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Autant le dire tout de suite : dans L’arc en ciel et l’archer. Récits et philosophie de l’histoire , (version remaniée de ma thèse de 1976, non citée par Alexandre Tourraix, pas plus que tel ou tel de mes travaux sur la notion d’arché ou sur la Cyropédie de Xénophon), j’aurais dû me référer à sa thèse, sous la direction de Pierre Lévêque, Hérodote, historien de la monarchie perse , bien que nos visées ne soient pas les mêmes. Ce gros volume s’inscrit dans la continuité des travaux de ce savant (l’A. dans ce qui suit) qui s’appuient sur une connaissance précise de la littérature scientifique relative aux mondes orientaux (langues, modèles idéologiques, institutions et histoire des dynasties). Dans L’Orient, mirage grec , l’A. précisait déjà ce que peut signifier la métaphore « archéologie du texte » (les « strates » qui ont « constitué le texte, et fabriqué l’image », cf. p. 31 de ce nouveau livre). La « relative similitude structurelle » (précisons : le semblable, l’analogue, le comparable ne sont pas identiques), que l’on observe dans les sociétés antiques, renvoie à la tripartition fonctionnelle indo-européenne, modèle idéologique dont les inflexions et les variantes permettent aux historiens de « reconstituer l’imaginaire social » et de manier, sans esprit de système et en évitant les hypothèses aventureuses et non documentées, les notions d’emprunt, d’acculturation et d’altérité.
« Le politique » et non « la politique », une distinction absolument nécessaire qui me fait songer aux analyses d’Hannah Arendt et Paul Ricœur , beaucoup plus qu’à Christian Meier. Dès les premières pages, le présupposé idéologique qui fait des Grecs du IVe s. les inventeurs de la démocratie, au mépris de la distance qui nous en sépare, est épinglé : hellénocentrisme et même athénocentrisme, référence exclusive au modèle de la polis… D’autre part, Cynthia Farrar remonte à juste titre jusqu’au Ve s. (Protagoras, Thucydide, Démocrite), mais j’approuve l’A. quand il souligne que la focalisation sur la théorie politique conduit à négliger Hérodote et les poètes. Notre auteur prend évidemment en compte les travaux de Raaflaub, Wallace et Ober publiés de 1987 à 2008 qui démontrent que la controverse sur les aspects politiques du « miracle grec » est toujours aussi vive.
L’organisation de ce livre exposait à des redites. Les références croisées sont rares et je regrette l’absence d’un index des vocables les plus significatifs et des notions essentielles. Dès l’introduction, « l’invention du politique » est placée sous le signe de « la loi du nombre », dont le chapitre I (« L’Empire du nombre », 90 p.) décline les différents aspects à travers une étude du vocabulaire de la multitude et de la grandeur, et d’autres mots-clés souvent antinomiques, or et argent, richesse et pauvreté, sagesse et démesure. Dans les Perses d’Eschyle, la « dialectique de l’un et du multiple » est complexe, puisque le pôle monarchique apparaît comme un « trio royal » composé du seul roi et du couple parental (p. 44-45). Les dignitaires de l’entourage royal, en petit nombre, assurent le relais entre le roi et la masse des peuples sujets et soumis, mais leur pouvoir est précaire (p. 55 sq.), bien que l’avis de Mégabyse dans le débat constitutionnel ne doive pas être considéré comme accessoire. Chemin faisant, notamment p. 64 et 67, l’A. décrit les modes de réception et de transcription du discours royal achéménide véhiculé par les proclamations, les poèmes et les inscriptions, mais aussi par les traditions orales. C’est alors qu’interviennent l’interpretatio Graeca de la crise de 522 placée « sous le signe du dédoublement, de la ressemblance, voire de l’homonymie » (p. 69 : Cambyse et Tanyoxarkès-Bardiya ; le mage Gaumāta qui, selon Hdt., III, 67, « usurpe la personnalité de son homonyme », Tanyoxarkès Bardiya Smerdis, fils de Cyrus) et le débat sur la meilleure constitution. Dans les pages 97-99 (cf. p. 387), l’A. réfute vigoureusement les érudits qui, « après Karl Julius Beloch », considèrent Darius comme un faussaire-usurpateur. Les pages 100 à 125 examinent le rapport entre les récits et le rituel du substitut royal déjà discerné par Gabriel Germain.
Comme on pouvait s’y attendre, l’analyse du débat entre les conjurés perses (Hdt., III, 80 82) est placée au cœur du livre, dans le chapitre II (p. 128-187). Bien que trois conjurés seulement prennent la parole, les quatre autres « font nombre », comme l’assemblée d’une cité grecque, ou comme le kāra, « peuple en armes », bien qu’aucun document n’atteste qu’il ait été « réuni en assemblée politique » (p. 137, cf. p. 163). Christensen et Darius qui invoque Ahuramazdā à Bisotun se rejoignent : le nouveau roi inaugure une nouvelle ère en restaurant l’ordre juste, Rta, et en mettant fin à l’usurpation de Gaumāta et des rois menteurs (cf. drauga). « Tributaires de l’idéologie royale indo-iranienne », Darius et son entourage ne peuvent (« mentalement ») « mettre sur le même plan » les trois régimes, Otanès ne peut s’être prononcé pour la démocratie (l’isonomie, si difficile à traduire, n’est pas un synonyme), mais on ne voit pas pourquoi les Perses seraient incapables de discuter politique (p. 164-165 : l’A. approuve l’avis exprimé par Diego Lanza). D’ailleurs, Otanès est beaucoup plus prolixe sur la tyrannie (cf. Christopher Pelling, cité p. 175). J’approuve aussi Rosalind Thomas (2006) et l’auteur d’insister sur l’importance d’une mise en scène théâtrale des processus de décision en temps de crise (p. 170). Les pages suivantes reviennent sur l’arithmétique politique : « le pouvoir du nombre est tout aussi exclusif de celui d’un unique détenteur que de celui d’une minorité » (p. 173).
