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Dans ce livre, S. Roselaar veut souligner le rôle central joué par les activités économiques dans le processus d’unification civique, juridique, sociale et culturelle qu’a connu l’Italie entre 268 avant J.-C., date de la fin de la conquête romaine, et le milieu du Ier s. avant J.‑C.[1]. L’auteur défend l’idée que la conquête romaine de l’Italie et l’intégration économique progressive qui en a résulté ont eu des effets économiques positifs pour les Italiens qui se sont vu offrir grâce à elles toute une série d’opportunités économiques nouvelles. En les saisissant, les Italiens ont joué un rôle important dans le développement économique général de la péninsule, visible dès le IIe s. avant J.-C. L’auteur précise cependant que son ouvrage n’est pas une synthèse portant sur les développements économiques qu’a connus l’Italie aux trois derniers siècles de la République.

Cette thèse est en partie développée contre l’idée d’une part, que les Italiens auraient subi la conquête romaine de manière strictement passive et, d’autre part, que celle-ci aurait eu des conséquences économiques essentiellement négatives pour les Italiens, par exemple la confiscation de larges superficies de terres agricoles transformées en ager publicus par les Romains. Pour conceptualiser la part d’initiative italienne, l’auteur recourt notamment à la notion d’agency, également utilisée dans d’autres domaines pour étudier le rôle actif joué par des populations ou des groupes sociaux dominés face aux dominants et pour ne pas réduire ces dominés à des sujets essentiellement passifs. Elle accorde également une place importante à l’économie néo-institutionnaliste en soutenant l’idée que la conquête romaine a entraîné une unification juridique, monétaire et métrologique de l’Italie qui a permis une baisse des coûts de transaction et qui a donc facilité les échanges économiques au sein de la péninsule, et plus largement, en Méditerranée, un argument qu’on peut également trouver défendu pour l’époque impériale, cette fois à l’échelle de l’Empire tout entier[2].

Le chapitre 2 est ensuite consacré aux lieux, aux manifestations et aux institutions qui permettent la rencontre entre les Romains et les Italiens, que la rencontre soit de nature économique ou non. Il est ainsi question des colonies fondées par les Romains en Italie, des migrations, notamment de travail, des sanctuaires, des foires, du service militaire et des relations sociales comme le mariage ou le patronage.

Dans le chapitre 3 intitulé « L’intégration économique de l’Italie », l’auteur entre dans le vif du sujet en passant d’abord en revue les activités économiques dans lesquelles les Italiens sont impliqués et qui auraient bénéficié de la conquête romaine. L’auteur tient à défendre l’idée selon laquelle les Romains n’auraient pas évincé les Italiens de toutes les activités économiques profitables en Italie principalement, et aussi, dans une moindre mesure, en Méditerranée.

Elle décrit d’abord le dossier bien connu des negotiatores italiens en Méditerranée qui entre indiscutablement dans cette catégorie puisque la présence d’Italiens est avérée d’un point de vue épigraphique, notamment à Délos, et parce que ces activités commerciales se sont indubitablement développées grâce à la conquête romaine. Elle s’attache ensuite à décrire les développements agricoles en Italie, notamment celui de productions spéculatives, et leur exportation commerciale, en défendant l’idée que les Romains n’étaient pas les seuls à en profiter et que des propriétaires italiens ont également participé au mouvement. Le raisonnement est ici plus hypothétique car il est difficile d’établir si telle ou telle exploitation agricole est la propriété d’un Romain, d’un Latin ou d’un Italien. L’auteur veut tirer argument du fait que ces développements agricoles n’étaient pas simplement le fait de l’Italie centrale tyrrhénienne, le cœur romain de l’Italie, mais qu’on les trouvait également ailleurs dans la péninsule.

