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L’étude des réseaux est à la mode, et le polythéisme antique s’offre parfaitement à cette approche puisque, si les temples appartiennent en général à une divinité, plus rarement à un groupe de divinités, les espaces sacrés accueillent en règle générale des autels ou des témoignages cultuels d’autres divinités. C’est à cet aspect essentiel des religions antiques qu’est consacré ce volume, qui a aussi pour intérêt de réunir toutes les sources – littéraires, épigraphiques et archéologiques – pour parler des dieux et du culte, surtout à l’époque impériale.

Deux études sont consacrées au monde hellénistique. Les célébrations canopiques d’Alexandrie qui sont surtout connues par Strabon et des représentations figurées réunissent des cultes égyptiens et grecs, ceux Amon, Osiris et Kanôbos, un héros spartiate, à l’occasion du Nouvel an égyptien (J.-Y. Carrez). Une autre forme de cohabitation de divinités se trouve dans les descriptions de Pausanias, que commente J.-C. Vincent. L’étude donne de nombreux éléments sur la manière dont l’auteur décrit les sanctuaires, les statues qu’ils contiennent et la terminologie qu’il emploie. De ce point de vue la présence des empereurs dans les lieux de culte grecs est examinée de près. J.-C. Vincent croit y déceler une réserve de la part de Pausanias contre cette nouvelle forme de culte. Ses observations sont précieuses, mais elles paraissent surtout contextualiser en pays grec ce que nous appelons le culte impérial. Contrairement à ce qui se passe dans l’ouest latinophone, dans ces provinces et villes, les empereurs reçoivent des honneurs divins de leur vivant, comme les rois hellénistiques, les bienfaiteurs et les proconsuls, mais ne sont pas pour autant considérés comme des dieux. Contrairement à ce qui se passe à l’ouest, ils ne sont pas divinisés après leur mort, ainsi que S. Price l’a souligné. Ce qui fait qu’ils n’ont qu’une place temporaire dans les sanctuaires, même si certaines statues précieuses pouvaient y être conservées pour d’autres raisons. Et si ces empereurs honorés dans les temples sont souvent anonymes, c’est sans doute parce qu’ils changeaient fréquemment. Le silence de Pausanias sur le « culte impérial » en général est sans doute moins dû à une hostilité qu’à ce trait particulier des hommages passagers accordés en pays grec aux empereurs vivants.

