Ce volume de 366 pages est la publication de synthèse qui rassemble les contributions des trois journées d’étude internationales, tenues en 2015, 2016 et 2017 à l’École française de Rome, du programme « le droit à la sépulture dans la Méditerranée antique », dirigé par Reine‑Marie Bérard.
L’ouvrage rassemble, à la suite d’un article introductif et d’un article terminologique, onze contributions réparties dans trois thématiques : la thématique « L’ammissione dei defunti agli spazi funerari » comprend trois articles, la thématique « Lo status giuridico delle sepolture » rassemble cinq articles, de même que la thématique « Sepolture “anormale”, esclusione dalla sepoltura e depositi umani non funerari ». Les contributions scientifiques sont suivies des résumés (en anglais et en français ou italien) et de quatre index : sources textuelles, sources épigraphiques, lieux, thématiques.
La volonté affichée de cet ouvrage est double : elle vise d’abord la promotion de la pluridisciplinarité et l’attribution d’une place centrale à l’archéothanatologie et l’anthropologie biologique dans l’analyse des ensembles funéraires et des problématiques de la mort dans les sociétés anciennes, conjointement aux données archéologiques, épigraphiques, textuelles et historiques. Elle vise également un renouvellement profond des regards portés sur la réflexion d’ensemble sur le droit à la sépulture en faisant le choix de la diachronie. En effet, les contributions couvrent une vaste période, depuis le début du 1er millénaire avant notre ère jusqu’à la fin de l’Antiquité, afin de permettre une ouverture sur de nouveaux questionnements, de nouvelles méthodes et de nouvelles approches.
L’article introductif de Reine-Marie Bérard contextualise parfaitement le projet, fait un nécessaire rappel de définition disciplinaire de l’Archéologie de la mort et argumente les choix faits pour ce projet scientifique axé sur le droit à la sépulture dans une perspective géographique, chronologique et thématique volontairement large, afin de favoriser l’émergence et le renouvellement de réflexions de fond, notamment méthodologiques. Les points historiographiques sur les questionnements relatifs au droit au tombeau sont complets et font état de toutes les subtilités et problématiques pluridisciplinaires qui se font jour lorsque l’on traite un tel sujet.
Cette contribution est suivie par un article de Maria Giovanna Belcastro et Valentina Mariotti faisant une mise au point méthodologique sur la terminologie employée et ses conséquences sur l’interprétation que l’on peut espérer faire des structures et des gestes funéraires ou mortuaires. L’article souligne la difficulté intrinsèque qu’il y a à restituer et comprendre, par les seules traces archéologiques et données historiques dont nous disposons, toutes les dimensions symboliques, voire spirituelles ou philosophiques, de la Mort et du traitement accordé au(x) mort(s). Ainsi, cette contribution met en exergue la question fondamentale et première de la nature funéraire des vestiges : qu’est-ce qu’une sépulture ? Si c’est une sépulture, en quoi est-elle formelle (= dans la norme) ou informelle (= atypique) ? Dans sa dernière partie, l’article évoque également ce qui ne relève pas de la sphère funéraire, c’est‑à‑dire le mortuaire. à notre sens, cette question complexe mériterait d’être plus amplement développée pour faire état de toutes les nuances et cas de figures qui peuvent relever du non-funéraire. Par exemple, si l’absence accidentelle ou la privation volontaire de sépulture sont bien évoquées, les manipulations post-sépulcrales, la réification ou l’utilisation de restes humains dans le cadre d’un culte sont seulement effleurées. Néanmoins, cette mise au point sur la terminologie et les des débats qu’elle suscite est essentielle et préalable aux réflexions développées par la suite dans les trois thématiques.
