< Retour

Troisième volume à paraître du Nouvel Espérandieu, après les études consacrées à Vienne et à Lyon qui s’inscrivent dans la norme des études sur la Gaule et son insertion dans le monde romain, Marseille et ses environs témoigne d’une singularité due à l’origine grecque de la cité dont les rapports avec Rome sont ceux d’une cité alliée jusqu’au malheureux choix de 49, mais aussi à un dynamisme contemporain des sociétés indigènes voisines. Une autre particularité du recueil est liée à l’ouverture sur le Levant qui marqua toute l’histoire de la ville : comme les importations n’ont pas cessé, il était nécessaire de retracer le pedigree des œuvres, y compris de celles qu’une tradition longue dote d’une origine locale. C’est cette enquête qui fut menée avec zèle et esprit critique par l’équipe réunie autour d’Antoine Hermary, équipe qui regroupait chercheurs du Centre Camille Jullian et des musées de Marseille.

Comme tous les spécialistes de sculpture qui se sont intéressés au matériel de Marseille, le lecteur éprouve d’abord de la déception : une ville grecque, si célèbre par sa fidélité aux usages helléniques, ne présente, dans ses collections, qu’un peu moins d’un quart d’œuvres grecques, dont les neuf dixièmes relèvent d’ailleurs d’une même série. Si l’on met de côté les œuvres non antiques qui avaient été accueillis dans la précédente édition, soit un peu plus de 5%, l’ensemble peut se diviser en trois groupes à peu près égaux : les œuvres grecques et « gauloises » sur une période allant de la fondation de Marseille à 49 av. J.-C. ; celles d’époque impériale qui ont été trouvées à Marseille ou dans les environs et celles dont la provenance est incertaine ou assurément non marseillaise. Une autre singularité est dégagée par H. Lavagne dans ses réflexions introductives : « la totale absence de sculptures relatives à la vie quotidienne (…) et même à la religion gallo-romaine », qui, jointe au classicisme et à l’imaginaire grec de la production funéraire, prouverait que, malgré tout, trois siècles après sa défaite, la cité n’avait pas renié son idéal aristocratique de pureté hellénique et son refus de tout mélange.

L’un des intérêts de ce volume est de retracer l’histoire des collections marseillaises, de leurs localisations et de leurs publications, histoire d’une grande richesse qui voit intervenir des personnalités issues de différents milieux, où les pièces de sculpture sont d’abord des objets de remploi possibles dans les murs, parfois véritablement exposés, avant de susciter l’intérêt pour leur origine, réelle ou supposée, pour leur beauté ou leur valeur marchande, et d’être conservées sur place, de circuler comme présents à des notabilités ou d’être vendues. Ce fut d’abord un milieu de princes, d’ecclésiastiques, de parlementaires aixois, mais aussi de notables locaux dont les cabinets de curiosité s’enrichissaient des découvertes fortuites lors de divers travaux d’aménagement, mais aussi d’objets venus essentiellement du Levant. Des publications faisaient connaître ces collections et attiraient des visiteurs. L’Académie de Marseille, qui jouait un rôle important dans ce domaine du faire-connaître les antiquités, devint, avec Cl.-Fr. Achard, un organe majeur du projet d’un premier musée en 1792 en lien avec les inventaires de biens nationaux provenant des établissements religieux et de la confiscation des propriétés des émigrés. La difficile mise en place de ce musée, dans la première moitié du xixe siècle, avec les débats sur le bien-fondé de la confiscation des caisses d’antiquités envoyées en 1791 de Constantinople par l’ambassadeur Choiseul Gouffier, sur les espaces de l’ancien couvent des Bernardines à céder au lycée et à la bibliothèque, est bien retracée, ainsi que les fouilles du bassin de Carénage, puis de la Tourette, dominées par la figure singulière du « surveillant » Clément. Ce n’est qu’avec le Second Empire et l’acquisition du château Borély que Marseille commença à disposer d’un véritable musée, même si les collections demeuraient dispersées en plusieurs lieux, que le produit des fouilles ne rejoint pas toujours ce lieu, ce qui ne facilitait pas le travail d’inventaire sur le moment et ultérieurement. La seconde moitié du xixe siècle voit un enrichissement important des collections marseillaises qui s’accompagne d’un souci de présentation et de publication, ainsi que d’une ouverture à la protohistoire avec les découvertes de Roquepertuise. Au xxe siècle, deux musées sont créés, celui du Vieux-Marseille et le musée Grobet-Labadié qui conservent des antiquités, bien que ce ne soit pas leur rôle premier. C’est dans ce contexte que se développa une grande activité d’inventoriage systématique, destiné à pallier les difficultés dont se plaignait H. Espérandieu. Ce travail connut bien des aléas qui expliquent l’existence de doublons, voire de « triplons ». À partir de 1943, F. Benoit mena jusqu’en 1966 une activité de réorganisation des collections antiques et de fouilles, y compris sous-marines qui enrichissent les collections. Une nouvelle étape se dessina avec les fouilles de la Bourse (1967-1983) qui renouvelèrent la connaissance de la ville antique, demandèrent de nouveaux dépôts et débouchèrent sur le projet d’un musée d’Histoire de Marseille. Le déménagement des collections antiques du château Borély à la Vieille Charité donna naissance au musée d’Archéologie méditerranéenne à côté du musée d’Histoire de Marseille. L’événement Marseille-Provence 2013 permit de mieux identifier les deux structures et de créer des conditions plus favorables à la recherche.

