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Est-il besoin de présenter Karl‑Joachim Hölkeskamp[1] ? Auteur d’une œuvre considérable débutée avec la publication de sa thèse de doctorat en 1987[2], poursuivie à travers de nombreux livres et articles – dont le fameux Rekonstruktionen einer Republik. Die politische Kultur des antiken Rom und die Forschung der letzten Jahrzehnte, publié à Munich en 2004 et traduit, avec de nombreux ajouts, en français, anglais, italien et espagnol – il s’est imposé à juste titre comme un des principaux historiens actuels de la Rome républicaine. Dans l’ouvrage ici recensé, KJH propose un recueil de certains de ses articles précédés d’un chapitre introductif inédit. Ce n’est pas le premier recueil d’articles publié par KJH[3] et, comme les deux premiers, celui-ci tourne autour de la notion de « culture politique » appliquée à la Rome républicaine. Les articles choisis sont unis par leur langue d’écriture (l’anglais) et, comme on le verra, par leur grande proximité thématique. Une courte préface situe le projet dans la continuité du livre de 2004 et des débats autour de la nature et du fonctionnement du régime républicain à Rome. Cette préface fonctionne en parallèle avec les deux premiers textes, qui se répondent. Le premier chapitre – inédit – présente en effet un rappel de l’orthodoxie münzero‑gelzero‑symienne en matière de fonctionnement de la République romaine (ce que KJH nomme « the Old Orthodoxy »), puis la remise en cause de ce modèle interprétatif par F. Millar (ce que KJH nomme « the New Radicalism ») ainsi que le débat historiographique considérable qui a opposé le savant anglais à tout un courant de la recherche continentale, essentiellement de langue allemande. On comprend ici pourquoi le second texte (en fait un compte rendu critique de la traduction anglaise de 1999 du livre de F. Münzer, Römische Adelsparteien und Adelsfamilien) répond au premier : il en approfondit une dimension. Ce second texte se distingue ainsi nettement de la suite du recueil et constitue un complément au chapitre 1. Pour KJH, ce débat historiographique important (dont il fut un acteur majeur) tourne autour d’une question principale : comment rendre compte de « la spécificité de l’ordre politique et social romain »[4] ? Question à laquelle il se propose de répondre grâce au paradigme de la culture politique, une notion issue des sciences politiques qu’il définit p. 19-20 mais aussi p. 45 : « the conceptual system of social values and views of the world, of self and other, of mutual and shared expectations of behaviour in public roles and of the semantics of politics in general that underlie the surface of power and interests, politics and political decision-making ». La progressive affirmation de ce cadre conceptuel (inspiré de la notion de « grammaire politique » forgée par C. Meier), dans le cadre de ce conflit historiographique, a abouti selon lui à ce qu’il nomme « a new and radically reformed ‘elitist’ view », opposée au modèle de F. Millar, laquelle a produit une série de travaux sur de multiples dimensions, listés aux p. 23-28. L’imposante bibliographie ici mobilisée démontre, si besoin en était, combien l’auteur domine son champ de recherche. Attention toutefois, tous les travaux ici recensés ne relèvent pas de l’approche défendue par KJH et cette approche même ne fait pas consensus, comme il le reconnaît du reste lui-même (p. 28‑29).

Soulignons au passage que KJH livre à deux reprises une critique à peine voilée de la non prise en compte par certains historiens de langue anglaise des travaux publiés en allemand, à commencer par ceux de C. Meier himself (p. 16-17 et p. 41-42). On ne peut que rejoindre l’auteur lorsqu’il déplore cet état de fait, dû à une absence d’apprentissage de la langue. L’importance considérable du legs de l’Altertumswissenschaft aux sciences de l’Antiquité justifierait déjà à lui seul de ne pas se priver de la langue de Goethe mais, plus largement, il importe de souligner qu’une langue n’est pas un simple vecteur. Il est peu probable qu’un livre comme Rekonstruktionen einer Republik aurait pu être écrit en anglais ou en français. Cette richesse de points de vue doit être préservée.

