< Retour

La recherche académique espagnole dans le domaine de l’histoire ancienne a connu un renouvellement significatif à partir du début des années 1970, avec une ouverture scientifique croissante vis-à-vis de l’espace européen. La prise en compte de nouvelles données archéologiques ainsi que de nouveaux cadres théoriques de référence, plus particulièrement ceux issus du monde anglo-saxon, a connu un coup d’accélérateur au cours des deux dernières décennies, grâce aussi à la mise en place de programmes de recherche en réponse à des appels à projet au niveau national et régional. L’ouvrage Roman Turdetania. Romanization, Identity and Socio-Cultural Interaction in the South of the Iberian Peninsula between the 4th and the 1st Centuries BCE, dont Gonzalo Cruz Andreotti est l’éditeur scientifique, constitue un très bon exemple de cette dynamique : il réunit en effet les travaux de dix auteurs présentés lors du workshop (Fronteras de las identidades : qué fronteras para qué identidades) qui s’était tenu à l’Université de Malaga les 25-26 Septembre 2014, une rencontre qui mettait à profit les résultats des recherches sur la géographie antique ou les identités politico-ethniques du sud de l’ancienne Ibérie menées dans le cadre de projets financés.

La préface initiale de ce recueil, où l’éditeur scientifique retrace l’historiographie et définit le cadre théorique des thématiques abordées, s’avère indispensable à la compréhension du contenu de l’ouvrage, y compris son titre, Roman Turdetania. En effet, si celui-ci reprend l’appellation donnée par Strabon à la partie de l’Espagne méridionale qui correspond à la vallée du Guadalquivir et aux régions côtières limitrophes, les deux premiers articles procèdent à une déconstruction exemplaire de cette dénomination. G. Cruz Andreotti montre comment la Turdétanie n’est qu’une construction littéraire du géographe d’Amasée (qui remonte peut-être à sa source de la fin du IIe s. av. n. è., Asclépiade de Myrlea), qui repose sur l’identification de cette région, à la tradition civique de tradition phénicienne bien ancrée, à la mythique Tartessos. P. Moret, ensuite, par un examen minutieux des sources historiques, démontre comment les Turdétans des auteurs du IIe s. av. n. è. (Caton l’Ancien, Plaute), proches voisins des Celtibères, occupaient un territoire à l’intérieur des terres situé bien plus au nord de la Turdétanie strabonienne ; au Ier siècle de l’Empire, Pline l’Ancien ignore totalement cette dénomination, et ne connaît que la Baetica. L’article d’E. Castro-Páez, vient clore cette première section consacrée à la géographie historique, en avançant des hypothèses pertinentes quant aux raisons à l’origine de la création (ou le « remploi ») du terme par Strabon : par rapport à une vision de l’espace géographique où la dimension historique est essentielle, la Turdétanie, espace civilisé des villes, apparaît comme la contrepartie opposée à la Celtibérie sauvage, à l’urbanisme pas ou peu développé. S’il y a donc bel et bien une Turdétanie romaine, celle-ci ne correspond pas à un territoire préexistant aux limites bien définies dont il s’agit de suivre l’évolution à l’époque romaine ; c’est, en revanche, un espace géographique conceptuel créé aux premiers siècles de la domination romaine, à partir de la reconnaissance de certains caractères spécifiques, identifiés comme tels par des observateurs extérieurs de culture gréco-hellénistique. C’est à la reconstitution de cette physionomie, de cette « identité », que s’attachent les contributions de la deuxième partie de l’ouvrage.

