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Le présent ouvrage s’inscrit dans la collection « Understanding Classics », dont la vocation est de circonscrire en deux cents pages environ les principaux traits de l’œuvre d’un grand auteur de la tradition antique. Ce ne sont pour l’heure que des chercheurs nord-américains qui ont été sollicités pour accomplir pareille tâche, et l’on trouve ainsi, aux côtés de ce livre consacré à Horace, des volumes dédiés entre autres à Homère, Euripide, Ovide ou encore Martial. Il ne s’agit donc nullement de rédiger une somme sur l’auteur en question mais, plutôt, de faciliter la pénétration dans son œuvre par la mise en évidence d’aspects jugés centraux ou, du moins, caractéristiques. Un autre indice de ce parti pris éditorial est fourni par l’absence de notes de bas de page et par la présence sporadique de simples renvois à des éléments de bibliographie, insérés entre parenthèses dans le cours de la démonstration. Le lectorat manifestement visé n’est pas constitué des seuls spécialistes.

L’introduction associe d’emblée la figure d’Horace à celle de Socrate, qu’on verra réapparaître de façon massive dans le cadre de la première partie, consacrée aux Satires, ainsi que de la quatrième et dernière, dévolue au livre I des Épîtres. À la manière du penseur grec, le poète latin se pose comme un « ironiste » pour traduire littéralement un terme qui reviendra souvent sous la plume de Miller mais qui a un caractère fort désuet en français ; on ne parvient jamais véritablement à fixer ses positions doctrinales, à l’enfermer dans une pratique poétique définie, et bien malin qui peut, lors d’une première lecture des vers horatiens, anticiper la figure stylistique ou le trait d’esprit qui va suivre. Ce postulat est opportunément rapproché de la conjoncture dans laquelle vient s’ancrer l’œuvre d’Horace, celle du basculement de la Rome tardo-républicaine minée par les guerres civiles vers le Principat augustéen et son lot de changements. De toute évidence, l’époque, éminemment instable, se prête à l’ironie. L’introduction se poursuit, comme attendu, par des considérations de nature biographique, dont les textes horatiens eux-mêmes constituent la source privilégiée. Il est assez étrange, toutefois, de ne trouver aucune mention de la Vita Horatii de Suétone, dont on tire usuellement des éclairages sur des aspects importants de la vie du poète. Miller insiste, à juste titre, sur le rôle de Mécène et pointe de manière succincte les moments décisifs de la carrière d’Horace, avec un attachement particulier aux trois premiers livres des Odes et à la fameuse formule exegi monumentum, qui ouvre le dernier poème du livre III et par laquelle Miller intitule le troisième chapitre de son ouvrage. Une portion étonnamment longue de l’introduction – près d’un tiers – est enfin dédiée au poème que l’on a coutume d’appeler Ars poetica. Miller s’y engage, là encore de manière surprenante eu égard au fait qu’il s’agit de l’introduction, dans une analyse philologique très précise, soulignant le caractère problématique de certains passages et reliant ce constat à l’idée, initialement formulée, selon laquelle Horace est un auteur maniant sans cesse l’ironie et, à ce titre, difficile à cerner. Cette importance liminaire accordée à l’Ars poetica s’explique sans doute par la totale disparition du texte dans les pages suivantes et par une probable volonté de compensation anticipée. Sa dimension ironique est soulignée, conformément à la posture interprétative évoquée en amont, désormais bien dessinée.

La progression du livre s’adossant à celle de la carrière littéraire d’Horace, le premier chapitre porte sur les Satires et s’appuie explicitement sur l’article daté (1963) de W. Anderson « The Roman Socrates: Horace and his Satires ». Comme l’avaient déjà largement laissé entrevoir certains développements de l’introduction, Miller prend le parti de voir dans l’Horace satiriste une figure tout à fait comparable à celle de Socrate. Il s’attache au soubassement philosophique du recueil satirique horatien et en souligne d’emblée la variabilité, entre références au stoïcisme, à l’épicurisme ou à la diatribe cynique. À l’instar du philosophe athénien, Horace intrigue et déstabilise car il n’offre aucune prise à l’interprétation univoque, à quelque égard que ce soit. Outre ses liens multiples avec les doctrines philosophiques, il a un rapport ambivalent à Lucilius, à la fois révéré en tant qu’inventeur de la satire et fustigé pour sa négligence stylistique ainsi que pour sa trop grande libertas. Le poète redéfinit ainsi cette liberté de parole inhérente au genre, sans toutefois lui assigner un sens définitif. Quelques satires sont alors commentées les unes à la suite des autres, mais les raisons pour lesquelles elles sont privilégiées plutôt que d’autres n’apparaissent guère, si ce n’est qu’elles sont mises en relation avec la pratique de l’ironie ; mais toutes, peu ou prou, peuvent l’être. On peut en outre déplorer – et c’est un problème qui touche l’ensemble du volume – l’absence de sous-titres au sein de ce chapitre, alors que leur insertion aurait sans doute invité l’auteur à mieux structurer ses analyses et aurait par là même facilité la lecture. De fait, après ce commentaire assez aléatoire de poèmes satiriques, Miller revient à la Satire I, 1 et à sa dimension programmatique, qu’il associe aux Satires II, 7 et II, 8 au seul motif que toutes trois n’ont pas eu l’attention qu’elle méritait de la part de la critique. Si on peut éventuellement l’admettre pour les deux dernières, la même remarque appliquée à la Satire I, 1 a de quoi déconcerter, tant cette pièce a été analysée au cours des dernières décennies, dans le cadre d’articles ou de monographies.

