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Le titre Dans l’atelier de Pindare pique la curiosité, donnant envie d’« en quelque sorte surprendre le poète à l’œuvre » : comment le poète thébain, à la fois « obscur » et « sublime », « fabriquait-il » ses épinicies ? Suivant quelles stratégies narratives et thématiques, quels « jeux sur l’usage du temps », quels « rapports avec les publics et les commanditaires », bâtissait-il ses « cantates dansées » ? Telles sont, dans les termes de l’auteur, les questions traitées par cet assez bref ouvrage, qui regroupe sept études publiées de 1979 à 2020, parfois difficiles d’accès : savant reconnu pour ses travaux sur Apollonios de Rhodes, Ménandre, Théocrite, le Codex des Visions, mais aussi le rôle contemporain de la philologie classique et de la traduction, ou la notion de fragment, André Hurst (AH), en nous ouvrant ainsi l’atelier du poète, laisse apercevoir ce qui se passe dans celui du philologue, quand il dialogue, de longue date, avec un poète singulier ainsi que, toujours à jour, avec certaines approches critiques actuelles. Il ne s’agit pas d’une simple réédition, d’autant que certains articles ont été publiés dernièrement et que les autres ont été complétés, au moins pour la bibliographie.

L’ouvrage est construit en deux parties de taille inégale, la première « Sur des poèmes considérés en particulier », en cinq chapitres, la seconde « Sur des thèmes transversaux » (le temps et Thèbes), avec les deux derniers, aussi les plus longs du recueil.

Au ch. 1 « Hôte melissa (Ὥτε μέλισσα) : sur deux poèmes du jeune Pindare (P. 10 ; O. 14) », 15-33, issu d’un article de 1979, AH s’intéresse à une dialectique importante pour Pindare, entre panhellénisme et inspiration béotienne, dans deux poèmes de jeunesse, suivant une perspective classiquement structurale : d’une part P. 10, en ABA’, autour du mythe de Persée chez les Hyperboréens, encadré par l’image répétée du vaisseau et par une ouverture et une clôture centrées sur l’éloge et la relation du poète avec les « princes » ; d’autre part O. 14, dans deux strophes qu’AH lit comme une strophe et une antistrophe, structurées par les trois domaines d’excellence que figurent les Charites d’Orchomène (sagesse, beauté, gloire, ce qui est un peu abstrait pour résumer les vers 7, σοφός, καλός, ἀγλαός, et 13-15, Euphrosyna, Thalia, Aglaia) et trois thématiques en parallèle (invocation – bonheur mortel – bonheur dans l’autre monde). La figure du poète à la fois bâtisseur et vif comme une abeille, qui fait d’une « simple fête » (notion discutable) un « poème », relie les deux textes, dont le choix pourrait être mieux expliqué : l’un est certes le plus ancien de Pindare, mais l’autre celui que les éditeurs anciens ont placé à la fin du recueil des Olympiques, comme un appel à la diffusion de la voix poétique devenue texte, par Écho[1].

Le ch. 2 « Observations sur la deuxième Olympique de Pindare », 35-50, se concentre sur la subordonnée hypothétique en εἰ … μέλλον …, v. 56, qu’AH propose de rattacher à ce qui précède, et qui implique l’étude conjuguée de constructions en τά τε καὶ τά uel sim. (aussi en appendice, p. 48-50), « de la séquence des thèmes » dans l’ode et des v. 85-86. Les enjeux sont à la fois syntaxiques, éthiques et historiques, à propos du « riche qui sait » face à « ceux qui ne savent pas » et sur les incertitudes du destin, pour le commun des mortels comme pour les Emménides et Labdacides. AH analyse en détail l’ode et ce qu’il appelle sa « démarche-unité », avec une architecture en ABCA’B’, centrée sur l’évocation des victoires (v. 46-52) et encadrée de références à des morts mythiques et au triomphe de Théron, en rapport avec sa cité. Un point important, pour la fonction du poète-interprète (cf. J. Duchemin et C. M. Bowra), est la traduction de ἐς δὲ τὸ πὰν etc. (v. 85), rendu par « car pour le tout de l’être, il faut des interprètes », en opposition avec la traduction plus fréquente par « pour la foule ». Cette proposition ne me paraît pas totalement convaincante, assez abstraite, sinon métaphysique, mais elle vaut bien la mienne « pour l’ensemble », « en général »[2], trop vague, à corriger par quelque chose comme « pour tous les sujets ».

Le ch. 3 « Homère chez Pindare : le “Paradis” de la deuxième Olympique », 51‑69, publié en 2020, élargit le précédent, en reliant l’évocation des « conditions de vie qui règnent sur l’île » des Bienheureux (v. 68‑83) à certains passages de l’Odyssée (chez Calypso, les Phéaciens, Circé) et dans Les Travaux et les Jours. L’attention se porte sur la multisensorialité d’un paysage visuel mais aussi sonore et tactile, et sur les quatre éléments, air, feu, terre, eau, qui rappellent Empédocle (cf. fr. B2 D.-K.), d’Agrigente comme Théron. La « visée profonde du texte » en serait confortée : « assurer l’existence d’un bonheur stable à la lumière d’une forme de savoir », ce qui fait de Pindare à la fois un poète et un philosophe, comme cela a souvent été dit, surtout pour cette ode. Il aurait été intéressant en retour de voir mieux en quoi Empédocle est un poète et comment les deux activités et savoirs sont proches, à la lumière de travaux de G. Most sur le style des philosophes pré-platoniciens ou d’A. Rosenfeld-Löffler[3].

