Ce livre, tout en souplesse, se présente sous la forme d’un épais volume qui réunit les contributions érudites et originales d’une quarantaine d’universitaires et de chercheurs surtout français et italiens, mais aussi espagnols et brésiliens, allemands et britanniques. Ce volume de mélanges a paru dans la Bibliothèque de l’Antiquité tardive, une collection associée à la revue Antiquité Tardive que le dédicataire a dirigée pendant de nombreuses années et qui est devenue, sous son impulsion, une des revues majeures dans son domaine. Selon les normes imposées par la maison d’édition Brepols, les volumes publiés dans la collection de la Bibliothèque de l’Antiquité tardive adoptent un grand format, une mise en page serrée, une répartition du texte sur deux longues colonnes avec un étage de notes souvent développé au gré des auteurs sollicités. Il faut saluer à cette occasion le grand travail de relecture, de mise aux normes et de mise en page accomplis par les trois éditeurs de ce volume de très belle facture. Les indices fournis à la fin du livre, en particulier l’index thématique détaillé, sont à la fois remarquables et estimables.
Les quelque quarante contributions sont réparties selon des thèmes pertinents et convaincants qui couvrent les grands domaines de recherche étudiés par Jean-Michel Carrié tout au long de sa carrière d’enseignant-chercheur menée au sein de plusieurs institutions en commençant par l’université de Paris Nanterre. Les éditeurs du présent volume ont choisi de rassembler sous cinq rubriques différentes les articles offerts par des collègues, des amis et des élèves du dédicataire, ces catégories n’étant bien sûr pas exclusives les unes des autres. La plupart des articles portent sur l’Antiquité tardive, la période de prédilection de J.-M. Carrié depuis plus de quarante ans d’une intense activité scientifique illustrée par une impressionnante bibliographie qui totalise plus de 160 titres énumérés sur sept pages dans l’ordre chronologique de leur parution entre 1970 et 2016 (p. XV-XXI). Dans la mesure où il est difficile, pour ne pas dire impossible, de rendre compte de chacune des nombreuses contributions aux sujets si variés, il est sans doute plus intéressant et plus agréable pour le lecteur comme pour le recenseur de se plonger, voire de se perdre, dans ce beau volume de mélanges en se livrant non pas à une lecture complète qui l’eût entraîné trop loin de ses bases et de ses goûts, mais de procéder à une lecture à la fois sélective et impromptue sous la forme d’un approfondissement et d’une découverte avec pour guides ou principes directeurs la prédilection et l’imprévu.
Une première partie réunit onze contributions totalisant une centaine de pages qui ont en commun d’être consacrées à l’armée, à la fiscalité et à l’administration de l’État romain durant le Haut-Empire et surtout le Bas-Empire. Le choix de regrouper sous une même rubrique ces trois thèmes est tout à fait judicieux et justifié puisque la fiscalisation accrue de l’Empire romain dans l’Antiquité tardive constitue une réponse administrative à un accroissement de ses dépenses militaires occasionnées par un environnement international beaucoup plus instable et agressif que durant la période précédant la crise du IIIe siècle. Appuyés sur des ostraca et une documentation photographique, deux articles, l’un d’Hélène Cuvigny et l’autre de Michel Reddé, examinent la présence de l’armée romaine en Égypte, à la fois dans le désert oriental et dans le Fayoum, son rôle dans la mise en valeur des carrières du Mons Claudianus et sa progressive christianisation avec la probable adjonction d’un lieu de culte dans le cas du fort de Dionysias. La vie militaire en Égypte est également illustrée par l’édition due à Jean Gascou d’un reçu fiscal des années 530 de blé annonaire versé à deux unités militaires sans doute établies dans le Fayoum, les Bis Electi et le corps des Numides (P.Strasb. K 283B), et par l’édition, par Jean-Luc Fournet, d’un reçu de rétributions coutumières ou synètheia d’un tribun en poste à Aphrodité dans les années 530 à nouveau (P.Berol. 25720). Ces deux articles constituent un hommage rendu à l’intérêt du récipiendaire de ces mélanges pour la documentation égyptienne de nature papyrologique qui est d’une richesse et d’un apport remarquables pour étudier la fiscalité et l’armée au Bas-Empire. Loin d’être limitées à l’Orient grec, d’autres contributions apportent des éclairages nouveaux sur l’Occident latin tardif et les questions militaires et fiscales. Tandis que Sylvain Janniard montre que les fantassins romains pratiquent toujours le corps-à-corps et doivent maîtriser l’escrime, Pierre Cosme examine les opérations terrestres, navales ou fluviales des empereurs de la dyarchie et de la première tétrarchie et conclut par un précieux appendice qui récapitule et met à jour, avec une prudence bien légitime, la géographie et la chronologie des déplacements des dirigeants romains entre 284 et 305. L’histoire administrative tardive est illustrée par un bel article de Simon Corcoran qui publie, traduit et commente un folio inédit d’un manuscrit latin de la bibliothèque universitaire de Würzburg comprenant la plus ancienne version conservée d’un passage du Code Justinien, I, 27, 1, relatif à l’établissement en 534 d’une préfecture du prétoire en Afrique après la reconquête byzantine et la fin du royaume vandale. Ce document confirme dans une large mesure l’édition de référence de cette compilation juridique établie en 1877 par Paul Krüger, en particulier la justesse de la composition, des effectifs et des rémunérations du personnel préfectoral.
