Cet ouvrage qui rassemble 14 contributions portant sur les mondes anciens (archéologie préhistorique, orient mésopotamien, monde grec et monde romain de la République à l’Antiquité tardive) est issu d’un séminaire qui s’est tenu à l’Université Autonome de Madrid (25 février-4 mars 2008) sous la direction de R. López Gregoris et G. Gallardo Mediavilla. Il propose un parcours dans l’historiographie espagnole de l’histoire des femmes et du genre dans l’Antiquité et rend compte de la diversité des recherches menées à la date du colloque.
Avant de présenter des remarques générales sur l’ouvrage en son entier, je commence par l’article introductif d’Elisa Garrido González, « Panorámica de los estudios de género en la Antigüedad », qui exprime bien la vitalité des recherches en Espagne. L’auteure y souligne le dynamisme d’un champ de recherche qu’elle fait débuter en 1985 avec l’organisation, par un groupe désormais rassemblé dans l’Instituto Universitario de Estudios de la Mujer (IUEM), des premières journées sur « La femme dans le monde antique » {{1}}. En juillet 2008, la qualité et la vitalité des travaux espagnols étaient internationalement reconnues puisque le X e Congrès International et Interdisciplinaire sur les Femmes, « Mundos de Mujeres », se tenait pour la première fois en Espagne, à l’Université Complutense de Madrid. La même année, le Prix Ángeles Durán de l’Innovation scientifique en Études des Femmes et du Genre (IUEM, UAM) était décerné à un ouvrage portant sur l’Antiquité {{2}} . Cette riche production universitaire s’appuie, comme en France, sur une association dynamique (l’Asociación Española de Investigación Histórica de las Mujeres) fondée en 1991 et pourvue d’une revue scientifique réputée, Arenal. Revista de Historia de las Mujeres {{3}}. La vitalité du champ ne signifie pas, loin s’en faut, qu’il soit bien accepté par la communauté scientifique, laquelle continue à le marquer du soupçon de non-scientificité pour cause de militantisme.
Je ne résumerai pas chacune des contributions du volume et me contenterai de souligner deux aspects qui me paraissent importants à signaler à la lecture de l’ensemble de l’ouvrage. Il s’agit d’une part de la tension manifeste, implicite et non résolue, entre des recherches portant sur l’objet « femme » – un objet a priori constitué avant enquête – et d’autres interrogeant la pertinence même de cet objet dans leur domaine d’enquête. Il s’agit, d’autre part, du constat d’un déficit bibliographique qui souligne les défis posés à une recherche véritablement internationale.
C’est probablement l’article de Lourdes Prados Torreira, « Una aproximación a los estudios de género a través de la arqueología » qui saisit le plus finement les enjeux actuels de la recherche sur les femmes et le genre. En partant des pratiques des archéologues, l’auteure souligne la difficulté à qualifier la culture matérielle (objets, espaces, circulations…) du point de vue du genre. En effet, rappelle-t-elle, la diversité des femmes au sein d’une même culture est aussi grande que celle des hommes entre eux et, s’il s’agit de rendre visibles les invisibles, la tâche concerne de la même façon les enfants et les vieillards (des deux sexes). Elle rappelle quelques précautions méthodologiques, ainsi le fait que la division du travail (domestique/ agricole par exemple) ne s’accompagne pas des mêmes hiérarchies sociales dans toutes les sociétés et que les espaces sont souvent polyvalents (on y trouve donc à la fois des hommes et des femmes). Elle souligne à juste titre la responsabilité de la muséographie et des livres illustrés dans la diffusion des stéréotypes de genre. Des contre-exemples à ces stéréotypes sont ici apportés, ainsi les sépultures de femmes contenant des armes qui, du coup, ont longtemps été considérées comme des sépultures masculines. S’il y a bien des femmes dont on peut faire l’histoire, conclut L. Prados Torreira, la femme n’est jamais une catégorie homogène. L’article introduit particulièrement bien un volume qui, parce qu’il s’intéresse à différents domaines, illustre – et parfois contre l’avis même des auteurs – cette conclusion. Certains, en effet, continuent à chercher et donc à trouver ce que j’appellerai « l’éternel féminin ». Ainsi, l’article d’Eugenia Rodríguez Blanco, « Mujeres monstruo y monstruos de mujer en la mitología griega », cherche à étayer l’idée générale de la « négativité du féminin » qu’elle dit