Le chapitre se termine par un examen régional des développements économiques de différentes régions de l’Italie, essentiellement au sud de l’Italie (Latium, Campanie, Apulie et Lucanie-Bruttium). L’Étrurie, et plus largement les régions situées au nord de Rome, sont remarquablement absentes, contrairement au précédent livre de S. Roselaar[3]. L’auteur insiste ici sur le fait que le niveau de développement économique de ces différentes zones n’est pas indexé sur leur statut civique, autrement dit que les régions disposant de la citoyenneté romaine ne sont pas plus avancées que les régions ayant le simple statut d’allié, ce qui irait dans le sens de sa thèse principale. Ce constat intéressant renvoie à la question essentielle du niveau de développement économique atteint par ces différentes régions d’Italie avant la conquête, qui n’est pas ou peu traitée dans le livre, à l’exception des émissions monétaires, alors qu’elle est importante pour pouvoir évaluer l’impact de la conquête romaine : quelle est la part des dynamiques endogènes et quelle est la part de l’intégration de l’Italie sous la domination des Romains ?

Le chapitre 4, intitulé « Conséquences de l’interaction » est hétérogène puisqu’il traite à la fois des changements institutionnels, c’est‑à‑dire juridique, monétaire et métrologique, de l’essor des constructions publiques et privées au IIe s., des changements culturels et linguistiques, de l’émergence d’une identité italienne et de la protection des Alliés italiens par Rome. Je me concentrerai sur les changements institutionnels qui sont au cœur de la problématique du livre puisque, selon l’auteur, inspirée par l’économie néo-institutionnaliste, l’intégration de l’Italie sous domination romaine a dû permettre une unification juridique, monétaire et métrologique qui a entraîné une baisse des coûts de transaction et une augmentation des échanges économiques. Or l’examen des sources disponibles a plutôt tendance à infirmer cette hypothèse d’inspiration néo-institutionnaliste.

D’un point de vue juridique, l’auteur décrit les innovations du droit romain en matière de vente, de location, de mandat, toutes choses connues, mais qui concernent les citoyens romains. Elle souligne l’existence du commercium qui permet les transactions entre Romains et Latins mais qui n’est, selon elle, nécessaire que pour les res mancipi (terres, esclaves) et non pas, par exemple, pour les produits agricoles, ce qui permet donc aux Italiens d’être en relation d’affaires avec les citoyens romains. La fin de cette section est particulièrement déroutante et fait même douter de sa pertinence, puisqu’à propos du commerce d’esclaves à Délos pratiqué entre Romains et Italiens, l’auteur écrit : « however, legal barriers, which in theory were still in place, seem to have been of very little importance in these activities ». Plus généralement, il paraît difficile de tester l’hypothèse d’une uniformisation du cadre juridique des transactions commerciales en Italie avant et après la conquête romaine avec les sources dont on dispose.

Les choses sont plus simples dans les domaines monétaire et métrologique et les conclusions de l’auteur sont sans ambiguïté. Il a fallu beaucoup de temps après la conquête avant que les monnaies romaines ne s’imposent en Italie, tout simplement d’abord parce que Rome n’était pas capable d’émettre suffisamment de monnaie, puis parce que beaucoup de monnaies locales circulaient et suffisaient à satisfaire les besoins locaux. À partir de 200 avant J.-C., la monnaie utilisée en Italie est essentiellement romaine mais des trésors du IIe et du Ier s. avant J.-C. contiennent encore des monnaies italiennes. Rome n’a donc pas voulu ou pas pu uniformiser les émissions et la circulation monétaire en Italie. L’auteur conclut justement que cela peut indiquer une faible monétarisation de l’économie italienne. Il est aussi possible que les changeurs aient joué un rôle important dans les transactions monétaires italiennes, à l’origine de leur transformation progressive en banquiers de dépôt. Pour les poids et les mesures, l’uniformisation à l’échelle de la péninsule a été encore plus tardive puisqu’elle ne s’est pas faite avant la fin du Ier s. avant J.-C.

