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Ce volume collectif représente les actes de deux tables rondes (2005 et 2006) consacrées à la condamnation de la mémoire dans le monde romain de la fin de la République au VIe siècle ap. J.-C. (avec une incursion dans l’Égypte pharaonique). Par l’ampleur des résultats et des réflexions présentés, cet ouvrage constitue une précieuse mise au point et un remarquable outil de travail pourvu de résumés bilingues des contributions et de trois indices (locorum, nominum et rerum). Stéphane Benoist, sous l’impulsion duquel travaille une équipe de l’UMR 8585 du CNRS (programme « Les victimes de la damnatio memoriae »), encadre les dix-huit contributions d’une introduction et d’une conclusion qui présentent l’historique de ces rencontres (initiées en 2002) et soulignent les spécificités de cette recherche : intérêt pour les prémices du phénomène, pour les convergences ou les divergences sur la longue durée, pour la comparaison entre Rome, l’Italie et les situations provinciales, pour les conséquences topographiques de la condamnation de la mémoire et pour les différents destins des monuments transformés ou endommagés. En outre, il précise combien il est essentiel de replacer la recherche sur la damnatio memoriae dans le cadre d’une interrogation plus large sur la difficile conservation de la mémoire et sur ses rapports avec la fabrication de l’histoire. Enfin, il met en relief l’ensemble des connexions de cette étude avec de nombreux thèmes de l’historiographie récente : l’idéologie impériale bien entendu, mais aussi la romanisation, la christianisation, l’autonomie des cités. Les dix‑huit contributions ont été réparties en quatre parties qui donnent à l’ouvrage son équilibre et une grande cohérence.
La première partie est consacrée à la recherche des racines de la condamnation de la mémoire dans l’Égypte ancienne (Didier Devauchelle) et dans la Rome républicaine des Gracques à Auguste (Maria Bats & Marie-Claire Ferriès). Selon M. Bats, si des racines existent (dans les actes de la violence politique privée, dans l’application du sénatus-consulte ultime et dans les proscriptions de Sylla et du second triumvirat), il est cependant certain que le phénomène ne s’institutionnalise réellement que sous l’Empire (attesté par le procès de Pison). M.-C. Ferriès examine le sort des Antoniens après Actium (en particulier des huit cas avérés de condamnations capitales) et conclut plutôt à une loi du silence acceptée par tous, occultée par la clémence d’Auguste pour quelques grands Antoniens. Cette partie s’achève par la très appréciable contribution d’Alain Michel qui se livre « à l’aggiornamento de sa thèse doctorale vingt ans après » (S. Benoist) sur les martelages et les détournements d’images dont fut victime l’empereur Domitien ; il intègre en particulier une réflexion nouvelle sur les différences de traitement de la titulature impériale dans les tablettes de bronze qui portaient la loi municipale flavienne dans la péninsule ibérique. Il tempère l’idée d’une damnatio memoriae réussie et introduit l’idée de variations dans la réalisation des martelages en fonction des années de gravure tout au long du principat du dernier des Flaviens.
La deuxième partie analyse les caractères d’un modèle impérial de l’effacement de la mémoire à Rome (Anne Daguet-Gagey & Javier Arce), dans les provinces des Bretagnes, des Gaules et des Germanies (Stéphane Benoist) et dans les papyri du IIIe siècle en Égypte (Janneke De Jong). S. Benoist, en se fondant sur l’analyse serrée de trois dossiers consacrés au martelage (43 bornes milliaires d’un large IIIe siècle (Géta‑Licinius), 18 autels de bénéficiaires pour l’essentiel en Germanie, de Commode à Sévère Alexandre et 13 des 22 autels tauroboliques de Lectoure, entre Marc Aurèle et Gordien III), poursuit ses leçons de méthode, il appelle à une plus grande circonspection dans le traitement des données : le martelage des blocs de Lectoure correspond à la préparation de ceux-ci pour intégrer la maçonnerie de la cathédrale Saint‑Gervais, et dans les tentatives de généralisation : le martelage « intensif » et « instrumentalisé » réservé à Géta et à Maximien sur les bornes milliaires ne peut expliquer les nombreux « palimpsestes » qu’une « pérennité des décisions [publiques] toute relative » pourrait très bien justifier, et il souligne le rapport étroit entre le martelage dans les sanctuaires fréquentés par les bénéficiaires et le questionnement sur l’autorité agissante et sur l’administration exécutante. J. De Jong offre une analyse originale des traces de la damnatio memoriae qui affecte les empereurs dans les papyri égyptiens du IIIe siècle et montre le pragmatisme des scribes qui ignorent bien souvent l’ordre des autorités sauf quand ils ont un intérêt personnel à faire la démonstration de leur loyauté et de leur intégration dans le monde romain. A. Daguet‑Gagey fait le bilan des monuments de Rome affectés par la damnatio memoriae de Caligula à Constantin dont la contribution de J. Arce constitue en quelque sorte le « bouquet final » en s’arrêtant sur le sort de l’arc de Constantin. Pour J. Arce, le célèbre monument romain présenterait au moins trois damnations : deux qui renverraient plutôt à une « appropriation » d’éléments architecturaux d’époque antonine et des visages des empereurs Trajan, Hadrien et Marc Aurèle, et une troisième, sans ambiguïté, dirigée contre la tête de Constantin lui-même. J. Arce écarte les hypothèses qui attribuaient cette damnatio au Médicis Lorenzino, en 1537, et préfère reconnaître dans ce vandalisme un acte de l’aristocratie païenne de Rome « dès le milieu du IVIVe siècle ».