Pour ce qui concerne le monde occidental, les analyses se partagent entre études des cultes domestiques, de ceux de districts, de cités, de sanctuaires ou de milieux sociaux. Dans les maisons privées (B. Amiri) les maîtres et les esclaves participent aux mêmes cultes, malgré la possible différence d’origine des esclaves et l’existence dans les grandes familles de laraires séparés. En fait, on pourrait convoquer l’exemple de la cité ou des collèges qui réunissent des individus de toutes les origines autour de cultes communs : pas davantage que ces cultes ceux de la famille ne concernent des divinités personnelles, ils s’adressent à des divinités qui font partie de la même communauté ; ce qui change, ce sont les tâches rituelles exercées par les individus selon leur statut social. C’est pour cette raison que les chapitres concernant la formation d’un culte dans une région donnée, ou dans une cité donnée sont si intéressants. F. Fontana reconstruit la formation du culte de Timave, à l’embouchure du fleuve sur le rivage du nord de l’Adriatique, à partir d’un nom fluvial jusqu’au dieu Timave en combinant dans cette zone d’échanges des influences locales et grecques, associant Diomède et Anténor, les données cultuelles locales et celles de la mythologie. Un autre exemple est donné par la zone minière située en Dacie près d’Alburnus maior, où se retrouvaient des militaires romains et des mineurs pérégrins (Van Haeperen, Gatto). Les divinités de la collectivité sont à quelques rares figures près romaines et liées aux activités des mineurs, à l’environnement extra-urbain, ou bien aux collèges dont ils faisaient partie. Les dévotions privées s’adressent au même panthéon minier qui se retrouve dans d’autres mines. M.‑Th. Raepsaet-Charlier décrit le panthéon de Mayence, qui était à la fois chef‑lieu de cité, chef-lieu provincial et doté d’une garnison permanente. Plusieurs systèmes cultuels s’y croisent donc, même si l’on retrouve souvent les mêmes divinités romaines, civiles ou militaires. Les civils honoraient dans les cultes civils et civiques non seulement Jupiter, parfois avec Junon et Minerve, le Mars Loucetius des Aresaces de la rive droite de la Moselle, Mercure, Fortune, Victoria et les nymphes, Mater magna et Isis Panthea, ainsi que les cultes des vici. Deux éléments sont intéressants. D’abord, comme leurs anciens concitoyens trévires l’ont fait pour leur dieu tribal principal Lenus Mars, ils ont construit le sanctuaire de Mars Loucetius dans le suburbium comme il convient à Mars. D’autre part, on peut se demander si Mater Magna et Isis ne sont pas entrées à Mayence après l’arrivée au pouvoir des Flaviens, d’un côté parce que Isis était la divinité de guerre des Flaviens, et que Mater Magna appartenait depuis 204 av. J.-C. aux devoirs cultuels des colonies et cités romaines. Est-ce que cela signifierait que c’est sous les Flaviens que la cité est devenue colonie ? M.-Th. Raepsaet‑Charlier ne se prononce pas sur la date de cette promotion, mais la date flavienne du temple pourrait offrir un argument allant dans ce sens. Les militaires honorent un large panthéon de divinités militaires romaines, parfois aussi des divinités locales, liées notamment à la voisine Cologne et au camp de la Ie légion Minervia. Par sa richesse épigraphique et archéologique, Mayence offre donc un bel exemple de la complexité cultuelle dans une cité, et en même temps de l’influence indéniable des militaires dans la création de panthéons municipaux et dans le respect de certaines règles cultuelles romaines comme la construction des temples de Mars à l’extérieur de la ville civile.

Un autre exemple précis est celui des autres divinités honorées par des autels et des acquittements votifs dans le sanctuaire d’Asclépios à Pergame. Même si Asclépios prédomine, il existe de nombreux témoignages d’actes cultuels adressés à d’autres divinités. L’état des connaissances de la topographie de l’Asclépieion permet à L. Ferretti de dresser la carte de la distribution spatiale des actes cultuels concernant toutes ces divinités, ce qui est généralement impossible dans les autres grands sanctuaires. À une autre échelle, les cultes du Latium permettent à C. Di Fazio de montrer comment des communautés cultuelles entre cités se constituent en relation avec leurs liens politiques, des communautés cultuelles qui continueront à exister à l’époque impériale et fondent même une partie des obligations des autorités romaines pour exercer leur pouvoir à l’extérieur du territoire romain (Féries latines, cultes de Lavinium).

La dernière étude, due à N. Tran, change de perspective et porte sur le culte de Silvanus pratiqué par un ensemble de groupes sociaux, notamment à Rome. Il paraît être lié à des solidarités horizontales entre esclaves et plébéiens, qui étaient toutefois relativement aisés, en tout cas ceux qui avaient les moyens de financer les monuments de ce culte. Même s’il est après celui de Jupiter l’un des cultes les mieux attestés, le culte de Silvanus a souvent été considéré comme marginal. Certes, il n’est pas lié à l’exercice du pouvoir, mais comme l’auteur le démontre, il réunit des personnes d’origine sociale et de fonctions différentes, des esclaves, des plébéiens, des militaires et parfois des personnages de haut rang. Pour comprendre le grand nombre de cultores de Silvanus, on peut noter que Silvanus est la divinité dont le domaine d’action concerne « l’extérieur », par rapport à la cité ou aux zones « civilisées », où agissent souvent les militaires. Cette « extériorité » peut également qualifier ceux qui sont marginaux par rapport aux citoyens de plein droit ou des classes supérieures : de ce fait Silvanus pouvait aussi protéger ces groupes sociaux..

Ce volume se signale donc par la réflexion concentrique autour de la constitution des panthéons de toute nature et stimulera certainement les réflexions sur la nature du polythéisme.

 

John Scheid, Collège de France, UMR 8210 – ANHIMA

Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 644-646.