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Issu d’une réunion internationale organisée à la Casa de Velázquez de Madrid autour des « Métiers de l’alimentation en Méditerranée occidentale : pratiques culinaires et traditions alimentaires (Antiquité – Temps modernes) », le présent ouvrage réunit neuf contributions, dont sept en français et deux en espagnol, articulées autour de trois thèmes : (I) le renouvellement des sources et des méthodes, (II) la consommation et la spécialisation des pratiques, et (III) les permanences et les évolutions. Dans leur avant‑propos, après avoir signalé le dynamisme des recherches relatives à l’histoire de l’alimentation depuis une vingtaine d’années, les trois éditrices scientifiques, Marianne Brisville, historienne, Audrey Renaud, archéozoologue, et Núria Rovira, archéobotaniste, exposent le double objectif du recueil, à savoir, d’une part, l’approche pluridisciplinaire, à la fois dans la confrontation de différents types de sources, tant matérielles que textuelles, et dans la mobilisation de méthodes innovantes, telles que celles de l’archéozoologie et de l’archéobotanique, et, plus récentes encore, l’analyse de biomarqueurs et l’étude isotopique, et, d’autre part, l’étude des modèles alimentaires en Méditerranée occidentale, de leurs disparités, de leurs continuités et de leurs évolutions sur une longue durée.

Dans la première partie du recueil, L. Mion aborde l’alimentation dans les villes de Gaule du sud pendant l’Antiquité tardive, C. Richarté‑Manfredi et N. Garnier étudient les denrées et marchandises circulant à la fin de la période proto-califale au large de la Provence et leurs conteneurs, tandis que M. Brisville s’interroge sur l’utilisation de viande jeune et tendre dans l’Occident islamique médiéval à la croisée des données textuelles et matérielles. Dans la deuxième partie, S. Raux présente quelques exemples de l’instrumentum des productions de bouche en Gaule Narbonnaise occidentale, D. Tilloi d’Ambrosi envisage la consommation de viande à Rome, entre médecine et cuisine, et J.A. Garrido-García et S. Gilotte analysent les possibilités et limites des analyses faunistiques pour caractériser la fin de l’établissement frontalier andalou Albalat au XIIe siècle. Enfin, dans la troisième partie, J. Ros et C. Vaschalde étudient l’exploitation de la vigne en Roussillon antique et médiéval à partir des données archéobotaniques, M. García García et M. Moreno García s’interrogent sur les perspectives historiques et archéozoologiques des pratiques culinaires comme marqueurs d’un changement social, à Cordoue, entre le VIIIe et le XIe siècle, tandis que A. Nef, E. Pezzini et V. Sacco abordent l’évolution de la production agricole et ses répercussions sur l’alimentation, dans le Palermitain, du IXe au XIIe siècle. Chaque contribution s’accompagne d’une bibliographie finale distinguant les sources et les études. Illustré par de nombreux tableaux, dessins, schémas, cartes de géographie et reproductions d’objets archéologiques, en noir et blanc et en couleurs, l’ouvrage se clôture par la liste des auteurs et la table des matières.