L’organisation du chapitre III (« La typologie de la royauté mède et perse », p. 189 384), correspond à la tripartition fonctionnelle dumézilienne repérable dans une formule ternaire qui résume les transgressions tyranniques (III, 80, p. 175-176), et bien plus nettement en III, 89 (p. 297) et en I, 136 (p 333 ; j’ajouterais ici I, 138 : rapport subtil et plein d’humour entre avoir des dettes et mentir). Aux rapports hiérarchiques de l’organisation sociale correspond le nombre décroissant des pages consacrées au fondateur (les pages concernant Deiocès, p. 210 sq., me paraissent exemplaires), au roi guerrier et à la femme fatale (4 p. seulement pour la fonction « vitale » ou d’« abondance », heureusement traitée de manière moins partielle dans le chapitre I !). Notons le passage de la notion de typologie à celle d’un « schème idéologique » qui inspire les récits en s’adaptant à chaque souverain. En effet, les fonctions interfèrent, et les figures de la « légende royale », telles qu’elles sont dépeintes en diachronie chez les auteurs grecs, échappent à la rhétorique du blâme et/ou de l’éloge, ainsi qu’à l’opposition catégorique entre bon et mauvais souverain que l’on observe à propos des empereurs romains. De même, les « présupposés idéologiques les mieux établis » sont parfois brouillés ou inversés, par exemple l’opposition entre barbares et civilisés (p. 336, p. 288 : Grecs et Scythes apparentés). En revanche, « le topos grec de la propension orientale ou asiatique à la sujétion », dont nous avons du mal à nous affranchir en mars 2022 (la guerre en Ukraine, au cœur de l’Eurasie) fait tout de même écho aux proclamations de Darius (p. 235).
À maintes reprises, l’A. affirme que ces résonances et concordances se produisent « à l’insu de l’auteur » (p. 233 ; cf. p. 256 : « par un processus inconscient »). Ne risque-t-on pas, en s’exprimant ainsi, de retomber dans l’hypothèse d’un orientalisme bricolé, fait d’emprunts adoptés passivement (comme le dit l’A. quelque part dans ce livre), et de sous-estimer l’activité historienne ou poétique qui s’efforce de rendre intelligibles les événements en combinant travail de l’enquêteur (opsis et akoè), mise en œuvre rhétorique et littéraire et « schémas interprétatifs » ou patterns, qu’ils soient propres à un univers culturel ou relèvent de structures anthropologiques plus ou moins universelles ? Voir sur ce point les observations de Jean Pierre Vernant à propos de Christian Meier et David Konstan . Bien que la polémique érudite affleure parfois (p. 233 : P. Briant, approche néo-positiviste ; p. 234 : G. Binder ; p. 20 et 266-269 : Gh. Gnoli et Th. Petit ; p. 304 : M. Delcourt ; p. 308 : Ph.-E. Legrand), ce livre est surtout marqué par une érudition à la fois inclusive (tradition classique des humanités et interprétations nouvelles proposées par les historiens, les linguistes et les anthropologues) et scrupuleuse, puisque les érudits sont cités verbatim dans le corps du texte, et souvent traduits, ce qui est parfois inutile. Ce dispositif, qui permet d’alléger les notes de bas de page, n’est pas sans inconvénients pour une lecture fluide, et le lecteur se demande parfois si tel ou tel avis est approuvé ou non. L’insertion des mots et des phrases du grec, accompagnés de leur traduction, dans le corps du texte est parfois maladroite (p. 343 : κατόπτης est un singulier), mais un lecteur philologue ne relève qu’un très petit nombre d’erreurs ou d’imprécisions (p. 39 : ἐκπεπληγμένη vient du verbe ἐκπλήσσω, frapper de stupeur ou de terreur, au passif être accablée ou rester interdite), des esprits décalés et des majuscules intempestives sur des mots grecs transcrits. Mais dans l’ensemble la présentation matérielle de l’ouvrage est soignée.
L’absence des livres d’Aldo Corcella et de Virginia Hunter , ainsi que la rareté des références aux philosophes et aux épistémologues, confirme que le livre est avant tout celui d’un historien de l’Asie Mineure, et plus particulièrement achéménide, bien qu’il prenne en compte les rapports avec la Mésopotamie et les autres peuples. Les observations qui précèdent ne m’empêchent pas de souscrire aux formulations de la conclusion : la « comparaison systématique » entre les textes et les sources achéménides attestées et disponibles, qui constitue l’apport le plus novateur de cette synthèse, « permet de reconstituer la réalité événementielle, avec une forte probabilité d’exactitude » (p. 387-388).
Je termine sur une note personnelle : en tant qu’intervenant dans un séminaire de l’ENS sur le vocabulaire politique en Grèce ancienne, initié par Michel Casevitz, Michel Woronoff et Edmond Lévy, j’ai pris plaisir à lire ce livre qui devrait intéresser tous ceux qui pratiquent l’histoire inépuisable des mots du vocabulaire politique (par exemple peuple, révolution, état, constitution), et se préoccupent de l’actualité iranienne ou ukrainienne, des rapports entre les peuples (formes nouvelles du colonialisme et identités ethniques ou communautaires) et des rappports entre morale et politique (la question des « valeurs » et des droits humains, l’exercice du pouvoir).

Guy Lachenaud, Université de Nantes

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 224-226.