La troisième partie recherche à saisir les particularismes régionaux en Grèce (Michel Sève, Christine Hoët-Van Cauwenberghe & Maria Kantiréa) et en Afrique (Sabine Lefèbvre), et ceux des églises de l’Antiquité tardive (Rudolf Haensch). M. Sève montre que dans la colonie romaine de Philippes en Macédoine « l’oubli pur et simple » est responsable, loin de toute damnation officielle, de la détérioration des monuments des notables de la colonie. Dans une contribution originale, C. Hoët-Van Cauwenberghe analyse les cas de Spartiaticus (de la célèbre famille des Euryclides) à Messène, de Philopappos (prince de Commagène) et d’Hérode Atticus à Athènes, qui ont pu connaître tous trois des variations locales et grecques de la damnatio memoriae, signes en tout cas de l’intégration de ces potentats dans l’Empire. Pour M. Kantiréa, la damnatio memoriae affectant des Julio-Claudiens et des Flaviens, si elle a pu certes occasionner un véritable turn-over des images impériales dans le Métrôon d’Olympie, n’a pas abouti à une complète destruction des statues qui, sacrées, étaient déposées (et donc conservées) dans le trésor des Cyrénéens. S. Lefèbvre a repéré en Afrique une volonté des autorités locales de laisser exposer les martelages qui concernaient des empereurs ou leurs proches (Géta à Lepcis Magna et à Timgad, le même et Plautien à Lepcis Magna) ou un notable local (à Cuicul) qu’elle interprète comme une « pédagogie du martelage en Afrique ». La pluralité des situations locales explique sans aucun doute la permanence à l’époque tardive de la tentation d’effacer le nom de l’ennemi, l’hérétique ou l’évêque de la ville pour les ruraux (R. Haensch).
La quatrième et dernière partie étend les investigations à l’Empire chrétien : les recherches sur le Code Théodosien (María Victoria Escribano Paño & Hélène Ménard), sur les corpus d’Augustin (Carles Buenacasa Pérez) ou de Grégoire le Grand (Karine Merlin) et les enquêtes prosopographiques (Janine Desmulliez) en fournissent les temps forts. C. Buenacasa Pérez ouvre cette partie par une réflexion de grande amplitude sur les procédés de l’Église catholique (et d’Augustin en particulier) pour dénaturer puis faire oublier le donatisme africain. M.V. Escribano Paño (sur les Eunomiens) et H. Ménard (autour de la révolte d’Héraclien en 413) décortiquent les lois du Code Théodosien afin de montrer que, selon les cas, la loi accompagne ou bien ignore la décision de damnatio memoriae. J. Desmulliez note que les évêques hérétiques de Naples au IVe siècle ne sont pas victimes d’une quelconque damnatio memoriae dans les sources chrétiennes postérieures (elle remarque la même chose pour un évêque schismatique du VIe siècle cité par Grégoire le Grand). K. Merlin clôt cette partie en examinant les efforts du pape Grégoire le Grand pour défendre la mémoire de Maximianus de Syracuse dont les sentences ont pu être mises en cause après sa mort en 594.
L’abondance d’informations et la nouveauté de bien des points de vue sont les points forts de ce livre qui constitue le jalon majeur d’une recherche qui n’en est plus à ses débuts et dont les perspectives sont très prometteuses.

Laurent Lamoine