Cette histoire complexe fait comprendre à quelles difficultés se sont heurtés les auteurs de ce volume, dont presque chaque entrée demandait un long travail d’archives. Le catalogue, rédigé par plusieurs auteurs en fonction de leurs compétences particulières, est composé avec rigueur, clarté. Il s’organise de façon topo‑chronologique, puisque le critère premier est le lieu de trouvaille : origine marseillaise assurée, incertaine, provenance extérieure ou inconnue, suivi de la grande division « avant l’époque romaine / époque romaine », critère local tout particulier lié aux événements de 49 et qui retrouve un critère commun à l’ensemble de la Gaule en relation avec la conquête césarienne. Dans chaque section enfin, les œuvres en ronde-bosse précèdent les reliefs. Ce choix peut sembler discutable dans la première section qui ne sépare pas les œuvres grecques et « gauloises » : il est vrai que, compte tenu du petit nombre d’œuvres en cause, diviser la première section en vertu d’un critère ethnique qui n’est plus pertinent par la suite n’a pas dû paraître opportun. Il aurait peut-être été plus aisé d’avoir une division plus strictement organisée où chaque niveau (lettre – chiffres romains – chiffres arabes) aurait toujours correspondu aux mêmes critères (origine marseillaise : positive assurée / incertaine / négative assurée ; datation antérieure / postérieure à la conquête césarienne ; ronde bosse / relief).

Les premières entrées du catalogue sont d’un intérêt majeur, puisqu’elles proposent une étude synthétique de la série des naïskoi trouvés pour l’essentiel en 1863 et longtemps connus sous la dénomination inexacte de « stèles de la rue Négrel ». Dues à L. Rohaut qui avait consacré une thèse à ce sujet, elles offrent un classement typologique et une étude précise des techniques mises en œuvre pour la fabrication de ces sculptures polychromes en calcaire local. L’existence d’un certain nombre d’exemplaires inachevés permet de conclure à l’existence de l’atelier au voisinage immédiat du sanctuaire de consécration, mais aucun vestige de l’un ou de l’autre n’a été trouvé. Le type de la déesse assise dans un naïskos qui remonte à un original milésien lié au culte d’Artémis Kithoné a fait l’objet d’une adaptation locale qui a pu connaître des intermédiaires phocéens entre autres. L’identité de la divinité honorée entre ca. 540/530 et ca. 500 dans ce sanctuaire proche du rempart et d’une source –ce qui semble aussi le cas pour la déesse célébrée de la même façon à Phocée et à Vélia –demeure inconnue, mais l’hypothèse qui a longtemps dominé de Cybèle doit être écartée (absence du lion, du tambourin et surtout diffusion presque inexistante de son culte en Grèce avant le ve siècle).

Un autre groupe d’œuvres qui a particulièrement bénéficié de ce travail d’inventaire et d’un nouvel examen est celui des sculptures de Roquepertuse dont la connaissance a été entièrement renouvelée par le récolement des années 1990 qui a donné lieu à un examen approfondi des sculptures du point pétrographique, technique (traces d’outil, polychromie) et par les fouilles contemporaines qui ont précisé le contexte de présentation des piliers à encastrement céphaliformes dans une structure couverte à deux niveaux ; enfin le déplacement des œuvres lors du transfert des collections en 2012 a permis de découvrir que l’une des statues venait sur l’un des piliers. Si l’ensemble a eu une durée d’existence relativement brève au cours du iiie siècle, les raisons de la destruction systématique des sculptures accompagnée de décapitation et d’amputation des images de guerriers manifestement héroïsés demeurent inconnues et  elle ne peut être attribuée à l’action de troupes ennemies, car l’agglomération n’a pas été détruite et s’est même développée.

Les fouilles menées dans la seconde moitié du xxe siècle, si elles ont fait mieux connaître la ville et son développement, n’ont guère enrichi les collections : on peut citer cependant une tête barbue archaïsante qui pourrait appartenir à un « hermès devant les portes », érigé lors de la reconstruction du rempart ca. 150 av. J.-C.