Les questions militaires et financières trouvent un prolongement naturel dans la deuxième section du volume, forte de cinq contributions, consacrée aux relations diplomatiques de l’Empire romain tardif avec les populations sujettes ou rivales, alliées ou ennemies, établies sur son sol ou maintenues à ses frontières. Alain Chauvot examine ainsi la question, depuis longtemps débattue, de la nature et du statut des lètes et des déditices à la lumière d’un passage difficile et discuté d’Ammien Marcellin (Res gestae, XX, 8, 13) sur l’envoi en 359 de troupes par le César Julien en Gaule à son cousin l’empereur Constance II. L’auteur propose, avec une prudence nécessaire, de considérer ces jeunes lètes comme des fils de parents également lètes sans exclure la possibilité pour certains déditices de s’agréger à des communautés de lètes et bénéficier d’une position juridique et militaire plus avantageuse au point de ne plus être considérés comme des barbares par les autorités romaines. L’importance numérique des troupes extérieures à l’Empire dans son effort de guerre est illustrée par une intéressante étude de Guillaume Sartor sur le rôle des chefs fédérés pour conduire ou conclure des négociations, encourager ou faciliter la levée de troupes barbares, constituer et commander des contingents fédérés et, plus original, exercer au nom de l’empereur une autorité sur des portions de l’Empire, au risque de dépasser leurs prérogatives et de devenir des écrans et non plus des intermédiaires entre le pouvoir central et les populations locales. Alors que dans la partie occidentale du monde romain les commandants fédérés sont devenus, à terme, des chefs de bandes incontrôlables qui ont contribué à l’effondrement de Rome, dans la moitié orientale, illustrée par le cas des phylarques arabes qu’examine Ariel Lewin, les dirigeants fédérés restent des alliés plutôt fidèles, au point d’être finalement intégrés à l’administration provinciale.
La troisième partie du volume est intitulée « économie et société dans l’Antiquité romaine et tardive ». Ce titre ambitieux ne rassemble pas moins de neuf contributions totalisant près de 130 pages. L’amplitude du titre de cette section répond à la nécessité de procéder à des regroupements cohérents d’articles de propos assez varié sans être néanmoins contradictoire. On lira avec curiosité ou profit un article original d’Adam Bülow-Jacobsen sur les lieux de production, les modes d’extraction et les méthodes de transformation du fer et de l’acier à partir d’une série d’ostraca grecs et latins provenant du Mons Claudianus. La documentation égyptienne est de nouveau sollicitée à la fin de cette partie par un article de Federico Morelli sur les prix des tissus au VIIe siècle d’après le P.Vindob. G 25917. Deux articles traitent des transformations et de la permanence de la grande propriété foncière dans l’Antiquité tardive observée sous deux aspects distincts. Christel Freu examine les traditions cynégétiques dans les zones de saltus et leur poursuite tout au long de l’histoire romaine par les populations rurales. De son côté, Lellia Cracco Ruggini dresse un tableau de la situation politique, économique et sociale de la Toscane à travers son personnel administratif (gouverneurs et correcteurs), son dynamisme agricole et la présence de grands domaines possédés par des familles sénatoriales établies à Rome. Ces dernières cèdent la place, une fois la Ville mise à sac et l’Italie conquise puis reconquise, à une élite plus modeste, entièrement christianisée et dont les perspectives et les intérêts sont circonscrits à une région, voire à quelques propriétés. Les comportements économiques de l’aristocratie chrétienne propriétaire de grandes exploitations agricoles sont également le sujet d’un article de Domenico Vera sur la valeur des informations économiques transmises par la rédaction latine et la version grecque de la Vie de Mélanie la Jeune. C’est ainsi que les domaines ruraux possédés en Sicile par la sainte et son époux constitueraient, selon l’auteur, de petites unités agricoles mises en valeur par des travailleurs serviles ou libres chasés, tandis que le montant des revenus fourni par cette source est confronté au célèbre passage sur les ressources des grandes familles sénatoriales de Rome d’Olympiodore de Thèbes, frg. 44 Müller, une autre source dont l’auteur défend avec conviction la pleine valeur documentaire. Quittant la péninsule italienne et ses îles voisines pour les provinces danubiennes, Dominic Moreau et Jean-Philippe Carrié établissent un inventaire problématisé et commenté, assorti d’une bibliographie abondante, des témoignages littéraires (une vingtaine de sources), épigraphiques (quatre inscriptions) et archéologiques (enceintes, basiliques chrétiennes et domus) relatifs à la cité fortifiée d’Abrittus, en Mésie Inférieure puis Seconde (aujourd’hui Razgrad en Bulgarie). Cet article constitue l’amorce d’une reprise des fouilles de ce site sous la direction des auteurs susmentionnés. La société de l’Orient romain tardif est examinée dans une série de trois articles qui puisent leur matière principale dans les nombreux discours et la riche correspondance du rhéteur Libanios afin d’éclairer la division en tribus et quartiers des habitants d’Antioche (Catherine Saliou), les clivages économiques croissants au sein du conseil municipal de cette cité et l’essor d’un savoir bureaucratique et technique indifférent à l’idéal de la paideia (Marilena Casella), enfin le rôle diplomatique et politique des cinq ambassades civiques connues par Libanios qui ont apporté le produit de l’or coronaire aux souverains successifs (Bernadette Cabouret-Laurioux).
