L’ouvrage d’Yvan Nadeau est issu d’un Ph. D. soutenu à l’Université d’Edimbourg en 1972, puis revu et retravaillé depuis. Il s’agit du commentaire précis et méticuleux de la Satire 6 de Juvénal qui retrace le fil reliant les épisodes les uns aux autres, étude qui n’avait pas été faite en anglais depuis le commentaire d’E. Courtney, A Commentary on the Satires of Juvenal, en 1980.
Le commentaire est suivi par le texte latin. L’auteur s’est plaint dans l’introduction de l’opacité des apparatus critici et veut appuyer ses choix éditoriaux surtout par l’exercice du commentaire. Il maintient les vers 65, 138, 188, 460 et 614 A-C qui sont en général retranchés par les éditeurs. Il veut démontrer qu’en deux endroits du texte, des séquences importantes de vers sont interverties dans la vulgate. Il place ainsi le « fragment d’Oxford » après le vers 345, comme l’a fait Braund dans l’édition Loeb de 2004. Y. Nadeau va jusqu’à écrire dans son introduction que « s’il y a un texte de cette satire qui peut être appelé « mon » texte », c’est celui qui est imprimé après le commentaire »{{1}}.
La méthode mérite d’être notée : le travail d’édition ne provient pas d’une recherche sur les sources et les manuscrits, mais essentiellement du travail de commentaire, même si les leçons discordantes des manuscrits sont confrontées et autant que possible résolues. Le texte ainsi imprimé provient d’éditions antérieures, en particulier celle de Housman (1956), Knoche (1950), Clausen (1966), Martyn (1987) et Willis (1997). On remarquera que l’édition française des Belles Lettres dans la collection des Universités de France, par Pierre de Labriolle et François Villeneuve en 1921 (deuxième édition en 1962), n’a pas été utilisée.
En outre, Y. Nadeau ne propose pas de traduction personnelle. Son objectif est prioritairement le commentaire du texte. Cependant, l’auteur propose, au fil de son développement, des conjectures, chaque fois que des problèmes textuels se posent.
Le texte de Juvénal est difficile à établir en raison de nombreuses interpolations qui altèrent la plupart des manuscrits. Il paraît dommageable, dans ces conditions, d’omettre le travail sur la tradition manuscrite.
Rappelons que le plus ancien manuscrit connu de Juvénal est le palimpseste de Bobbio ou Vaticanus 5750 qui ne contient que 52 vers du poète ; il est, au plus tard, du IV e siècle. Ensuite, du IX e au XVI e siècle, les manuscrits se multiplient. La critique moderne les a répartis en deux classes :
– la première classe est représentée avant tout par le célèbre Montepessulanus 125 (IX e siècle), plus connu sous le nom de Pithoeanus (P) : le texte y est défiguré en maints endroits par des fautes de copie, mais on y trouve en revanche fort peu d’interpolations et de corrections arbitraires.
– la seconde classe, généralement désignée par la lettre w, contient plus de 120 manuscrits qui ont, en commun, de fort nombreuses interpolations diverses, dont une seconde main (P) a transporté le plus grand nombre dans le Pithoeanus en les écrivant en marge ou entre les lignes, parfois même en les substituant par grattage ou surcharge à la leçon première.
La question de la tradition manuscrite s’est complexifiée à la suite d’une découverte inattendue en 1899 par M. E. O. Winstedt de deux fragments inédits de la satire 6, l’un, de 34 vers à la suite du v. 365, l’autre, de 2 vers, à la suite du v. 373. L’authenticité de ces deux fragments n’est plus contestée à l’heure actuelle.
L’intérêt de l’ouvrage d’Y. Nadeau ne réside donc pas dans une nouvelle collation érudite des manuscrits, mais dans le commentaire littéraire et stylistique des Satires dont le fil directeur, pour ne pas dire unique, est la mise à jour de l’intertextualité. Y. Nadeau sait faire dialoguer à merveille les auteurs antiques autour de thématiques qui leur sont communes et excelle à montrer les échos chez Juvénal de passages célèbres et de situations épiques ou élégiaques typiques qu’il s’amuse à parodier. En particulier, il démontre que Juvénal connaît très bien les poètes épiques (Virgile, Lucrèce, Lucain), les poètes élégiaques (Properce et Ovide), mais aussi Horace, Martial et quelques prosateurs comme Pétrone. Le poète convoque aussi les personnages types que l’on trouve dans les mimes qui ont pour sujet l’adultère. L’analyse sur ce plan est riche et fouillée.
Mais la méthode pèche par excès de zèle. Les citations des intertextes s’accumulent, parfois de manière excessive, sur plusieurs pages, sans que cela apporte beaucoup à la démonstration. Les mêmes passages sont cités plus d’une fois, alors qu’un simple renvoi aurait allégé la présentation. Cette seule perspective de l’intertextualité offre un point de vue réducteur sur le texte de Juvénal, d’autant plus que les recherches de ces dernières décennies sont très peu utilisées, comme en témoigne la rareté des renvois bibliographiques. Par exemple, les thèmes de la sexualité et de la magie, largement exploités par Juvénal, auraient pu bénéficier des travaux récents qui se sont fort développés sur ces sujets.
Y. Nadeau structure son argumentation autour d’une idée maîtresse : il distingue deux « voix » par lesquelles s’exprime Juvénal, la voix du « satiriste », qu’il appelle Junius, et la voix de l’« humoriste » qu’il appelle Decimus. La première est celle d’un moraliste qui blâme les vices des femmes, la seconde est subversive et vise le divertissement et la plaisanterie. C’est l’interaction entre ces deux voix qui donne à l’écriture de Juvénal sa tonalité particulière et originale. Le débat qui anime les recherches sur Juvénal pose le dilemme suivant : Juvénal est-il un moraliste ou un comique ? Y. Nadeau démontre que Juvénal a créé une persona de satiriste dès sa première satire destinée à être tournée en dérision et que, dans ces conditions, il n’est ni Lucilius ni Horace. Decimus fait ses plaisanteries aux dépens de Junius…
Trois Appendices complètent cette étude. Le premier étudie en 82 pages les traits stylistiques qui permettent à Juvénal d’élever le ton. Son écriture satirique est caractérisée par une oscillation permanente entre style élevé et style bas. L’appendice est surtout constitué d’une longue liste des vers qui présentent ce que l’auteur appelle le schéma VABBA (un verbe (V) et deux paires, AB, AB, constituées par un nom + un adjectif). Le second appendice rassemble toutes les occurrences de l’adjectif grandis chez Juvénal afin de démontrer que le terme est toujours employé dans des contextes où le style élevé est parodié.
Malgré un parti pris méthodologique contestable à plusieurs égards, on lira avec profit ce commentaire qui dévoile l’habileté rhétorique de Juvénal, restitue toute la saveur des mots que le poète manipule en virtuose et révèle les traces d’un accent anti-Césarien.
Géraldine Puccini-Delbey
[[1]]1. If there is a text of this satire that can be called « my » text, it is that which is printed after the commentary (p. 6). [[1]]