par C. Salemme. Grâce à son intime connaissance du poème lucrétien et à son attention soutenue aux questions textuelles et lexicales, l’auteur démontre brillamment qu’en dépit de ses nombreuses traductions modernes, l’approche philologique reste indispensable à l’intelligence du De rerum natura. Certes, on pourra contester certaines interprétations ; on pourra déplorer le caractère expéditif de certaines réfutations et la tonalité polémique qui prévaut parfois dans les status quaestionis. Mais il faut surtout saluer l’extrême qualité et la grande valeur de ces études : C. Salemme y met à profit son immense érudition pour affronter, et parfois résoudre, les problèmes les plus importants et les plus ardus, auxquels se heurte la critique lucrétienne depuis plusieurs siècles.

 

Sabine Luciani, Aix Marseille Univ, CNRS, TDMAM, , Aix-en-Provence, France

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 766-770.

 

[1]. Le possibilità del reale. Lucrezio. De rerum natura 6, 96-534, Napoli 2009 ; Lucrezio e la formazione del mondo. Lucrezio. De rerum natura 5, 416-508, Napoli 2010 ; Infinito lucreziano. Lucrezio. De rerum natura 1, 915-1117, Napoli 2011.

[2]. C. Lachmann, T. Lucretii Cari De rerum natura libros Commentarius, Berolini 1855, p. 344-345.

[3]. H. A. J. Munro, Titi Lucreti Cari De rerum natura libri sex, Cambridge-Londres 1886.

[4]. A. Ernout, Lucrèce, De la nature, tome 1, Paris 1962.

[5]. C. Müller, T. Lucreti Cari De rerum natura libri sex, Zürich 1975.

[6]. M. Deufert, Pseudo-Lukrezisches im Lukrez. Die unechten Verse in Lukrezens « De rerum natura », Berlin-New York 1996, p. 267-274.

[7]. J. Bernays, T. Lucreti Cari De rerum natura libri sex, Leipzig 1852.

[8]. K. Büchner, T. Lucreti Cari De rerum natura, Wiesbaden 1966.

[9]. Temporis aeterni quoniam, non unius horae, / ambigitur status, in quo sit mortalibus omnis / aetas, post mortem quae restat cumque, manenda.

[10]. C. Giussani, T. Lucreti Cari De rerum natura libri sex, Turin 1897, tome III p. 136.

[11]. Voir notamment D. Clay, Lucretius and Epicurus, Ithaca-Londres 1983 ; G. Müller, « Die Finalia der sechs Bücher des Lucrez » dans O. Gigon dir., Entretiens de la Fondation Hardt, XXIV, Vandoeuvres-Genève 1978, p. 220.

[12]. D. F. Bright, « The Plague and the Structure of De rerum natura », Latomus 30, 1971, p. 607-632.

[13]. G. Scalas, « L’âme, le corps et la maladie : le récit de la peste à la lumière des chants III et IV du De rerum natura », Aitia [En ligne], 10 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 01 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/aitia/8361;DOI : https://doi.org/10.4000/aitia.8361

[14]. DRN, VI, 548-551 : Et merito, quoniam plaustris concussa tremescunt / tecta uiam propter non magno pondere tota, / nec minus exultantes dupuis cumque uim / ferratos utrimque rotarum succutit orbes

[15]. W. A. Merrill, « Criticism of the text of Lucretius with suggestions for its improvement, Part II, Books IV-VI », University of California Publication in classical Philology 3, 1916, p. 120.

[16]. …geri debent nimirum et confieri res. « …un monde doit se faire et s’achever ».