Le chapitre 5, « De l’intégration économique à l’intégration politique », revient longuement sur des choses bien connues, comme la volonté des Italiens d’accéder à la citoyenneté romaine à partir du IIe s. avant J.-C., la guerre sociale et l’octroi de la citoyenneté romaine. L’auteur se demande également si le fait de ne pas disposer de la citoyenneté romaine privait les Italiens d’opportunités économiques. Elle mentionne évidemment la question de l’accès à l’ager publicus, sur laquelle elle s’appuie sur ses travaux antérieurs, la lourdeur du financement de la guerre après la suspension du tributum pour les citoyens romains en 167 avant J.-C. et les plus faibles retombées économiques de la victoire, et l’impossibilité d’agir comme publicains, notamment dans les provinces.

Discussion :

S. Roselaar souligne avec raison l’absence de volonté politique romaine d’harmonisation rapide dans les domaines monétaire et métrologique mais il faut sans doute aller plus loin dans les conclusions. Dans les deux cas, la lenteur de l’uniformisation empêche selon moi d’y voir une des raisons principales des développements économiques que l’Italie a connus à la fin de la période républicaine. Il faut sans doute chercher ailleurs. Je ne suis pas hostile, loin de là, à l’économie néo‑institutionnaliste et, plus largement à l’étude du rôle des institutions comme déterminants du développement économique mais, dans ce cas précis, la démonstration ne me paraît pas probante, pas plus que pour l’époque impériale d’ailleurs.

D’autres périodes historiques montrent que l’uniformisation monétaire et/ou métrologique n’est en rien nécessaire à un développement des échanges commerciaux et que les acteurs économiques sont parfaitement capables d’imaginer des solutions nouvelles pour surmonter ces obstacles. Ainsi la révolution commerciale en Europe au XIIIs. se fait dans un contexte de très grande variété monétaire, ce qui a entraîné le développement de la banque de dépôt et celui de la lettre de change en Italie du Nord, à Venise et à Gênes[4], des institutions promises à un brillant avenir.

Plus largement, l’idée inspirée de l’économie néo-institutionnaliste que la domination impériale romaine, en Italie et en Méditerranée, à l’époque républicaine ou impériale, puisse avoir une influence positive sur le développement des échanges commerciaux, grâce à une harmonisation juridique, monétaire et métrologique me paraît être une facette supplémentaire d’un phénomène souligné par D. Mattingly[5]. Celui-ci s’étonne en effet de la vision particulièrement positive qu’ont les historiens de Rome de la domination impériale romaine sur ses sujets et ce livre, en voulant souligner les opportunités économiques offertes aux Italiens par l’intégration de la péninsule sous la domination romaine, s’inscrit dans ce courant. L’économie néo-institutionnaliste fournit un cadre théorique qui donne une image particulièrement flatteuse des effets économiques de la domination impériale romaine pour les provinciaux, où l’Empire devient une sorte de vaste zone commerciale et monétaire unifiée et prospère, sans trop s’attarder sur la fiscalité impériale mise en place sur les provinciaux ou les nombreux portoria levés un peu partout dans l’Empire.

S. Roselaar en est consciente puisqu’elle cite explicitement les remarques de D. Mattingly (p. 14) et on peut comprendre sa volonté de proposer une vision renouvelée des conséquences économiques de la conquête pour les Italiens aux derniers siècles de la République. Il n’en demeure pas moins que débuter son livre en 268, à la fin de la conquête de l’Italie, affaiblit un peu son propos. En effet, il est difficile de passer sur la conquête elle-même et sur ses conséquences économiques directes, matérielles et humaines, le butin, le massacre de populations civiles, les viols, l’asservissement de captifs, qui, s’ils n’ont jamais été systématiques, n’en étaient pas moins des réalités régulières de la guerre telle que les Romains la menaient. Ces réalités ont certainement eu des conséquences économiques et démographiques de long terme, au moins pour certaines populations italiennes. La réduction en esclavage massive de certaines populations d’Italie a probablement entraîné des transferts de population mais de tout cela, il est peu question dans le livre qui se concentre surtout sur les opportunités économiques offertes aux élites italiennes. À trop vouloir célébrer l’agency des Italiens, on euphémise considérablement la réalité de la conquête romaine et ses conséquences économiques de long terme sur la vaste majorité des populations de la péninsule.

