Parmi les « sept collines » canoniques de la Ville, l’Aventin tient une place très particulière. Une place qui ne se laisse pas toujours aisément investir tant y est grande la part de représentation, de symbole et de reconstruction historique a posteriori, ce qui laisse à l’historien et à ses exigences d’aujourd’hui une tâche vaste et stimulante. Plus d’un siècle après la parution de la somme d’Alfred Merlin[1], à la clarté toujours précieuse, l’Aventin méritait d’être revisité à nouveaux frais et à l’aide des éclairages offerts depuis par les avancées considérables de la topographie historique romaine, les réflexions issues de la géographie et de la sociologie urbaine contemporaines, et les regards plus acérés de la critique historique en matière de déconstruction des patrimoines mémoriels et des imaginaires. Une nouvelle enquête que Joëlle Prim conduit de manière savante dans un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, et qui fait le point sur de nombreux dossiers et débats en proposant à chaque fois un précieux état de la question.
Rompant avec la démarche historienne positiviste de son prédécesseur dont l’étude suivait une périodisation très classique, J. P. organise sa matière d’une manière plus problématique en voulant privilégier son attention sur une période resserrée, du IIe s. av. J.-C. jusqu’au règne de Claude.
La première partie délimite le sujet à proprement parler puisqu’elle est vouée à la présentation spatiale et territoriale de la colline, avec ses enjeux topographiques, toponymiques et urbains. Entre la dualité primordiale de ses sommets (Aventinus maior et Aventinus minor), perpétuée bien plus tard par le découpage administratif augustéen (Regiones XII et XIII), et l’entrelac touffu des diverses limites urbaines qui s’y superposaient sans s’y recouvrir, les ambiguïtés de l’Aventin apparaissent d’emblée. Tardivement comptée au sein du Septimontium, la colline se trouvait, d’une certaine manière, en même temps dans la Ville et hors d’elle : à la fois intra muros, puisque située à l’intérieur de l’enceinte servienne puis républicaine (et de la zone des mille pas), et extra pomerium, en tout cas jusqu’au règne de Claude qui l’inclut enfin à l’intérieur du périmètre sacré de l’Urbs. Cette duplicité vient donner à l’Aventin, une identité très singulière, souvent ambivalente. Un trait qui pèse d’ailleurs lourd sur la question majeure abordée ensuite.
La deuxième partie pose la question fondamentale qui est au coeur de l’ouvrage et de la thèse, au sens plein du terme, et qui a également été, ces dernières années, celle de Lisa Marie Mignone, auteure elle aussi d’une étude récente renouvelant l’analyse historique de ce lieu emblématique de l’Urbs [2] : l’Aventin mérite-t-il véritablement sa réputation de « montagne plébéienne », ou celle-ci ne correspond-elle qu’à un « mirage » ou plus exactement à un artefact historiographique issu d’une vision rétrospective ? La réponse de J. P. est plus nuancée et moins radicale ou provocatrice que celle de sa consoeur américaine, mais elle s’attache, comme elle, à mettre en évidence la part importante de reconstruction dans l’appropriation de la colline par la mémoire plébéienne. Une appropriation dont J. P. incline avec prudence à situer le moment capital à l’époque du second des Gracques, lorsque, face à la réaction sénatoriale, Caius Gracchus, Fulvius Flaccus et leurs partisans durent se réfugier autour des sanctuaires de l’Aventin, dans un mouvement qui aurait pu inspirer et nourrir la relecture des antiques sécessions de la plus haute époque républicaine.
Il est vrai que l’association exclusive de l’Aventin à Rémus, ancêtre symbolique de la plèbe, paraît s’être imposée tardivement dans le récit de la fondation de Rome, au dernier siècle de la République[3], et que des trois sécessions, seule la deuxième aurait pu s’être véritablement déroulée sur la colline. L’argumentation en faveur cette « invention » du caractère plébéien de l’Aventin par la rhétorique politique popularis tardo-républicaine est donc indiscutablement féconde et non dénuée d’assise. On se permettra toutefois d’y objecter quelques nuances ou propositions alternatives en faveur d’une construction peut-être plus haute et plus progressive de cet imaginaire plébéien du mons Aventinus qui, sur la base de réalités anciennes telles que le lotissement issu de la lex Icilia, aurait pu connaître une étape significative au IIIe siècle av. J.-C. à travers notamment l’action de plusieurs édiles de la plèbe, le premier des Gracques, mais aussi les frères Publicii Malleoli, commanditaires du temple de Flora et du clivus Publicius, l’artère principale montant à l’Aventin depuis le Forum Boarium et le Grand Cirque[4].