Le deuxième chapitre, dévolu aux Épodes, s’ouvre sur le rappel opportun de la contemporanéité du recueil avec le livre II des Satires. Miller éclaire ainsi les poèmes iambiques horatiens à la lumière de cette libertas qui tend à être utilisée comme une arme. Les efforts de redéfinition opérés dans un certain nombre de passages issus des Satires semblent trouver ici un second terrain d’application ; la franchise et la propension à l’attaque ad personam, qu’Horace reconnaissait comme caractéristiques du genre satirique, sont sujettes à un même maniement ambigu dans la mesure où le poète s’en prend à des cibles qu’il est rarement possible d’identifier avec certitude et précision. Comme l’a montré l’exemple de Cicéron, mis à mort en raison des violentes attaques portées à Antoine dans les Philippiques, il est dangereux de manipuler une libertas débridée et transparente. Du reste, il ne s’agit nullement pour Horace de pousser au suicide les destinataires de ses iambes et de reproduire ainsi le modèle d’Archiloque, initiateur du genre, qui, dans ses vers, aurait flétri la réputation de sa promise, Néobulé, et de son père Lycambès, revenu sur son engagement, au point de les conduire à se pendre. Les précédents offerts par Callimaque et Catulle en matière de pratique iambique sont, du reste, examinés avec intérêt. Puis Miller s’interrompt assez brusquement et en revient à ce qui constitue le fil directeur de son analyse, le principe de l’ironie. Sont particulièrement ironiques à ses yeux les deux pièces les plus violentes du recueil – et sans doute du corpus horatien dans son ensemble –, les Épodes 8 et 12, où la puissance du déchaînement verbal, marquée par le déversement d’un flot d’insultes à l’encontre d’une femme âgée, est associée au thème de l’impuissance sexuelle. Ensuite, Miller surprend une fois encore son lecteur en interrompant sa démonstration pour donner, bien tardivement, une définition précise de ce qu’il entend par ironie, alors même que, nous l’avons dit, il s’agit de l’un des piliers de sa réflexion. Les dernières pages du chapitre traitent, de manière tout aussi aléatoire que précédemment, quelques épodes, avec une attention particulière pour le personnage de Canidie, explicitement évoqué dans les pièces 5 et 17.

S’ensuit un chapitre dévolu aux Odes, placé sous l’égide de la formule exegi monumentum, à laquelle Miller s’était déjà attaché en introduction. Celui-ci se fonde en outre sur une image empruntée à l’Ode I, 9, celle de la Sabina diota, du vase à deux anses (littéralement « à deux oreilles ») sabin, pour amorcer son analyse du recueil lyrique horatien. Traditionnellement perçue comme une allusion au bilinguisme des Odes, héritières des grands noms de la lyrique grecque mais soucieuses de se fixer dans un cadre proprement latin, l’image peut également être entendue, selon Miller, comme une allusion à la double signification – ou aux significations multiples – que ces poèmes possèderaient. Une telle interprétation lui permet de renouer avec le concept, cher à ses yeux, d’ironie. Après quelques considérations en lien avec la tradition lyrique grecque, Miller n’entreprend pas de caractériser les trois premiers livres des Odes dans leur ensemble – car c’est bien ce que désigne pourtant le terme monumentum dans l’expression prise pour titre –, mais, comme dans le cadre des précédents chapitres, il procède à un commentaire détaillé de morceaux choisis. En vertu de sa dimension métapoétique patente, il se penche sur l’Ode I, 9, dont il avait déjà été question en amont, et y examine les jeux de distanciation et de rapprochement avec la tradition grecque. En écho aux remarques émises au sujet de la Sabina diota, Miller pointe le fait qu’Horace s’y pose comme un lyricus uates, un produit hybride des cultures grecque et romaine. Son attention se porte ensuite sur l’Ode I, 14, où se donne à lire une représentation fameuse et topique du navire de l’État, puis sur des poèmes au thème plus explicitement politique, tels le Carmen I, 37, dont la toile de fond n’est autre que la bataille d’Actium et la mort, finalement empreinte de dignité, de Cléopâtre, ou les six premiers poèmes du livre III. En dernier lieu, l’Ode III, 8, où le poète invite Mécène à célébrer avec lui l’anniversaire de sa mort évitée de justesse après la chute d’un arbre dans sa propriété de Sabine, et l’Ode III, 13, dans laquelle hommage est rendu à la fontaine de Bandusie, sont soumises à une analyse pleine d’acribie. Mais, à nouveau, de l’absence de structuration en sous-parties à l’intérieur de ce chapitre se dégage une impression de greffes parfois arbitraires, même si reparaît de temps à autre le thème fédérateur de l’ironie.