observer dans les mythes grecs. Pour ce faire, M. Rodríguez Blanco sélectionne tous les types monstrueux, mortifères ou violents alimentant un tel portrait, en laissant évidemment de côté les types positifs que seraient Pénélope, Andromaque ou Antigone. C’est précisément grâce à la succession des études précises menées dans des corpus soigneusement délimités, que le lecteur comprend, au fil de sa lecture, qu’il n’y a pas de femme mais des femmes, pas de féminin mais des féminités. Chaque construction discursive particulière (le roman grec étudié par Emilio Crespo Güemes (« Viajando por obligación : las heroínas de la novela griega »), la comédie latine par Francisco García-Jurado (« Matronas y meretrices en la comedia latina. Dos discursos en conflicto »), la figure d’Hélène par Helena González Vaquerizo (« Duplicidad de una mujer griega. Helena como fantasma de la duplicidad en el mundo griego »), les poétesses grecques relues par Marta González González (« Lejo de Atenas. Mujeres griegas y literatura »), la figure de l’amante abandonnée dans la littérature classique étudiée par Pilar Hualde Pascual (« Las otras Ariadnas : mujeres abandonadas en la literatura clasica »), la mort en couches, notamment à travers l’épigraphie latine, que décrypte Javier del Hoyo Calleja (« Comó ser madre y (no) morir en el intento »), la figure de la magicienne décrite par Luis Unceta Gómez (« De profesión, maga »), etc.) fonctionne avec ses propres références symboliques qui ne sont pas généralisables. Ainsi le silence des femmes grecques, un cliché issu de sources athéniennes classiques, est incompatible avec la parole poétique d’autres femmes grecques, celles qui, depuis Sapho, s’inscrivent dans une tradition d’expression publique qu’analyse avec bonheur Marta González González. Á ce compte, le lecteur conclura, mais seul, que toute interprétation de l’histoire des femmes en termes de continuité chronologique et d’évolution linéaire est évidement caduque. Ce que les spécialistes du monde romain appellent « l’émancipation des femmes » (cette fausse évidence se lit sous la plume de Mimy Flores Santamaria dans « Dominae amandae : casadas y amantes » qui, par ailleurs, renverse avec succès la figure de l’amante abandonnée pour souligner que, dans le corpus qu’elle étudie, l’élégie romaine, c’est l’amant qui souffre l’abandon) ne concerne que certaines femmes et un champ réduit de leur activité sociale.
Le deuxième point à souligner est le constat d’une vraie difficulté de circulation des recherches à l’échelle européenne. Ideas de mujer s’inscrit dans une historiographie espagnole et en (petite) partie anglo-américaine. Les analyses archéologiques sont nourries de travaux menés dans les pays scandinaves, des travaux qui ont été publiés en langue anglaise. En revanche, les études publiées en italien, allemand ou français sont presque systématiquement ignorées. Pour la langue française, par exemple, les travaux de Pauline Schmitt Pantel ne sont pas connus, pas plus que ceux des épigraphistes suisses réunis autour d’Anne Bielman et de Regula Frei-Stolba. De ce côté-ci des Pyrénées, ces différents travaux ont pourtant été à l’origine de méthodes nouvelles et pas toujours convergentes qui ont enrichi et renouvelé le domaine de l’histoire des femmes et du genre. Partout, l’absence de circulation des résultats contribue à ce que se développe une recherche nationale qui, même en passant par la langue anglaise, s’inspire d’elle-même. Dans Ideas de mujer on remarque par exemple une absence thématique de taille, la sexualité. Ni les travaux de Paul Veyne, ni ceux de John Winkler, de James Davidson, de Florence Dupont et Thierry Eloi ou de Sandra Boehringer ne sont mentionnés. Comme si la recherche en histoire des femmes et du genre n’avait pas beaucoup appris d’une histoire de la sexualité qui a largement renouvelé le livre ancien de Pierre Grimal (L’Amour à Rome, Hachette, 1963 et réédité en 1979 aux Belles Lettres), malheureusement traduit en espagnol seulement en 2000.
Violaine Sébillotte
[[1]]1. Le colloque a été édité par E. Garrido González, La mujer en el mundo antiguo,
Madrid 1986.[[1]]
[[2]]2. A. Iriarte, M. González, Entre Ares y Afrodita. Del género de la violencia en la Grecia
antigua, Madrid 2008.[[2]]
[[3]]3. Le volume 18, n°2, juillet-décembre 2011, consacre d’ailleurs son dossier thématique à l’Antiquité : Benefactoras y filántropas en las sociedades antiguas.[[3]]