Toujours est-il que, d’une certaine manière, la suite des articles recueillis n’a d’autre fonction que d’illustrer par une série d’études de cas, la fécondité de l’approche suggérée en ouverture du livre. Tous ces textes sont très fortement marqués par l’approche mémorielle et spatiale de la vie politique romaine, ainsi que par l’utilisation de références bibliographiques communes (C. Geertz et sa notion de « web of significance » ou M. Roller et celle d’« intersignification » par exemple) et par un type d’écriture à visée théorique propre à KJH si bien que les lecteurs habitués à ses travaux seront ici en terrain familier. Le chapitre 3, sur les consuls, commence ainsi par revenir sur Rome comme société de spectacle et de mise en scène du pouvoir, avant d’insister sur le très grand rôle qu’y jouent les rituels civiques et religieux, à l’image du triomphe. Rome était une société de la visibilité spectaculaire dans laquelle le pouvoir devait se manifester et se donner à voir (ce à quoi servaient aussi les appariteurs). D’une certaine façon, le gouvernement de la cité passait par le rituel et, pour KJH, ces différents rituels « structure and channel the interaction between rulers or ruling class – or rather their representatives physically present in a given situation – and the ruled as co-present audience and addressees » (p. 48). Parce qu’ils étaient à la tête de la cité, les consuls avaient un rôle central dans ces phénomènes de mise en scène et de construction du consensus (un concept important dans les travaux issus des idées de C. Meier) et fournissent de la sorte une bonne porte d’entrée à cette grille de lecture.

Le chapitre suivant aborde la même idée par le biais des stratégies oratoires déployées par les hommes politiques à Rome. Ces stratégies, quoique différentes selon qu’il s’agisse d’homines novi ou de représentants de vieilles familles, répondaient aux mêmes enjeux. Dans une face-to-face society marquée par une culture politique de la compétition permanente, les qualités oratoires étaient essentielles à la mise en scène de soi[5]. Constitutives de la visibilité publique, elles étaient d’autant plus importantes que tout discours était adressé à une audience. KJH le montre à partir de l’examen des contiones, dans lesquelles tout discours faisait partie d’une performance collective, d’un de ces rituels qui font la vie publique de Rome. Selon lui, il y avait même co-construction du discours dans la contio, et parce que ces discours faisaient appel à un fond commun de romanité, ils participaient de la construction d’une « imagined community » (p. 83), en dépit de la dimension asymétrique de la situation d’énonciation. En effet, selon KJH, « the asymmetry between orators and addressees, actors and audience in assembly reflects and reproduces the top-down structure of the whole scale of the other interconnected roles of the parties involved in this communicative constellation » (p. 95). Cette prise en compte du rôle du peuple illustre l’influence de tendances récentes de la recherche (représentées en France par les travaux de C. Courrier), une influence qui demeure toutefois limitée dans la pensée de KJH. Ce n’est pas pour rien qu’il présente son approche comme « a new and radically reformed ‘elitist’ view » (p. 23). Pour réformée qu’elle se veuille, elle demeure élitiste – i.e. d’abord focalisée sur les couches supérieures de la société – et l’usage des guillemets n’y change rien. Le savant allemand peinera sans doute ici à convaincre les défenseurs d’une approche plus bottom-up ou les lecteurs rétifs à l’abus des jeux de mots à parenthèses : (spect)a(c)tor, (re-)creation, (self-)construction, (hi-)story, etc.