La première thématique que traite l’ouvrage est celle de l’accès des défunts aux espaces funéraires. La contribution de Valentino Nizzo aborde cette question sous l’angle large du « paysage funéraire », qui s’entend ici par l’ensemble des pratiques observées par un groupe, à travers l’exemple de l’occupation funéraire archaïque de San Montano (Pithécusses). S’il existe des filtres intentionnels, comment reconnaître leurs causes et leurs significations ? Valentino Nizzo traduit parfaitement l’expansion des réflexions vers la compréhension globale d’une société ancienne quand on étudie les pratiques funéraires de cette dernière. En quoi une pratique funéraire – ici l’accès à l’espace funéraire ou non – peut refléter une idéologie : distorsion par rapport à la réalité sociale ou au contraire tentative de réintégration d’individus a priori exclus ? Cela fait écho à la notion de sépulture normée ou atypique débattue dans l’article précédent, ce que Valentino Nizzo a caractérisé dans une précédente publication comme « la règle de l’exception », abordée ici à une échelle plus large que celle de la sépulture : celle de l’ensemble funéraire. Il définit dans cette présente contribution l’inclusion et les différences qui existent dans les trois cas où il n’y a pas d’inclusion totale : l’exclusion, la ségrégation et l’intégration. Cela est fondamental pour nuancer voire revenir sur des interprétations binaires sépulture normée/sépulture « déviante ». Le paysage funéraire d’un groupe est multiple, à l’image de ses pratiques sociales, culturelles, religieuses et individuelles. Il prend pour exemple l’étude approfondie des sujets immatures de Pithécusses et de leur intégration – et non inclusion – dans l’espace funéraire communautaire.
Si dans cette étude de la période de la colonisation grecque, les pratiques funéraires accordées sont basées sur l’âge au décès des sujets, l’étude du site de la période romaine impériale de Casal Bertone (Rome) par Paola Catalano, Stefania Di Giannantonnio et Walter Pantano, étudie conjointement l’attribution sexuelle et les données paléopathologiques afin d’interpréter le paysage funéraire global. Ici le thème du recrutement à l’inhumation est abordé par l’apport des données de l’anthropologie biologique à la compréhension des modes de mise en place des ensembles funéraires. Le site de Casal Bertone ne montre pas de sélection dans le sens ou une catégorie de la population serait exclue de l’aire funéraire, mais bien des sélections qui se font jour dans les différents groupes de sépultures qui constituent cette aire funéraire. En effet, cette étude montre des différences de conditions de vie entre les groupes, certaines semblant plus favorables que d’autres et correspondant par ailleurs à des dispositifs funéraires spécifiques. Il est toujours tentant d’interpréter le statut social absolu des sujets quand on manipule ce type de données ; écueil dans lequel ne tombe pas cette étude. Car c’est bien dans une optique de comparaison que l’analyse de l’état sanitaire prend ici tout son sens, et permet d’avancer des hypothèses fiables quant aux critères de constitution des ensembles funéraires. Un autre intérêt majeur de cette contribution réside dans le fait que l’étude a pu se faire sur un site certes pas exploré de manière exhaustive, mais dans une proportion suffisamment large pour que la réflexion puisse être menée à une échelle générale, englobant plusieurs secteurs de sépultures différenciés.
Cet apport des données biologiques mais surtout leur nécessaire association aux contextes archéothanatologiques sont soulignés par la troisième contribution de cette thématique. Caroline Laforest et Dominique Castex développent l’intérêt primordial de l’analyse archéoanthropologique, dont la taphonomie, grâce à l’exemple de la tombe monumentale 163d de la nécropole nord de Hiérapolis (Turquie), occupée sur la longue durée du Ier au VIIe siècle de n. è. L’étude se base sur une sépulture monumentale dont la chambre inférieure, intacte, a livré des vestiges en place permettant une analyse complète, dans une démarche globale qui replace le(s) mort(s) au centre du questionnement, à l’opposé des études qui se concentrent uniquement sur les données épigraphiques, architecturales ou mobilières. En associant les inscriptions mentionnant le nom des défunts à l’étude des restes humains réellement présents dans la tombe (par l’approche archéoanthropologique, particulièrement la taphonomie), se font jour des problématiques inédites pour ces contextes, en ce qui concerne l’accès à la sépulture et ce qu’il dit des pratiques sociales des propriétaires et de leur communauté. En effet, le décalage qui existe entre les noms mentionnés et les défunts réellement présents dans la tombe, plus nombreux, permet de mener une réelle réflexion sur les motivations des propriétaires successifs. L’étude des restes en place au sein du monument par l’approche archéoanthropologique assure une meilleure compréhension de la dynamique d’occupation de ces structures et de la composition des populations qui les utilisent sur le temps long. Ce cas met en évidence la possibilité juridique de la vente et du rachat des tombes, l’évolution des pratiques, notamment commémoratives et montre – s’il en était encore besoin – l’aspect essentiel de l’interdisciplinarité dans ce type d’études, au centre desquelles doit se situer l’archéothanatologie.