La quatrième partie du volume, la plus courte avec une cinquantaine de pages, est riche d’une demi-douzaine de contributions. Elle aborde la vie culturelle de l’Antiquité tardive à travers ses expressions littéraires et plastiques. Du côté de la littérature se rangent les articles d’Averil Cameron, qui offre une réflexion originale sur la littérature de cette époque en invitant à réduire les distinctions souvent artificielles entre sources littéraires et théologiques, tardo-antiques et byzantines ; d’Antony Hostein, qui évoque les problèmes de traduction que posent les termes techniques employés dans le Panégyrique latin V prononcé par l’orateur Eumène à Autun en 298 pour restaurer les écoles d’éloquence locales ; de Stéphane Ratti sur l’attribution, depuis longtemps défendue par cet auteur, de l’Histoire Auguste à Nicomaque Flavien Senior sur la base d’un témoignage épigraphique inattendu d’Ammaedara (CIL, VIII, 11536) ; enfin de Geoffrey Greatrex sur la date de composition des Guerres perses de Procope que l’auteur situe vers 554. L’histoire de l’art de la fin de l’Antiquité est envisagée sous l’angle de la décoration des villas de la Bretagne romaine au IVe siècle (Simon Esmonde Cleary), d’un sarcophage du Puy-en-Velay de la même époque représentant le mariage de la Vierge en lien avec les débats sur la virginité consacrée et ascétique (Jutta Dresken-Weiland) et de la valeur dogmatique que revêtent les sarcophages chrétiens dans l’Occident tardif (Jean-Pierre Caillet). La cinquième et dernière partie du livre porte sur les relations entre païens et chrétiens. Longue de près de cent pages et composée d’une huitaine de contributions, cette section aborde en réalité des sujets plus chrétiens que païens, mais en sollicitant une documentation d’une grande diversité, en embrassant des espaces variés et en abordant des thèmes très différents, comme les relations des Pères de l’Église avec la justice pénale, la violence collective ou religieuse, la folie et sa qualification juridique, la construction littéraire de l’image idéalisée des empereurs théodosiens dans l’Histoire Auguste rapprochée du traité Sur la royauté de Synésios de Cyrène (Bruno Pottier), enfin la confection de pseudépigraphes lors de la querelle entre Cyrille d’Alexandrie et Nestorius. Un article de Rita Lizzi Testa clôt cette section par un examen quelque peu inattendu de l’église Saint-François de Montefalco en Ombrie et du cycle de fresques peint par Benozzo Gozzoli au milieu du XVe siècle dans la chapelle dédiée à saint Jérôme.
On l’aura compris, dans le cadre d’un compte rendu, par nature limité, il était difficile d’évoquer et de commenter avec une égale précision autant de contributions portant sur des sujets, des sources, des espaces et des problématiques si variés et si féconds. Par conséquent, cette recension ne rend pas tout à fait justice à l’incroyable profusion de documents, de textes, de vestiges archéologiques et de témoignages iconographiques qui ont conflué dans cet impressionnant volume de mélanges qui illustre autant la sympathie, l’admiration et l’influence suscitées au sein de la communauté scientifique internationale par l’œuvre intellectuelle de Jean-Michel Carrié que la remarquable polyvalence des domaines que celui-ci explore depuis maintenant un demi siècle au point d’avoir rendu l’Antiquité tardive plus proche, plus compréhensible, plus rationnelle aussi, même si elle demeure un champ d’étude qu’il convient toujours de défendre des préjugés, des ignorances et des incompréhensions.
Sylvain Destephen, Université Paris Nanterre
Publié en ligne le 3 décembre 2018