Tout cela se déroule par ailleurs dans un espace public saturé d’éléments significatifs et commémoratifs (qu’ils soient ou non monumentaux), espace qui apparaît déjà dans les chapitres 3 et 4 mais qui est au cœur des quatre derniers chapitres, lesquels tournent tous autour des monuments, de la mémoire et de l’histoire. Ces chapitres forment un ensemble si cohérent que des redites (dont KJH s’excuse par avance p. 10) finissent par apparaître. Le chapitre 5 analyse de la sorte les dispositifs de mise en scène à travers les dépouilles de guerres et les temples votifs, analysés comme « a typical set of strategies and media of public self-fashioning » (p. 99). KJH retrouve dans ces pratiques cette même rhétorique de la compétition comparatiste propre à l’aristocratie romaine. Le chapitre 6 porte sur l’histoire et la mémoire collective romaine, empruntant aux travaux de P. Nora sur les lieux de mémoire et à ceux de J. Assmann sur la mémoire culturelle. KJH y insiste sur la spatialité de la mémoire collective à Rome, une ville dans laquelle l’histoire est transformée en mémoire par toute une série de moyens (fêtes, rituels, statues, monuments), qui permettaient une expérience directe et sensible de leur passé par les citoyens. Le tout formait un paysage mémoriel omniprésent et sans cesse enrichi au sein duquel se pratiquait la vie publique, ce qui conférait au passé de la Ville un caractère d’ubiquité. Cette mémoire était entretenue par l’aristocratie pour ses propres fins. Ici, KJH admet l’existence d’une mémoire plébéienne spécifique (p. 122-123) mais ce thème dissonant – un ajout par rapport à la première publication du texte – n’est malheureusement pas approfondi. Les chapitres 7 et 8 se focalisent alors sur des familles particulières : les Marcii avec le cas de l’equus Tremuli et les Scipions. Ces chapitres rejoignent certaines analyses de celui consacré aux consuls où sont évoqués les dispositifs les mettant en hauteur : le tribunal par exemple ou les statues, souvent placées en position surélevée, telle celle du Cunctator sur son imposant piédestal (p. 50-51).

Ce livre illustre parfaitement la trajectoire et les thèmes chers à KJH, au point qu’on peut se demander l’intérêt qu’il y a à republier des articles si récents (le plus ancien remonte à 2001 et le plus récent est de 2020) et si facilement accessibles par ailleurs. Certes, le premier chapitre présente un intéressant panorama historiographique, très complet, qui fournira une bonne porte d’entrée à des débats complexes, le tout servi par une imposante bibliographie, mais son utilité paraît moins évidente pour les lecteurs familiers de ces questions. Sans doute un des buts de l’ouvrage est précisément, s’agissant d’articles en langue anglaise, d’assurer leur diffusion maximale pour promouvoir ces thèmes dans les espaces académiques les plus marqués par les thèses de F. Millar et les moins réceptifs aux travaux écrits dans une autre langue que l’anglais. De ce point de vue toutefois, le livre laissera sans doute sur leur faim ceux qui travaillent sur le peuple de Rome. Outre le cas particulier déjà évoqué d’une culture mémorielle proprement plébéienne, on remarquera en effet que ces textes laissent finalement peu de place aux réactions du peuple. Quelle était la réception du Romain « ordinaire » face à tous ces dispositifs ? Le thème est parfois brièvement abordé (p. 61 par exemple) mais jamais vraiment approfondi. Un bon exemple en est donné par le cas, plusieurs fois convoqué, de la statue de Fabius Maximus, le Cunctator. Une des justifications à son emplacement, à proximité de la statue d’Héraklès prise à Tarente, serait son rappel de l’origine mythique des Fabii. KJH écrit ainsi : « The Cunctator will also not have minded that some of the more educated visitors to the Capitol would have had further associations when viewing the two statues, such as the mythic origins of the gens Fabia » (p. 128). Mais qu’en était-il des Romains « less educated » ? Est-on vraiment sûr que le Romain ordinaire (« the notiorously elusive ‘man in the Roman street’ », tel qu’il est appelé p. 139) n’avait pas fini par développer a minima une forme d’indifférence polie face à un envahissement de plus en plus conséquent de l’espace public à partir du IIe siècle ? On pourra toujours opposer que l’avis des Romains situés en dessous de la cinquième classe ne comptait sans doute guère et que ce n’était pas le premier public visé. Il y a cependant là un problème qui a suscité récemment d’importants débats.