Loin de proposer une synthèse sur les pratiques alimentaires en Méditerranée occidentale aux époques antique et médiévale, l’ouvrage fournit un patchwork de recherches très spécialisées relevant surtout de l’archéologie et de la bioarchéologie (archéozoologie, archéobotanique), mais aussi de l’histoire, couvrant une vaste période allant de l’Antiquité à la période califale et au Moyen Âge, dans une aire géographique comprenant le sud de la France (Narbonnaise, Roussillon, Provence), l’Andalousie, Rome et la Sicile, et prenant en compte l’un ou l’autre aspect particulier de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche, de la chasse et de la cueillette, tout en insistant sur les connexions utiles avec d’autres disciplines, telles que l’histoire de la médecine, – spécialement la diététique – , et de la médecine vétérinaire. C’est effectivement un tel objectif que s’est assigné le programme de recherche Santé, hygiène et alimentation dans l’Antiquité initié, il y a une dizaine d’années, par l’UMR 8167 Orient et Méditerranée. À ces disciplines, on pourrait adjoindre non seulement la philologie, pour la traduction la plus précise possible des sources écrites et l’identification la plus exacte et la plus récente des noms d’animaux (voir notamment les travaux de Liliane Bodson), de végétaux (voir ceux de Jacques André et de la regrettée Suzanne Amigues) et de minéraux (voir ceux de Robert Halleux), mais aussi l’histoire de la pharmacie, de la botanique, de la zoologie et de la minéralogie, celle de la climatologie et de la vulcanologie pour l’influence des changements climatiques, des éruptions volcaniques, des séismes et des raz-de-marée sur les baisses de production, sans compter la papyrologie, dont l’apport à l’histoire de l’alimentation est, il est vrai, surtout significatif pour la partie orientale du monde méditerranéen, du moins à partir de 395, lors du partage de l’empire romain entre Honorius et Arcadius, l’Égypte, de longue date grenier à blé de celui-ci, faisant désormais partie de sa partie orientale, jusqu’à la conquête arabe, en 641. Du reste, comme on pourra le constater dans le n° 11 des Cahiers du CEDOPAL, sur le point de paraître[1], dès 2014, le projet de recherche international Pratiques et stratégies alimentaires dans l’Antiquité tardive (IIIe – VIe siècles) initié, en 2012, par des chercheurs de l’Université de Lorraine et de la Sarre, avait pu compter sur la collaboration des membres du Centre de Documentation de Papyrologie Littéraire (CEDOPAL) de l’Université de Liège, en vue d‘y inclure l‘apport des sources papyrologiques datées de la période byzantine (à partir de l’accession au principat de Dioclétien, en 284, jusqu’en 641). L’Égypte, comme la Sicile et l’Andalousie, ayant été conquise par les Arabes, une comparaison entre les trois contrées relativement à l’alimentation, pourrait certainement être féconde, notamment à l’aide des sources papyrologiques grecques, coptes et arabes. Du point de vue philologique, on regrettera, dans le recueil sur L’alimentation en Méditerranée occidentale, l’absence des références précises, accompagnées de la traduction, voire du texte latin, des extraits du traité De l’agriculture de Columelle (XII, 22) et de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien (XIV, 129) sur la conservation du vin, qui auraient complété utilement les notes 32 et 33, p. 34. Pour ce dernier passage, le recours des auteurs à l’édition de l’œuvre du Naturaliste par Jacques André[2], aurait permis en outre un parallèle encore plus ancien avec le traité De l’agriculture, 29, 1, de Caton, notamment pour l’utilisation de soufre dans la composition d’un lut pour les jarres à vin. Il en va de même pour les références incomplètes à l’Histoire naturelle de Pline p. 78, n. 78, au sujet de la consommation de viande à Rome. Dans la contribution de D. Tilloi d’Ambrosi, p. 100, les rapports entre la médecine et l’alimentation dans l’Antiquité sont certes évoqués par le biais du catalogue des aliments du Régime (II, 46) hippocratique, auquel aurait pu être ajoutée la mention d’un second catalogue, donné dans la dernière partie du traité Des affections[3]. Plus étonnant, comme le remarque le contributeur, les rapports entre médecine et cuisine sont attestés dès l’époque classique. Ainsi, le chapitre III du traité hippocratique Ancienne médecine présente la découverte de l’art médical comme liée à celle de l’art culinaire (p. 107, n. 95, ajouter « Médecine » dans la référence bibliographique). Précisons encore que, d’après Athénée de Naucratis (activité dans le premier tiers du IIIe siècle de notre ère), plusieurs médecins grecs, et non des moindres, avaient même écrit des livres de cuisine (Banquet des sophistes XII 516c = fr. 290 Garofalo), comme le célèbre anatomiste Érasistrate (acmé en 258/257 avant notre ère), auteur d’un Art culinaire (Ὀψαρτυτικόν), dont il reste deux fragments, le premier, cité par Athénée (Banquet des sophistes VII 324a = fr. 291 Garofalo), et le second, conservé dans un papyrus daté de la fin du IIe siècle de notre ère contenant un glossaire alphabétique de mots rares, grecs et étrangers, mais aussi dialectaux (P. Oxy. 71.4812, fr. 12a, lignes 7-8 : à ce sujet, voir notre article[4]). Ces quelques remarques montrent combien la collaboration entre les chercheurs appartenant à différentes disciplines, (telles que l’archéologie, l’histoire, la philologie classique, la papyrologie, l’histoire de la médecine, etc.) s’avère nécessaire : l’histoire antique et médiévale forme en effet un tout et l’existence de disciplines séparées ne se justifie que par nos limites humaines.

Quoi qu’il en soit, par la diversité et l’innovation des sujets abordés et des méthodes appliquées, le présent recueil consacré aux pratiques alimentaires dans la Méditerranée antique et médiévale contribue sans aucun doute à mieux appréhender la multiplicité et la sophistication des procédés de production, de transformation et de consommation des aliments, et, le cas échéant, leurs spécificités régionales, ainsi que l’incidence sur l’alimentation des mutations profondes entraînées non seulement par l’annexion à l’Empire romain d’une multitude de contrées, avec le multiculturalisme et l’intensification des relations commerciales qui en résultent, puis, par sa désintégration et par la conquête arabe de la Sicile et de la péninsule ibérique, mais aussi par la christianisation de l’Empire et, plus tard, par l’islamisation de sa partie méridionale.

 

Marie-Hélène Marganne, Centre de Documentation de Papyrologie Littéraire (CEDOPAL), Université de Liège

Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 647-649.

 

[1]. G. Nocchi Macedo, M.‑H. Marganne, H. Schlange-Schöningen éds., Pratiques et stratégies alimentaires dans l’antiquité tardive, Liège 2022.

[2]. Paris, Les Belles Lettres, 1958, p. 66 et 145 pour les notes.

[3]. Sur cette question, voir J. Jouanna, Hippocrate, Paris 19921, 20172, p. 233-236.

[4]. « Recommandations diététiques et thérapeutiques dans l’Égypte byzantine (284‑641) : l’apport de la papyrologie », Antiquité Tardive 27, 2019, p. 57-68.