Dans la suite du questionnement de cette première thématique sur l’accès à la sépulture se pose la question du statut juridique que revêt la sépulture, traité dans la seconde partie de l’ouvrage. Pour le monde grec, Michele Faraguna souligne d’emblée le manque de données qui a souvent conduit dans les études classiques individuelles à négliger les problématiques liées aux mécanismes administratifs et juridiques qui régissent l’organisation des aires funéraires, le statut de la tombe et par là les modalités de leur acquisition, de leur gestion et de leur transmission. À partir de données épigraphiques, il mène une étude géographiquement plus élargie que le seul cas d’Athènes, comparative et diachronique, afin de traiter ces questions. Il prend ainsi en compte certes les sites de l’époque classique d’Athènes mais aussi des sites d’époques hellénistique et romaine de Rhodes, Kos et d’autres cités d’Asie mineure, qui apportent un éclairage essentiel sur la variété des cas de figures. Ainsi se fait jour le fait qu’il existe aussi bien des tombes dans des espaces privés que des tombes dans des ensembles plus vastes situés le long des voies quittant les villes, alors sous la responsabilité des magistrats en charge de la voirie, et donc publics. Se pose dans les deux cas, mais dans des modalités différentes, la question de la limite de la tombe : vente du terrain et bornage, éventuellement changement de statut si le terrain était auparavant utilisé pour une autre fonction que le funéraire. Dans le cas d’espaces privés, la persistance du droit au tombeau et l’accès au tombeau par les vivants est la plupart du temps pérenne : en effet, les documents textuels et épigraphiques montrent qu’en cas de vente d’une propriété, la sépulture familiale est en général exclue de la vente. Si elle est comprise dans la cession, un droit d’accès est maintenu. Dans le cas d’espaces publics, cédés par les magistrats de la ville, ceux-ci exercent un contrôle et une gestion sur les espaces funéraires. La question des associations, collèges, assurant une fonction funéraire est également abordée. La prise en compte de ces entités dans la réflexion sur la gestion funéraire est récente et est d’un apport majeur pour la compréhension des divers systèmes mis en place pour gérer les morts, qui montrent qu’il existait un spectre bien plus large que les seuls deux extrêmes que sont la sépulture privée (souvent associée aux classes aisées) et l’aire publique, qui peut être utilisée pour des funérailles d’État ou à l’inverse pour l’inhumation des plus modestes ou des étrangers de passage. Cette étude montre tout ce qui est en jeu dans la constitution d’une sépulture, dans le choix de son emplacement et de sa typologie : que veut-on (ou peut-on) dire de soi, de ses valeurs, de sa position et de son appartenance à des structures sociales, et de celles qu’on choisit de mettre en avant ?
Cette réflexion menée à l’échelle large de l’espace funéraire doit aussi être menée à l’échelle unitaire. L’étude de Maria Letizia Caldelli s’attache ainsi à traiter la question au sein de la tombe ou de la concession par l’exemple privilégié de l’Isola Sacra à Ostie, où les inscriptions sont encore en contexte, permettant ainsi de lier les données épigraphiques et archéologiques. Elle montre que les inscriptions fondatrices, mentionnant le propriétaire et le caractère de la tombe (distinction est faite entre le caractère familial et le caractère héréditaire), servent d’abord à définir juridiquement la sépulture, son espace et le droit d’accès qui y est attaché, et à ainsi la protéger. En confrontant les données de l’épigraphie de ces tombeaux – liée à la phase de mise en place des structures et leur phase d’utilisation initiale – aux données archéologiques de leur développement dans le temps, l’auteur met en évidence l’histoire de l’utilisation et de la transmission, voire de la réutilisation propre à chaque concession. Les configurations étant aussi nombreuses que les cas, cette étude approfondie met encore en évidence que si le morcellement initial de l’aire funéraire a pu être géré globalement (peut-être par les pouvoirs publics), il s’agit par la suite d’histoires purement individuelles, excluant de fait un programme d’utilisation préétabli de la zone comme un programme stylistique global. Revient donc à chacun de donner le cadre juridique qu’il souhaite à sa sépulture, mais aussi d’y inscrire selon sa volonté sa position sociale.
