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Avec ce volume s’achève l’édition d’Arnobe dans la C. U. F. : le t. I (livre I), par Henri Le Bonniec, avait été publié en 1982 ; le t. II (livre II), par Mireille Armisen‑Marchetti, en 2018 ; le t. III (livre III), par Jacqueline Champeaux, en 2007, et les t. VI‑VII (livres VI‑VII), par Bernard Fragu en 2010. J. Champeaux, qui signale avoir pu utiliser le travail préparatoire qu’avait laissé H. Le Bonniec, n’a pas vu imprimé ce dernier volume et c’est sa disciple Caroline Février qui en a surveillé la correction avec les deux réviseurs Olivier Desbordes et Yves Lehmann. Dans l’introduction, J. C. maintient, contre H. Le Bonniec, le groupement des livres III à V en une trilogie dévolue aux dieux païens (leurs corps, leurs noms, leurs mythes), les livres VI et VII traitant du culte. Puis sont étudiées les sources et les compositions des livres IV, les noms (Varron, Cicéron et Clément d’Alexandrie ; les dieux païens dégradent le surnaturel et donc la vraie religion est le christianisme), et V, les mythes (Clément, mais aussi Timothée par Polyhistor ou Valerius ; ces mythes ne sauraient être sauvés par l’exégèse allégorique). Concernant la datation, on propose, de façon vraisemblable, une révision du livre IV au milieu ou dans la seconde moitié de 303, l’œuvre ayant été entreprise en 297. En ce qui concerne l’établissement du texte, dans la ligne d’H. Le Bonniec, on s’est efforcé de conserver, autant que possible, le texte des manuscrits et (fort louable initiative !) de préciser l’auteur des corrections anciennes (mise au point bien documentée pour la correction imum en 5, 6, 3, p. 140 pour le texte et p. 193 pour la justification). Au total, on propose huit conjectures nouvelles (indiquées p. XXXIV), plus deux suggestions d’O. Desbordes (avec, dans le même esprit, une rectification à VII, 19, 2, p. XXXIV, n. 43). S’ajoute une bibliographie sélective qui complète celle des précédents volumes (p. XXXVII-XLII) et une liste des sigles qui inclut les éditions anciennes et les travaux de critique textuelle (p. XLIII-XLVII).

La traduction se lit agréablement et respecte les nuances du texte. Peut-être pourrait-on par moments regretter une tendance aux développements explicatifs qui tournent à la paraphrase, comme par exemple p. 20, en 4, 18, 1, où sedit est traduit par « selon leur idée bien arrêtée ». Mais on ne saurait la chicaner que sur de petits détails insignifiants : peut-on traduire commentariis par « archives » (en 5, 17, 3, p. 152 et 5, 43, 1, p. 177), même après la note à 5, 8, 1 (p. 201 ; cf. p. 271) ? J’aurais préféré « mémoires » ou « registres ».

En ce qui concerne le texte, J. C. a eu raison de conserver les leçons des manuscrits chaque fois que c’est possible. Ainsi uobis en 4, 2, 2 (p. 5 et commentaire p. 45) ; uera eandem en 4, 12, 1 (p. 13 et commentaire p. 69) ; Descriptis en 4, 18, 4 (p. 20 et commentaire p. 90-91) ; dictatum en 4, 24, 7 (p. 26). Peut-être aurait-on pu garder aussi en 4, 18, 5 l’indicatif abolentur des manuscrits, le subjonctif aboleantur proposé par Sabaeus (et retenu ici) ne s’imposant pas ; en 4, 22, 5 (p. 23), l’accusatif reginam, en écartant la correction de Sabaeus regina ; inuidum en 4, 31, 2 (p. 32) ; quos solidet en 4, 36, 4 (p. 38) ou la dernière phrase du livre IV (p. 39 et 129). Pour le livre V, on a maintenu à juste titre immortalitate en 5, 12, 2 (p. 147 et justification p. 207) ; on aurait peut-être pu conserver aussi le et de la phrase qui ouvre le livre V (p. 139), au sens de « et pourtant » (p. 179) ; et, avec Marchesi, l’hapax edominari en 5, 11, 1 (p. 146 et 205‑206). En 5, 13, 7 (p. 148 et 210), pourquoi corriger, avec Ursinus (Fulvio Orsini, 1583), le présent des manuscrits subicit en parfait (subiecit), alors que ce dialogue fictif reprend le récit des événements exposés plus haut, où on lit bien un présent (suggerit, 5, 7, 3, p. 141) ? Le singulier sanctitatem des manuscrits (5, 26, 1) pourrait aussi se défendre. Enfin, la conjecture sanctuarium, que J. C. hasarde dans l’apparat sans l’introduire dans son texte (en 5, 16, 2, p. 151 et 214), ne paraît pas nécessaire.