Les sculptures d’époque romaine de provenance marseillaise indubitable sont peu nombreuses, puisqu’elles comptent seulement quinze exemplaires de ronde‑bosse et trente‑quatre reliefs dont la majorité relève du funéraire. Quelques représentations mythologiques sont dignes de mention, même si elles ne permettent guère de se faire une idée des cultes locaux à l’époque impériale : la « stèle d’Attis », une production locale qui demeure énigmatique, résistant à toute tentative d’identification de la figure debout dans le naïskos, un torse d’Apollon en marbre reprenant le type de l’Apollon du Tibre, l’une des rares images de l’une des divinités majeures de la cité, un torse d’une petite Athéna inspirée de la Parthénos de Phidias, des statuettes d’Asclépios‑Esculape, de Cybèle et d’une Nymphe à la coquille, et, plus originale, une statue en marbre italien de Jupiter Dolichenus sur le taureau, aujourd’hui conservée à Stuttgart – elle avait été offerte au duc de Wurtemberg – qui a conservé sa dédicace, mais dont l’histoire jusqu’à sa découverte lors d’un dragage du Vieux-Port au xviie siècle n’a pas pu être restituée de façon convaincante. Si l’on excepte un buste pour hermès de qualité de la fin de la République ou du tout début de l’Empire et le buste dit « de Milon » qui a orné durant plusieurs siècles une maison médiévale, œuvre de la seconde moitié du iie siècle, il y a peu de pièces d’un grand intérêt. Il en est de même des reliefs, à l’exception d’un beau vase de porphyre à décor dionysiaque qui a dû servir d’urne cinéraire, avant de passer pour une relique des noces de Cana. Le matériel à usage funéraire se révèle plus souvent de qualité et témoigne de l’existence d’une clientèle fortunée capable de commander des monuments d’importance, parfois en marbre de lointaine origine. Les sculptures de provenance marseillaise incertaine sont souvent de qualité, comme la tête d’une reine lagide et la statue d’Arsinoé ou le portrait de Néron retravaillé en Auguste ou encore les représentations de divinités, comme Héraclès, la triple Hécate entourée des Charites et Jupiter héliopolitain ou des stèles et reliefs funéraires. C’est peut-être d’ailleurs cette qualité qui a valu à certaines d’entre elles de passer pour avoir été découvertes à Marseille. Certaines des œuvres de la quatrième section arrivées à Marseille par le commerce ou par attribution aux musées locaux – ce qui est le cas des pièces de l’ancienne collection Campana – sont également de qualité : on citera la statuette de l’Artémis d’Éphèse à cause du long malentendu qui l’a associée au culte local de la déesse, du portrait d’Auguste ou de celui d’Antonia Minor. Il en est de même des reliefs votifs et funéraires qui comptent de belles productions attiques.

Il convient enfin de souligner la présence de dix entrées consacrées à des œuvres médiévales et probablement modernes indûment introduites dans le premier Espérandieu : il était bon de ne pas les faire disparaître silencieusement, mais d’expliquer pourquoi elles n’avaient pas leur place dans un recueil de sculptures antiques en pierre.

Le catalogue est suivi de trois annexes : la liste des conservateurs qui depuis 1799 ont été responsables de collections antiques qui vient compléter la partie historique introductive, l’histoire de la koré de Lyon, « fausse Marseillaise», qui aurait été la pièce majeure de la statuaire grecque trouvée à Marseille, si H. Payne n’avait trouvé à ce fragment, aujourd’hui conservé à Lyon, ses compléments à l’acropole d’Athènes, et un précieux diagramme synthétique de l’histoire des grandes collections marseillaises d’Antiquité entre 1550 et 1900. L’ouvrage comprend aussi d’utiles indices (index général, index des noms propres cités dans l’introduction, index épigraphique, index des provenances des sculptures du volume) et listes de concordances, dix-huit pages de bibliographie, un plan de Marseille avec les lieux de découverte des sculptures, un plan des environs qui donne une idée du périmètre englobé par ce volume, et une carte de la Méditerranée avec les lieux de provenance des œuvres, une table des 31 illustrations dans le texte. Les 204 planches en couleurs sont d’une grande qualité et permettent de bien suivre les descriptions des notices, grâce aux photographies de détail, au souci de faire apparaître la polychromie. Dans le cas des décors gravés, la présence de dessins apporte aussi une aide utile à la compréhension de l’image.

Il s’agit d’un travail de grande qualité dont les auteurs n’ont pas ménagé leur temps et leur peine qui sera d’une grande utilité de deux points de vue, celui des historiens des musées pour son enquête exemplaire sur la constitution d’une collection (virtuelle) d’antiques, celui des archéologues et historiens de l’art pour la précision du catalogue et le soin de son iconographie.

Le titre Marseille et ses environs invitait à penser à des œuvres découvertes dans ce territoire, mais l’ouvrage accueille des sculptures conservées actuellement dans deux musées de Marseille, le Musée d’Histoire de Marseille et le Musée d’Archéologie méditerranéenne, dont certaines se sont trouvées à Marseille par les hasards d’une histoire relativement récente, alors que d’autres de provenance indubitablement marseillaise se trouvent aujourd’hui à Avignon, Angers ou Stuttgart.

Anne Jacquemin, Université de Strasbourg, UMR 7044, Archimède

Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 337-340