Ces éléments de mise en scène du pouvoir et statut social individuel ne sont pas sans importance et peuvent être examinés par le truchement du cas emblématique des grandes familles de l’époque romaine. La contribution de Cecilia Ricci, troisième de cette thématique, aborde la question par l’exemple du devenir funéraire de la famille servile d’Agrippa, dont le potentiel programme doit être compris comme s’inscrivant dans un cadre politique général. Les inscriptions relatives aux tombes des esclaves et affranchis d’Agrippa et de ses descendants directs ne sont plus en contexte. Le fait que l’autrice se heurte à l’impossibilité de les rattacher à un monument unique dédié par Agrippa à cette famille servile lui fait envisager plusieurs hypothèses, toutes rattachées inévitablement à une volonté politique sous‑jacente, les protagonistes potentiels étant tous liés à la famille impériale. En effet, une hypothèse voit dans l’absence d’un monument à son nom une expression du refus répété d’ostentation du général. Une autre raison verrait la volonté même du Princeps de ne pas plus encenser, à son propre détriment, un personnage jouissant déjà d’une forte popularité. Néanmoins, l’hypothèse d’un monument prévu mais finalement non réalisé pour une raison impossible à déterminer ne peut être exclue. Dans tous les cas, le nombre de sépultures dont l’inscription mentionne un personnage se réclamant de la famille d’Agrippa démontre le potentiel social majeur que revêt le monument funéraire en contexte romain.
Si l’on parle du droit à la sépulture et de la protection de la sépulture, on est inévitablement confronté aux cas où ces dispositions ne sont pas respectées. Si la loi prévoit la définition de la sépulture, que prévoit-elle en cas de violation de ce locus religiosus ? Arnaud Paturet livre une contribution historiographique très documentée, traduisant parfaitement la complexité du droit romain, casuistique par excellence, en particulier quand il touche au funéraire. Quelle que soit la nature de l’atteinte portée à un sépulcre, et son aspect volontaire ou non, il s’agit toujours d’un crime. Ce crime porte atteinte à la fois aux vivants et aux dieux. Il est donc par définition mixte, en ce qu’il lèse des personnes privées (ayants-droits) et les dieux Mânes auxquelles la sépulture est abandonnée. Ce dernier point est primordial car en cela la violation de sépulture, en provoquant l’ire des dieux, menace la cohésion sociale dans sa globalité. Relevant ainsi d’un outrage à la fois privé et public, l’action en réparation peut être privée mais aussi publique, intentée par toute personne jouissant de ses droits civiques et à même de constater la violation. Il y avait donc toutes les chances que la violation de sépulture trouve réparation, de façon que la cohésion sociale et l’intégrité collective soient restaurées. Cela illustre parfaitement l’imbrication des sphères privée et publique dans la société romaine, où chacun est en charge du maintien des valeurs collectives pour le bien commun.
Néanmoins, le bien commun n’est pas toujours au centre des préoccupations et la loi peut être détournée au profit d’un propriétaire terrien qui ne s’encombre pas de probité. Dans son article, Sergio Lazzarini expose les différents types de locus religiosus et les actions et rites nécessaires à leur constitution. Parmi eux, la constitution d’une res religiosa par la mise en place d’une sépulture in agro a pu être détournée pour rendre inaliénable la parcelle ou la propriété tout entière et la soustraire ainsi aux créanciers ou au fisc. Les exemples détaillés par l’auteur montrent qu’à de nombreuses reprises, le droit romain relatif à la constitution des sépulcres, initialement destiné à protéger les morts et respecter la cohésion sociale par l’apaisement des dieux Mânes, a pu être détourné afin de favoriser l’enrichissement ou les activités illégales de quelques-uns. Ces « abus de droit » sont les tristes témoins de l’avidité de certains, qui existe dans toute société et se perpétue encore dans nos sociétés contemporaines.