Il est, plus largement, étonnamment peu question de démographie dans le livre alors que les trois derniers siècles de la République sont souvent décrits comme une période de croissance importante de la population italienne en général et de la ville de Rome en particulier. Cette croissance démographique générale a peut-être pu limiter les effets potentiellement négatifs de la conquête romaine dans certaines régions. La période a également vu une augmentation de l’urbanisation, qui a pu stimuler les échanges commerciaux et le développement des productions agricoles destinées à la commercialisation, davantage qu’une remarquablement lente unification monétaire et métrologique.

En tout état de cause, tous les changements économiques, positifs ou négatifs, qui ont lieu en Italie aux trois derniers siècles de la République ne sont pas attribuables à la conquête romaine, aussi importante soit-elle. Ils sont aussi le fruit de puissantes dynamiques économiques endogènes, qui ne peuvent pas toutes être ramenées à des événements politiques et militaires. Ces dynamiques économiques sont également à l’œuvre ailleurs, par exemple en Méditerranée orientale. La période hellénistique est effet marquée par de profonds changements économiques, tels que l’urbanisation, l’apparition de grandes mégapoles royales, l’émission de volumes de monnaies frappées inédits jusqu’alors ou bien encore la transition des céréales vêtues vers les céréales nues. L’histoire économique de l’Italie républicaine gagnerait sans doute à être replacée dans ce contexte plus général. Pour ne prendre qu’un exemple, l’histoire monétaire du royaume ptolémaïque est depuis une quinzaine d’années beaucoup mieux connue grâce aux travaux d’O. Picard, T. Faucher, C. Lorber ou J. Olivier[6]. Il pourrait être intéressant de comparer les émissions monétaires du royaume ptolémaïque et celles de la République romaine, à partir de la fin du IVe s. jusqu’au Ier s. avant J.-C., pour voir comment ces deux grandes puissances méditerranéennes ont résolu les problèmes posés par la frappe de volumes de monnaies sans commune mesure avec les émissions des cités grecques de l’époque classique.

François Lerouxel, Sorbonne Université

Publié dans le fascicule 1 tome 124, 2022, p. 238-242.

 

[1]. Elle a déjà publié en 2010 un livre important sur l’ager publicus en Italie à l’époque républicaine : S. Roselaar, Public Land in the Roman Republic: a Social and Economic History of Ager Publicus in Italy, 396-89 BC, Oxford 2010.

[2]. E. Lo Cascio, « The Early Roman Empire : the State and the Economy » dans W. Scheidel, I. Morris, R. Saller éds., The Cambridge Economic History of the Greco-Roman World, Cambridge 2007 p. 619-647, p. 626.

[3]. S. Roselaar, op. cit. n. 1.

[4]. P. Spufford, Money and its Use in Medieval Europe, Cambridge 1988, chapitre 11 ; R.C. Mueller, The Venetian Money Market : Banks, Panics, and the Public Debt, 1200-1500, Baltimore 1997.

[5]. D. Mattingly, Imperialism, Power and Identity: Experiencing the Roman Empire, Princeton 2011, p. 3-42. Voir également B. Isaac, The limits of Empire: the Roman Army in the East, Oxford 1990, p. 1-18.

[6]. O. Picard et al., Les monnaies de fouilles du Centre d’Études Alexandrines : les monnayages de bronze à Alexandrie de la conquête d’Alexandre à l’Égypte moderne, Alexandrie 2012 ; T. Faucher, Frapper monnaie : la fabrication des monnaies de bronze à Alexandrie sous les Ptolémées, Alexandrie 2013 ; T. Faucher, J. Olivier, « From Owls to Eagles. Metallic Composition of Egyptian Coinage (fifth-first centuries BC) » dans K. Butcher éd., Debasement : Manipulation of Coin Standards in Pre-Modern Monetary Standards, Barnsley 2020, p. 97‑109.