L’analyse critique de la mémoire politique « plébéienne » de l’Aventin est ensuite confrontée avec justesse aux realia, l’ensemble des témoignages et des éléments documentaires qui permettent de saisir le profil social et urbain concret de la colline, à travers un examen minutieux de son occupation résidentielle tout au long de la période républicaine et julio‑claudienne. Plusieurs grands dossiers dominent alors le propos. D’abord, bien évidemment, celui de la lex Icilia, dont l’historicité est globalement admise, et qui aurait procédé, dès le Ve siècle av. J.-C., à la distribution d’une partie du sol de l’Aventin au profit de la plèbe et à l’établissement sur place d’un habitat populaire, mais qui n’aurait peut-être pas été si spécifique ou original par rapport à d’autres quartiers de Rome. Un habitat plébéien de type collectif, en tout cas vers la fin de l’époque républicaine, mais dont les données archéologiques indiquent également qu’il devait coexister avec des demeures beaucoup plus cossues : un voisinage qui, plutôt que de brosser le tableau d’un Aventin socialement univoque, renvoie à ses ambivalences notées plus haut. Après quelques pages vouées à Ennius, le cas des protagonistes de l’affaire des Bacchanales, dont plusieurs entretenaient un lien étroit avec la colline, vient donner une illustration vivante à ces observations en attestant l’implantation d’habitants issus de l’ordre équestre et proches des familles sénatoriales. Un monde sénatorial qui, lui non plus, n’était pas absent de la colline comme le montre l’examen du dossier des propriétés des Sulpicii Galbae : si J. P. se montre sceptique sur l’attribution à Ser. Sulpicius Galba, le voisin d’Ennius, de vastes jardins de plaisance sur l’Aventin au début du IIe s. av. J.‑C., son enquête confirme en revanche la réalité de l’emprise patrimoniale de ce puissant lignage patricien dans le quartier, d’une part dans le secteur du vicus Sulpicius près de la porte Capène, et d’autre part au sud de la colline, sur les rives du Tibre et le secteur de l’emporium où, comme d’autres grandes familles, ils avaient investi dans la construction de vastes entrepôts destinés à l’approvisionnement frumentaire de la Ville, les horrea Galbana. Là encore, on voit bien qu’en dépit de sa réputation plébéienne, la colline était loin d’être fermée à la présence et aux entreprises de la noblesse la plus authentiquement patricienne.
La troisième partie qui vient compléter l’ouvrage est consacrée aux sanctuaires de l’Aventin, d’abord à travers un catalogue soigneusement documenté de ces lieux de culte, suivi d’une interprétation sur la signification politique, sociale et culturelle que l’on pourrait assigner à l’ensemble du paysage sacré qu’ils formaient. J. P. souligne de façon convaincante l’un des principaux fils rouges qui unit ces établissements de l’Aventin, la vocation à intégrer des populations en marge de la cité (les femmes, les esclaves, les étrangers, à travers les diverses fonctions des temples de Diane, Cérès, Junon Reine ou Libertas), en cohérence avec le profil urbain d’espace intermédiaire et de médiation qui était celui de la colline. Dans l’établissement de ce corpus, le choix du classement topographique reste peut-être discutable, d’une part parce qu’il n’est pas le plus sûr tant certaines localisations demeurent hypothétiques ou incertaines, mais aussi parce qu’il laisse dans l’ombre certaines clés d’explication chronologiques ou typologiques qui auraient pu en enrichir la lecture. J. P. admet, certes, ne pas avoir cherché à épuiser de manière exhaustive les différents « systèmes » d’explication à l’implantation de ces sanctuaires, et avoir délibérément privilégié celui qui lui semblait faire davantage sens. Mais il n’aurait pas été inutile d’attirer l’attention, même brièvement, sur un autre dont l’évocation aurait justement permis d’alimenter encore la réflexion sur la complexité urbaine et symbolique de l’Aventin, colline plébéienne et hospitalière aux humiles sans doute, mais aussi marquée par l’idéologie du prestige et de la concurrence aristocratiques : un grand nombre des sanctuaires de la colline ont en effet été consacrés par des magistrats victorieux qui les ont fait édifier le plus souvent sur les pentes qui dominaient la vallis Murcia et le cirque Maxime, constituant ainsi une sorte de « façade monumentale » (notée par J. P., p. 414) bien en vue de l’itinéraire de la pompe triomphale. Une pratique qui inscrivait ainsi la topographie monumentale de l’Aventin dans un conformisme édilitaire qui domine l’activité urbanistique médio-républicaine[5] : de ce point de vue, la colline ne se distingue pas vraiment de nombreux autres sites de la Ville, et l’on ne note pas non plus que les imperatores victorieux issus de la noblesse plébéienne aient joui d’un quelconque monopole sur les lieux puisque les patriciens Camille, Q. Fabius Gurges ou encore L. Papirius Cursor, avaient pu y faire élever les temples de Junon Reine, Vénus Obsequens ou Consus in Aventino.