Plus largement, la question que soulève in fine ce livre est la suivante : les Romains faisaient-ils de la politique et comment ? Évidemment oui, dans un sens très général, car il y avait à Rome ce que nous nommerions une « vie politique » ou une « vie publique ». Mais au-delà ? Que peut signifier « faire de la politique » et la notion de politique pour les Romains ? Rien n’est moins certain et il serait bon de rappeler que « politique » est un mot grec qui n’était pas utilisé par les Romains : deux occurrences à notre connaissance dans le corpus cicéronien et pour parler précisément des livres de philosophie politique, i.e. selon une façon grecque de voir. Bien sûr, ce n’est pas parce qu’un concept est étranger à une société qu’il n’a pas son utilité pour la comprendre et la notion de culture politique s’est ainsi avérée féconde. Il n’est toutefois pas anodin que l’on ne cesse d’essayer de rendre compte du système « politique » romain sur la base de concepts etic (démocratie ou politeia par exemple) alors que l’originalité profonde de ce système mériterait sans doute enfin une véritable analyse emic, sur la base des concepts propres à cette société, concepts dont la remarquable stabilité – au moins nominale – au cours des siècles ne laisse pas d’étonner[6]. Les récentes tentatives pour appliquer à Rome une lecture « à la grecque » du politique ne font d’ailleurs que prolonger, sur un autre mode, ces approches[7]. De ce point de vue, il est n’est pas inintéressant de souligner qu’une dimension du sous-titre de l’ouvrage (« Pageantry ») n’apparaît finalement que fort peu dans le livre. L’apparat en tant que tel n’est pas véritablement thématisé si ce n’est indirectement à travers certains des rituels évoqués (le triomphe par exemple). Cette question de l’apparat, du faste, n’est pourtant pas secondaire car le problème du rapport du faste au pouvoir (ou du règne et de la gloire pour le dire dans la terminologie d’Agamben) peut s’avérer significatif. Pensons ici au cas intéressant des institutions britanniques qui semblent avoir déconnecté les deux : le faste au monarque, le pouvoir au parlement. Quid de Rome ? Ce thème mériterait sans doute d’être approfondi. Les questions ainsi soulevées témoignent de l’intérêt des articles réunis dans ce livre qui donne à penser.

 

Thibaud Lanfranchi, Université Toulouse-Jean Jaurès, Patrimoine, Littérature, Histoire (PLH)

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 233-237.

 

[1]. Désormais abrégé KJH.

[2]. Die Entstehung der Nobilität, Stuttgart 1987.

[3]. Cf. Senatus Populusque Romanus. Die politische Kultur der Republik. Dimensionen und Deutung, Stuttgart 2004 et Libera res publica. Die politische Kultur des antiken Rom. Positionen und Perspektiven, Stuttgart 2017.

[4]. Titre d’un des chapitres de C. Meier, Introduction à l’anthropologie politique de l’Antiquité classique, Paris 1984.

[5]. On pensera ici aux travaux de J.-M. David sur ces thématiques, un historien proche de cette historiographie allemande.

[6]. Renvoyons, à titre d’exemple, à deux ouvrages récents qui s’y efforcent, de façon bien différente. Pour la notion de res publica, cf. CL. Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris 2018. Pour celle d’auctoritas, cf. J.-M. David, F. Hurlet éds., L’auctoritas à Rome. Une notion constitutive de la culture politique, Bordeaux 2020.

[7]. Sur tout ce qui précède, voir les remarques pertinentes de F. Hurlet, « Le Prince et le peuple à l’époque julio-claudienne : populisme ou popularité ? » dans G. Urso éd., Popularitas. Ricerca del consenso e “populismo” in Roma antica, Rome 2021, p. 242-244.