En effet, après l’article « de transition » de F.J. García Fernández, qui s’interroge sur la signification réelle de l’appellation « culture turdétane » appliquée à un faciès céramique local, distinct par rapport aux productions céramiques de tradition punique ou ibère, les articles de la deuxième section sont censés développer les deux concepts clés de l’ouvrage, celui d’identité et celui de romanisation, affichés aussi dans le sous-titre. Cependant, à la lecture des différentes contributions, on s’aperçoit que c’est la réflexion autour du premier concept qui est centrale et guide l’analyse des processus de changements à l’œuvre lors des premières phases de la romanisation dans le sud ibérique. En effet, comme le souligne G. Cruz Andreotti dans l’épilogue du volume (p. 187), c’est à partir d’une approche « historique », telle qu’elle avait été conçue par J. Hall pour le monde grec[1], que l’identité est abordée par les auteurs des différents articles. Puisque l’on considère l’identité comme une construction changeante qui résulte de l’influence des différents facteurs à l’œuvre dans un contexte historique donné, la romanisation ne peut représenter qu’une nouvelle étape d’un processus continu qui s’inscrit dans des temps longs. Dans cette perspective « inversée », ce n’est plus un substrat uniforme et statique qui se trouve modifié par la nouvelle puissance dominante, mais c’est plutôt Rome qui s’adapte et interagit avec les différentes identités locales. Ainsi, on ne sera pas étonné de retrouver un seul article, en fin de volume (celui d’E. García Vargas), focalisé sur la présence des Italiens et les transformations socio-économiques qu’elle induit. En revanche, dans les travaux qui précèdent, E. Ferrer Albelda, R. Pliego Vásquez, M. Álvarez Martí-Aguilar et F. Machuca Prieto essaient de mieux cerner les caractéristiques et l’évolution historique de la présence punico‑carthaginoise, dont l’impact est considéré comme un facteur moteur déterminant dans la construction des identités régionales du sud ibérique.

Une large part est faite dans ces travaux à l’analyse et au réexamen des données numismatiques (l’article de R. Pliego Vásquez, mais aussi ceux de E. Ferrer Albelda, F. Machuca Prieto, B. Mora Serrano), alors que M. Álvarez Martí-Aguilar se livre à une fine analyse et à une réinterprétation originale du texte de Justin 44.5.1-4 (et de sa source, Trogue Pompée) relatif au premier « empire » carthaginois dans le sud de l’Espagne. Ses conclusions, tout comme les données monétaires, plaident en faveur d’une première tentative d’implantation de la puissance punique dans le sud ibérique au IVe s. av. n. è., antérieure à la conquête barcide de 237 av. n. è. Il s’agit là de conclusions importantes d’un point de vue historique, qui, avec les nouvelles lectures du texte de Strabon proposées en première partie, constituent les points forts de cet ouvrage.

On regrettera néanmoins la place relativement réduite qui a été accordée à la présentation des données archéologiques (à deux exceptions près : l’article d’E. García Vargas sur la présence des Italiens à la fin de la République et celui de F.J. García Fernández sur la culture matérielle de « Turdétanie » dont les formes céramiques spécifiques renvoient à des traditions culinaires différentes par rapport à celles des populations méditerranéennes immigrées). Certes, les allusions à certains traits caractéristiques des formes d’occupation du sol (nécropoles, sanctuaires…) ou à des sites clés tels que Carteia (dont la fondation a été datée du milieu du IVe s. av. n. è. par des fouilles récentes), ne manquent pas. Cependant, un ou deux articles supplémentaires de synthèse sur l’urbanisme et les différentes formes d’habitat, plus particulièrement pour la période correspondant à l’implantation phénico-punique des IVe-IIIe s. av. n. è., auraient permis de donner une vision exhaustive de cette phase qui a été identifiée comme cruciale pour la construction des « identités » des populations du sud ibérique juste avant l’arrivée de Rome. Le lecteur averti saura néanmoins retrouver les références adéquates dans la riche bibliographie (quelque quarante pages), espagnole et internationale, qui complète un ouvrage à l’apport théorique stimulant qui fournit une excellente mise à jour des nouvelles orientations historiographiques sur les débuts de la romanisation dans l’Ibérie méridionale.

Rita Compatangelo-Soussignan, Le Mans Universté

Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 341-343

[1]. J.M. Hall, Ethnic Identity in Greek Antiquity, Cambridge 1997.