De manière plus générale, il est peut-être dommage que J. P. ait contraint sa réflexion en prenant le parti de ne faire commencer son étude qu’avec le IIe s. av. J.-C. seulement, alors que la plupart des questions qu’elle aborde impliquent une prise en compte plus en amont, nécessité à laquelle elle a d’ailleurs le souci de répondre dans le détail de ses analyses, mais du coup au prix de quelques répétitions ou « tronçonnages ». Si l’on comprend bien la triple intention légitime de sortir d’un cadre linéaire considéré sans doute comme trop classique, de casser l’effet de « trompe-l’oeil » historique produit par la reconstruction plus ou moins tardive de l’imaginaire aventinien, et de problématiser davantage les multiples enjeux au sein d’une période plus compacte, on reste parfois un peu frustré de ne pas toujours saisir assez nettement les mutations qui affectent l’ensemble de la colline tout au long de l’époque républicaine. Une démarche plus dynamique aurait pu donner à l’ouvrage davantage de fluidité, et permis de faire apparaître plus nettement certains questionnements importants qui viennent à l’esprit à la lecture : on est ainsi tenté de se demander si, au sein d’une Ville de Rome en voie de métropolisation tout au long de l’époque républicaine, l’Aventin n’aurait pas alors été le théâtre d’un lent processus de « gentryfication », qui trouva son couronnement plus tard, au IIe s., avec l’installation des résidences de la dynastie antonine ? Même si l’on concèdera volontiers la difficulté à aller au-delà de l’hypothèse, au vu des difficultés d’interprétation que pose l’état de l’information archéologique disponible, celle-ci méritait d’être au moins envisagée. C’est d’ailleurs une piste qui pourrait contribuer à expliquer en partie la multiplicité des visages réels et symboliques de la colline et de leurs perceptions, ainsi que la complexité à en rendre compte. En prolongement et complément de cette question, on pourra aussi s’interroger sur les indices d’une éventuelle différenciation spatiale à l’intérieur du quartier. Des notions familières aux analyses de la géographie urbaine contemporaine, mais qui pourraient s’avérer également d’une réelle utilité pour avancer des clés d’explication à l’histoire de l’Aventin antique.
Ces remarques et ces questionnements n’amoindrissent en aucune manière l’intérêt et la valeur du précieux travail de J. P. à qui l’on saura gré d’avoir doté désormais le monde savant d’une étude de référence renouvelée et très solide, offrant une mise à jour complète et stimulante de la plupart des dossiers qui ont trait à l’histoire critique de la colline. Comme le fond, la forme de l’ouvrage est également d’excellente facture, conformément à la tradition de la collection. Tout au plus sacrifiera-t-on, parce que c’est la loi du genre, à la coutume de relever les rares scories qui ont pu échapper à la relecture : p. 77 (lire cite au lieu de site) ; p. 200 (établi au lieu d’établit) ; p. 223 (Calpurnius au lieu de Calpunius) ; p. 285 (Caecilii au lieu de Caecillii) ; p. 449 (M’. Valerius Maximus Messala au lieu de M. ; siège de Messine au lieu de siège de Carthage).
Henri Etcheto, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 640-643.
[1]. A. Merlin, L’Aventin dans l’Antiquité, Paris 1906.
[2]. L. M. Mignone, The Republican Aventine and Rome’s Social Order, Ann Arbor 2016. Cf. la recension de C. Courrier : « L’Aventin plébéien : un mythe historiographique ? », JRA 30, 2017, p. 547‑552.
[3]. Sur cette question, cf. M. Ver Eecke, « De l’Aventin au Palatin : le nouvel ancrage topographique de Rémus au moment du passage de la République à l’Empire », DHA 32, 2006, 75-94.
[4]. En ce sens cf. C. Courrier 2017, p. 549. Sur les Publicii Malleoli, cf. l’article récent et stimulant de D. Padilla Peralta, « Hammer Time : The Publicii Malleoli Between Cult and Cultural History », ClAnt 37, 2018, p. 267-320.
[5]. Cf. A. Ziolkowski, The Temples of Mid-Republican Rome and their Historical and Topographical Context, Rome 1992.