Dans un déroulement logique, après avoir discuté de qui avait droit à une sépulture et comment était défini ce droit, l’ouvrage aborde le pendant de ces questions : qui en est exclu et selon quelles modalités ? Quels sont les palliatifs possibles ? Qu’est-ce qui ne relève tout simplement pas de la sphère funéraire, mais mortuaire ? Anita Crispino et Massimo Cultrato abordent d’emblée la question de ce qui relève d’une sépulture dite atypique, à travers des cas de l’âge du Bronze en Sicile. Définir une sépulture anormale dans un contexte spécifique induit nécessairement que l’on peut caractériser ce qui relève de la pratique normée pour cette culture à un moment donné. La prise en compte d’un corpus de sites suffisamment nombreux et représentatifs permet ici de définir cette norme au préalable. Mais se pose néanmoins la question : si l’on est face à quelque chose qui sort de cette norme reconnue, est-on nécessairement et toujours face à de l’anormal (exceptionnel au sens positif comme négatif) ou existe-t-il simplement des variations permises par des choix individuels ou des critères spécifiques (sexe, âge, statut social, handicap, etc.) ? Sur le site de Ciavolaro di Ribera à Agrigente, le dépôt secondaire des restes d’au moins 40 individus, montre une sélection des pièces osseuses pour ces sujets qui sont pour la plupart des hommes adultes et une situation topographique spécifique, éloignée des autres structures. Dans une configuration différente, le site de Paolina à Ragusa montre des édifices monumentaux accueillant là aussi des restes humains manipulés, en position secondaire et sélectionnés. Ces deux cas diffèrent de ce qui est reconnu comme le schéma funéraire traditionnel pour ce contexte chronoculturel et montrent également deux traitements parfaitement différents et relevant de deux volontés parfaitement distinctes : le cas de Ciavolaro di Ribera résulte probablement d’un évènement exceptionnel ayant entraîné la mort de nombreux sujets. Sans qu’il soit possible d’identifier cet évènement, on voit que la communauté a tenu à assurer une sépulture à ces individus, en mettant cependant en œuvre des pratiques non normées, peut-être seulement adoptées à cause de cet épisode de mortalité anormal. Il ne semble donc pas s’agir ici d’une pratique négative, tout atypique qu’elle soit. Le cas de Ciavolaro di Ribera montre quant à lui des structures constituées dans un contexte de mortalité normal mais spécifiques afin de signifier un statut particulier des défunts qui y sont inhumés et la place privilégiée que la communauté leur accordait.
Hors des cas de mortalité anormale peuvent également survenir des contextes ou les restes du ou des mort(s) demeurent inaccessibles, que la mort du sujet reste inconnue (absence de sépulture) ou que le groupe en soit informé (création d’un cénotaphe). Eva Christof traite dans sa contribution particulièrement du cas de l’érection d’un cénotaphe, mais de manière plus globale. En effet, la mise en place d’un cénotaphe peut viser à pallier l’absence de corps, mais l’autrice porte aussi à notre connaissance l’existence de cénotaphes visant à doubler la sépulture contenant les restes du défunt et ainsi renforcer la transmission de sa mémoire. On distingue ainsi les « cénotaphes de nécessité » et les « cénotaphes de mémoire ». Si l’on reprend la définition maintenant admise de ce qu’est une sépulture – un lieu contenant les restes d’un ou plusieurs défunts et dont l’intentionnalité positive en vers ce(s) dernier(s) peut être affirmée – une structure qui n’accueille pas le corps n’en serait pas une. Or l’intentionnalité positive dans le cas du cénotaphe est telle qu’elle compense en quelque sorte le fait que la structure soit vide. On ne peut alors dénier le statut de sépulture au cénotaphe. Ce cas de figure montre un pan supplémentaire de la complexité des gestes et pratiques qui se fait jour dès que l’on touche à la mort, au séisme qu’elle représente pour les vivants et à tout l’arsenal qui peut être mis en œuvre afin de ramener l’équilibre.