C’est enfin le livre I des Épîtres horatiennes qui fait l’objet d’un quatrième chapitre ; le titre (« Freedom, Friendship and the Ties that Bind: Socratic Irony in Epistles I ») promet une présence plus nette de l’ironie, en tant que prisme interprétatif, qu’au sein du précédent chapitre. Les Épîtres du livre II, auxquelles Miller associe l’Ars poetica en oubliant de rappeler – il l’avait très brièvement fait en introduction – que la datation du texte est toujours débattue, sont évacuées en quelques lignes. Le livre I est retenu pour sa singularité. En effet, cette collection d’épîtres poétiques traitant de philosophie et manifestement écrites pour faire partie d’un tout savamment construit ne possède guère d’équivalent dans la littérature antique. La notion d’amicitia, au cœur de ce livre, est discutée dans les premières pages du chapitre, avec un intérêt particulier pour la question de la relation avec les puissants, qui, naturellement, touche Horace de près. On apprécie ensuite la résolution, enfin prise par Miller, de poser les jalons de l’analyse en s’appuyant sur la pièce liminaire du recueil. Mobilisant l’image du gladiateur à qui l’on donne son congé une fois qu’il a fait son temps, le poète augustéen affirme à Mécène qu’il est désormais trop vieux pour s’adonner à l’écriture de vers. En fait, il le dit en des termes qui font ressurgir les jeux d’équivoque induits par la pratique récurrente de l’ironie ; ainsi du terme ludus, qui, dans le contexte, renvoie à l’école de gladiateurs qu’Horace n’a plus l’âge de fréquenter mais aussi aux amusements poétiques auxquels il s’est livré au long de sa carrière. Pourtant les Épîtres ne pourraient-elles pas, elles aussi, passer au fond pour des ludi, certes différents de ceux du temps passé ? Miller se penche ensuite sur l’Épître I, 19, souvent appariée à l’Épître I, 1 en raison des accents réflexifs que l’on trouve dans l’une et l’autre pièce ; le passage, crucial, où est exposée la conception horatienne de l’imitatio y est opportunément examiné. C’est un autre couple de poèmes, celui constitué des Épîtres I, 2 et I, 18, toutes deux adressées à un certain Lollius, qui est envisagé dans les pages suivantes. Sur un mode parénétique, Horace engage son destinataire ici à adopter un juste milieu entre arrogance et flagornerie dans ses rapports avec les puissants, là à recevoir les leçons de vertu prodiguées par les œuvres homériques. Le spectre de l’ironie n’est jamais loin, et l’on en décèle encore d’évidentes marques dans l’Épître I, 7, adressée, comme la première du recueil, à Mécène.

Un épilogue présente à grands traits la réception du corpus horatien, des scholies antiques de Porphyrion et du Pseudo-Acron aux œuvres du poète et dramaturge britannique Wystan Hugh Auden en passant par Pétrarque, Du Bellay, Boileau, Pope et Dryden.

En définitive, le présent volume a le mérite d’entreprendre une étude resserrée de l’œuvre riche et disparate d’Horace en articulant les différentes parties de la démonstration à une pratique effectivement récurrente sous sa plume, celle de l’ironie. On y trouve des analyses de détail tout à fait stimulantes mais aussi, répétons-le, un manque de structuration interne aux chapitres que l’on pourra parfois trouver préjudiciable à la bonne compréhension de la suite des idées. Par endroits, le concept d’ironie est oublié et reparaît de manière soudaine, sans que le lecteur y soit réellement préparé. En outre, Miller choisit de retrancher de son étude des pans importants, pour ne pas dire capitaux, du corpus horatien sans apporter de justification solide à ces choix (rien n’est dit, quasiment, du livre IV des Odes ni du Carmen Saeculare). Enfin, la bibliographie, comme souvent dans le cadre des monographies de langue anglaise, est principalement centrée sur les productions anglo-saxonnes, au mépris d’études récentes importantes en langue italienne, allemande ou française.

Robin Glinatsis, Université de Lille III, UMR 8164 – Halma-Ipel

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 771-774.