Mais l’auteur propose aussi huit conjectures nouvelles. Les deux premières (en 4, 7, 5, p. 10) auraient pu être traitées en une seule unité critique (de aupibilia PB) ; l’argumentation (p. 258-260) en faveur de la correction Vpis filia est assez solide, mais le passage de dea à Deuiana est bien rude, comme l’admet J. C. elle‑même. Je suis en revanche tout à fait convaincu par Tutin en 4, 16, 3 (p. 17 et justification p. 87), correction la plus économique par rapport au témoignage des manuscrits, comme la correction nuncupasse en 4, 18, 5 (p. 20), qu’on aurait pu défendre dans le commentaire. Au livre V, la réfection du début du paragraphe 7 du chapitre 7 (p. 142 : Mater suffundit et eas deum) est elle aussi très économique, mais on aurait pu rester encore plus près du texte des manuscrits (m. suffodit etas d.) en adoptant, comme Saumaise, le parfait suffudit : un parfait au milieu d’un récit au présent de narration ne me choquerait pas (contra p. 200 ; en 5, 7, 2, p. 141, la principale est au présent alors que les subordonnées sont au passé et J. C. admet elle‑même une discordance présent / passé en 5, 33, 4 : voir p. 253). En 5, 12, 4 (p. 147 et justification p. 207), la très légère correction tunc, plus proche des manuscrits que celle proposée par Sabaeus, paraît la plus économique et la plus justifiée. En 5, 21, 4 (p. 155 et justification p. 227), la correction ueruicinus introduit un mot à la fois mieux attesté et plus proche du terme transmis par les manuscrits que le uerueceus (qui serait un hapax) proposé par Sabaeus et repris par Marchesi. Enfin, en 5, 33, 4 (p. 168 et 253 pour la justification), la correction du sutum des manuscrits en suum est économique et astucieuse ; mais je me demande si la proposition de Kirschwing (suum tum), en reliant le tum au cum qui suit, n’est pas préférable. Les deux transpositions de terme proposées par O. Desbordes (testi en 5, 29, 1 et exquirimus en 5, 33, 4) emportent la conviction. Au total, le texte est solidement établi.

L’apparat, comme de règle dans la Collection des Universités de France, est positif, mais au point de constituer des unités critiques autonomes pour des corrections (par exemple p. 32, à I, 31, 3 et matrimus) ou des suspicions de lacune (e. g. en 5, 23, 1 après ungulas) qui n’ont pas été retenues dans le texte : souhaitons que cette innovation fasse école, au moins quand certaines corrections ou conjectures, sans pouvoir être retenues dans le texte lui-même, méritent d’entrer dans la réflexion du lecteur. J. C. pousse même le scrupule jusqu’à introduire dans l’apparat une omission faite par le premier éditeur : ainsi ediscitis, omis (ou supprimé ?, comme en 4, 35, 5 [p. 37] l’omission du second formidine par Sabaeus pourrait être en réalité une athétisation) par Sabaeus en 4, 33, 4, en indiquant le nom de l’érudit qui a rétabli ce mot (Meursius, 1598). En revanche, il est parfois gênant que certaines corrections purement orthographiques n’apparaissent pas dans l’apparat (e. g. intimis en 5, 23, 5) : on ne sait pas alors quelle(s) leçon(s) portaient les manuscrits et, pour plus de clarté, on aurait pu parfois regrouper certaines unités critiques (ainsi pour 5, 37, 1, p. 171, comme en 4, 7, 5 relevé plus haut).

Le commentaire est d’une richesse exceptionnelle (89 p. pour le livre IV ; 96 pour le livre V !) : ecdotique (l’établissement du texte des nombreux passages incertains est presque toujours clairement discuté), linguistique (avec la définition précise du sens des mots, par exemple diuisionum en 4, 13, 1, p. 74 ; mais on aurait pu, dans le commentaire à 5, 7, 5, signaler les deux infinitifs archaïques uelarier et coronarier), littéraire (je pense au beau commentaire de 4, 16, p. 85-89 et à toutes les études minutieuses qui comparent le texte d’Arnobe à ses différentes sources, latines et grecques), stylistique (bel exemple à 4, 15,  1, p. 84), historique, religieux (riche note sur l’extispicine p. 69-71 ; sur les dieux homonymes aux chapitres 14 et 15 du livre IV, p. 77 à 85 ; sur les prêtres romains, p. 124-125 ; sur la mutilation d’Attis, p. 198-199 à 5, 7, 4 ; sur Bona dea, p. 217-220 à 5, 18, 3…). J’ai apprécié aussi les justifications de certaines traductions : ainsi, chalcidis aureis rendu par « des galeries dorées » (4, 33, 1, p. 33 et justification p. 121) ; et la prudence que J. C. sait garder quand il le faut (e. g. le commentaire à 5, 15, 3, p. 212). On aurait pu, dans le commentaire à 5, 21, 6 (p. 228‑230), noter que ce qu’Arnobe appelle « sénaire » (senarius) est en fait un trimètre iambique de type lyrique ou tragique (les pieds pairs y sont purs) et commenter métriquement la traduction en hexamètres du texte orphique cité en 5, 26, 2-3 : caractère libre ou archaïque des clausules des v. 2 (type 4-1) et 3 (type 1-4) et problème de la longueur de la syllabe finale au v. 3 : caua… manu). J’aurais aussi aimé, dans le commentaire de la dernière partie du livre V (chapitres 32-45) ou dans l’introduction (aux p. XXVIII-XXX), un parallèle entre les allégories philosophiques païennes et l’allégorisme chrétien.

Enfin, on a eu la bonne idée dans l’index (p. 275-281) d’adjoindre aux noms propres les termes ou notions les plus significatifs. Au total, c’est donc un texte solidement établi, raisonnablement conservateur, qui est ici proposé, avec un commentaire d’une richesse exceptionnelle. Remercions J. C. d’avoir si bien achevé, dans les traces d’H. Le Bonniec, l’édition d’un texte fondamental pour la connaissance de la religion romaine.

Jean-Louis Charlet, Université d’Aix-Marseille

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 775-777.