à l’opposé de ces pratiques positives envers le défunt existe tout un spectre d’actions allant de la neutralité (le mort cesse d’être considéré comme un individu et est traité comme un déchet, il y a donc absence de traitement funéraire) à la considération purement négative du mort (privation volontaire de sépulture et/ou traitements infamants). Valentina Mariotti, Donato Labate, Luigi Malnati et Maria Giovanna Belcastro s’attachent dans leur contribution à traiter du premier cas de figure : lorsque les cadavres sont traités comme des déchets au même titre que d’autres types de rebuts. Le premier indice est évidemment leur localisation, dans des décharges ou dépotoirs, comme c’est le cas dans les exemples de l’époque romaine de la ville de Modène sur lesquels se base leur étude, alors même que des zones d’inhumation formelles sont établies à proximité. Cette absence de traitement funéraire peut relever de plusieurs hypothèses : gestion d’une aire funéraire tombée en désuétude (travaux de terrassement et rejet dans les dépotoirs), ou statut des sujets, qui peut aller du criminel exécuté, au gladiateur en passant par les individus morts sur la voie publique que personne ne réclame ou les indigents pour lesquels aucunes funérailles ne peuvent être financées. Les lésions observées sur certains os, dont la fréquence suggère une sélection spécifique, permettent également d’envisager la réification des restes humains dans un cadre rituel cette fois : dépôts destinés aux divinités chtoniennes. Ces diverses hypothèses ne s’excluent d’ailleurs pas, et il est envisageable que ces zones aient servi pour ces diverses activités mortuaires.
Cette contribution sur les traitements non-funéraires présents dans la Modène romaine est complétée par l’article suivant de Donato Labate, Giorgio Gruppioni, Vania Milani et Camilla Simonini qui aborde le cas de corps mutilés et jetés provenant d’autres sites de la ville antique. Ils prennent également en compte un cas où le démembrement du corps est semblable mais où le contexte, différent, n’exclut pas totalement un contexte positif envers un défunt peut-être mort dans le cadre d’un conflit militaire. Les auteurs soulignent par là l’importance des études anthropologiques fines menées conjointement à l’examen minutieux du contexte archéologique dans la reconnaissance du caractère funéraire ou non d’un dépôt.
Au bout du spectre se situe le refus délibéré de sépulture. L’application de cette punition ultime est traitée par José-Domingo Rodrìguez-Martìn dans le dernier article de l’ouvrage, à travers le cas très précis de l’action spécifique du droit romain visant à assurer la réparation d’une faute commise par un défunt par un « paiement » réalisé par la cession de son propre cadavre, qui ne recevra donc pas de sépulture. Cette disposition semble dériver de la noxalis, qui prévoyait la possibilité d’intenter une action contre le pater familias à la place de membres de sa famille juridiquement irresponsables (enfants mineurs, esclaves, etc.)
Nous avons vu par cette dernière thématique tout ce que peut revêtir le terme de mortuaire, par opposition à funéraire. Il nous faut soulever, pour conclure la revue de cette thématique l’aspect demeurant problématique de certaines appellations, comme le terme anglo‑saxon de deviant burial, qui sous-entend un caractère funéraire intrinsèque à toute structure relative à des restes humains. Nous avons vu tout au long de l’ouvrage que ce n’est pas le cas, loin s’en faut. Cela fait écho au second article du volume qui traite de l’importance fondamentale de l’établissement d’un vocabulaire adapté, suffisamment précis pour qualifier correctement des entités dont nous parlons, et surtout correctement utilisé pour favoriser et diffuser les bonnes pratiques.
Pour conclure, ce volume est un ouvrage marquant et essentiel en l’état de la recherche, qui passe en revue l’ensemble des traitements que l’on peut accorder ou infliger au corps mort, ce que cette variabilité traduit des sociétés antiques, de leur stratification, de leur complexité sociale et religieuse et de leur adaptabilité individuelle et communautaire. La force des études publiées ici – et au-delà de l’ouvrage dans sa globalité – est leur inscription dans un contexte méthodologique fondamentalement attaché à l’interdisciplinarité, dans lequel l’archéothanatologie tient une place centrale, réellement la seule à même de permettre des interprétations poussées et valides sur les modes de fonctionnement des sociétés anciennes. La richesse des contributions et les conclusions historiques inédites et passionnantes qu’elles peuvent avancer en sont la meilleure démonstration.
Gaëlle Granier, UMR 7268 –ADES
Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 227-233.