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Partant du constat que les écrits du Nouveau Testament regorgent de passages problématiques dont le sens et l’interprétation peuvent être multiples, Jacqueline Assaël et Christian-Bernard Amphoux rappellent dans leur préface l’intuition qui a présidé à l’initiative du colloque organisé en novembre 2014, dont sont issues les contributions rassemblées dans ce volume : ne s’aventurant guère dans le champ de recherche que représente la littérature néotestamentaire, les philologues disposent pourtant « de techniques et d’approches des textes qui pourraient se révéler utiles dans le traitement de ces écrits généralement traduits et commentés par des théologiens » (p. 6).

L’originalité de l’ouvrage réside ainsi dans le fait d’avoir sollicité des philologues et des hellénistes spécialistes de critique textuelle plutôt que des théologiens. Encadrées par une introduction et une conclusion, les 15 contributions se répartissent en quatre parties : 1. Critique textuelle. Études de variantes (5 contributions) ; 2. Critique textuelle. Commentaires patristiques (3 contributions) ; 3. Critique littéraire. Commentaires patristiques (5 contributions) ; 4. Exégèses médiévales (2 contributions). L’introduction, sous-titrée « Recherche de pistes et de principes pour une herméneutique philologique du Nouveau Testament », revient à Jacqueline Assaël. Évoquant le statut des philologues qui les qualifie « prioritairement et essentiellement pour analyser et dégager, par leurs techniques propres, le sens des textes néotestamentaires » (p. 9), elle souligne à quel point le cadre de la philologie peut apporter « les conditions de la sérénité nécessaire à l’objectivité de l’interprétation », tout en mettant en relief « l’ambition de justesse […] affichée et revendiquée par les philologues » (p. 12).

Orientée sur l’établissement du texte et l’examen des variantes, la première partie s’ouvre sur une contribution de Gilbert Dahan qui s’intéresse à la critique textuelle du Nouveau Testament dans les correctoires du XIIIe siècle. Ces recueils de notes critiques qui lui paraissent d’une richesse singulière reflètent à ses yeux un travail méticuleux qu’il n’hésite pas à qualifier de « critique textuelle » (p. 28). Christian-Bernard Amphoux, quant à lui, invite à dépasser ce qu’il dénonce comme « la double imposture » des éditions imprimées du Nouveau Testament grec, lesquelles tentent d’imposer comme primitif soit le « texte reçu », soit le texte alexandrin (p. 51). Nous relevons en particulier sa proposition d’entreprendre une nouvelle édition des évangiles en présentant sur une même page plusieurs états du texte, le minimum étant d’en choisir trois : le texte occidental (en reproduisant le Codex de Bèze corrigé de ses fautes de copie et délesté des passages lacuneux), le texte alexandrin (en reproduisant le Vaticanus), le texte byzantin (en reproduisant soit le « texte reçu », soit le Codex de Freer pour Matthieu et l’Alexandrinus pour Marc, Luc et Jean), avec l’indispensable complément d’un ou plusieurs apparats critiques (p. 54). Les trois contributions qui suivent portent davantage sur des cas précis, à commencer par celle de Laurent Pinchard qui s’attache à deux exemples d’intertextualité entre Matthieu et l’Ancien Testament visibles dans les variantes du Codex de Bèze, à savoir Mt 26,55 et 28,8, où il perçoit un possible changement de sens grâce à la prise en compte des variantes textuelles, d’où son invitation « à une étude poussée des leçons variantes, traditionnellement jugées harmonisantes, car l’utilisation de critères standards, issus de la critique textuelle et consistant à préférer la leçon discordante, peut aboutir à passer sur un point important de la rédaction des Évangiles » (p. 69-70). David Pastorelli se penche ensuite sur la question du Monogène en Jn 1,18 (« Dieu » ou « Fils » ?) à partir d’un examen renouvelé des témoins patristiques qui l’incite à retenir la leçon avec θεός, alors qu’Étienne Nodet s’intéresse à deux variantes de Marcion, l’une de l’évangile de Luc, l’autre d’une épître paulinienne (Lc 7,18 et Ga 2,1).

La deuxième partie de l’ouvrage réunit des contributions liant étroitement critique textuelle du Nouveau Testament et tradition patristique sur des problèmes textuels particulièrement épineux, à l’origine de questions aussi captivantes que débattues. Jean Reynard reprend ainsi le dossier, complexe, de la finale de Marc, tandis que Christian Boudignon s’arrête à la variante du Notre Père de Luc sur la demande de l’Esprit, et Régis Burnet à la question du nom du 10e apôtre dans le texte de Mt 10,3 (cf. Mc 3,18) : Thaddée ou Lebbée ?

La troisième partie, plus hétéroclite, s’ouvre sur une étude de Jacqueline Assaël portant sur le passage de 2 Co 4,10-15, dont l’expression « la nécrose de Jésus » suscite des problèmes majeurs d’interprétation. Gilles Dorival passe en revue plusieurs difficultés présentes dans le Nouveau Testament selon la tradition alexandrine, à partir de Clément et d’Origène sur la péricope du jeune homme riche, de Julius Africanus sur les généalogies de Jésus et d’Eusèbe sur le début et la fin des évangiles. S’ensuivent les contributions respectives de Laurence Mellerin sur le logion du blasphème contre l’Esprit dans les trois synoptiques (Mt 12,31-32 et par.) et ses citations patristiques, de Pierre Molinié sur les « récapitulations bibliques » chez Jean Chrysostome à partir d’exemples empruntés à la série d’homélies sur la Deuxième aux Corinthiens dans une triple perspective rhétorique, exégétique et pastorale, et enfin de Jenny Read-Heimerdinger sur l’analyse du discours comme discipline linguistique au service de la critique textuelle, à l’appui d’illustrations tirées du livre des Actes.

Plus brève que les précédentes, la quatrième partie s’oriente vers l’exégèse médiévale et comporte deux études, l’une de Julie Casteigt sur le baptême de Jean et la figure de la colombe (Jn 1,32-34) dans le Super Iohannem d’Albert le Grand (XIIIe siècle), l’autre d’Édouard Robberechts qui part du constat que l’usage de la référence à la ligature d’Isaac se trouvant en Jc 2,21 et en He 11,17 semble aboutir à des conclusions opposées pour s’arrêter au commentaire biblique du philosophe juif Gersonide (XIVe siècle) sur Gn 22,2.

Dans une conclusion de 15 pages, sous-titrée « Déconstruction et reconstructions des livres bibliques », Christian-Bernard Amphoux veut illustrer ce qu’il appelle « déconstruction » (au singulier) et « reconstructions » (au pluriel). Il commence par trois exemples d’écrits « déconstruits », puisés dans sa propre recherche, à savoir l’épître de Jacques, le livre de Jérémie et les quatre évangiles, avant de reprendre six contributions du volume traitant de passages évangéliques qui ont donné lieu à des « reconstructions » (Jn 1,18 ; Jn 1,33 et par. ; Mt 10,3 et Mc 3,18 ; Mc 3,28-30 et par. ; Lc 11,2-4 ; Mc 16,9-20).

Au final, on ne peut que recommander cet ouvrage très riche, qui met en exergue l’apport de la philologie dans une large variété d’approches, et dont on salue la haute tenue scientifique, même si certaines positions ne manquent pas de susciter débats et discussions.

Nathalie Siffer, Université de Strasbourg

Publié en ligne le 5 décembre 2019