Le ch. 4 « Temps du récit chez Pindare (Pyth. 4) et Bacchylide (11) », 71-88, anticipe sur le ch. 7, en étudiant l’art de la narration chez les deux rivaux en matière d’éloge épinicique. L’étude des deux poèmes, encore classiquement structurale, s’accompagne de tableaux suggestifs figurant le rapport complexe du récit, dont la syntaxe est jugée musicale (point qui mériterait d’être approfondi pour ne pas rester parfois métaphorique), fondée sur des jeux d’ « anachronie », avec l’histoire (chronologique), au sens genettien. La comparaison montre « chez Pindare une oscillation beaucoup plus marquée de la courbe temporelle », liée à l’emploi de discours directs munis de digressions narratives, alors que chez Bacchylide c’est l’ensemble du « mythe » qui est digressif. De même le rapport entre présent et passé donne lieu, chez Pindare, à une organisation du poème en deux temps dont les épisodes se font écho ainsi qu’à de nombreux « vides chronologiques » et syncopes, alors que chez Bacchylide un seul mouvement domine. Dans les deux cas, il s’agit de « la question de l’agencement des thèmes et de la structure de l’ode », oscillant entre « ordre et (…) liberté ». Cependant, si l’on comparait le style narratif de Bacchylide non à la seule quatrième Pythique, œuvre la plus longue de Pindare, et si singulière, mais à un poème ou un ensemble de poèmes plus réguliers, d’autres conclusions pourraient être tirées : cela dit pour ne pas sous-évaluer encore l’art du poète de Céos, souvent plus subtil que ce qu’on en dit par tradition.

Le ch. 5 « “Der Dichter spricht”. Pindare entre les lignes dans la quatrième ode pythique », 89-95, publié en 2015, aborde la question intéressante de la présence, plus ou moins explicite, du poète dans son œuvre, mais la brièveté de l’analyse est en quelque sorte frustrante, du fait aussi que la notion répétée de « touche personnelle » reste assez vague.

Le ch. 6. « Aspects du temps chez Pindare », 99-131, tiré des Entretiens Hardt XXXI, 1985, reprend l’un des articles d’AH qui ont marqué la recherche sur Pindare. Il complète judicieusement les articles précédents sur le récit dans la quatrième Pythique, en abordant les effets de condensation ou d’expansion du temps, en lien avec l’image méta-poétique du cheminement. L’étude se développe en deux temps : sur les « écarts chronologiques », entamés par un pronom relatif, un participe, un adverbe comme ποτε, l’adjonction fréquente d’une cause, explicite ou implicite, ou encore par une intervention directe à la première personne (encore P. 4 et O. 2), ainsi que par l’évocation associée du passé, du présent et d’un avenir proche, p. ex. dans la septième Olympique ; puis sur « l’art de la syncope » dans les poèmes où Pindare affirme, parfois avec ostentation, la nécessité et son désir d’abréger un récit (I. 1, I. 6, P. 8, puis N. 4 et 10, P. 9) ou se contente d’un silence marqué ou non (O. 13, 3, 1, 7, N. 5 : cf. « une sorte de spirale négative dans la gestion du temps poétique » ou la notion de « scène appuyée », qui manifeste le pouvoir du poète sur le récit mythologique et donc sur le passé et le destin des dédicataires, de leur famille et leur cité). L’article pourrait être plus au fait de la littérature sur cette question de l’aposiopèse ou des hush-passages[4]. Cette riche analyse s’achève par une comparaison nuancée du style de Pindare avec celui des oracles, auquel on l’a souvent assimilé.

Enfin le ch. 7 « Stratégies pour Thèbes chez Pindare », 133-167, étudie en détail, suivant l’ordre chronologique le plus probable, tous les « poèmes célébrant des vainqueurs thébains » (I. 3 et 4, P. 11, I. 1 et 7), puis la matière de Thèbes dans de nombreux « poèmes pour des vainqueurs d’autres cités grecques » (I. 8 et 5, O. 2 et 3, N. 1 et 3, P. 2, O. 10, P. 3 et 9, N. 9 et 4, O. 6, 9, 7 et 13, P. 4, N. 8, P. 8, N. 10), avant une « observation finale à propos des poèmes antérieurs à la fin des guerres médiques » (P. 10, N. 7, I. 6, P. 6). Il apparaît que les procédés visant « à une sorte de plaidoyer en faveur de Thèbes » sont de nature variée, soit directs (I. 8), souvent associés à la figure d’Héraclès, héros à la fois thébain et panhellénique ; soit obliques, par l’évocation des liens anciens entre la culture thébaine et le passé commun des Grecs. On a là, semble-t-il aussi, comme un plaidoyer pour Pindare lui-même.

L’ensemble est complété par une bibliographie raisonnée (173-179) et des index assez significatifs. Les auteurs les plus mentionnés, outre Pindare, anciens et modernes mêlés, vont, par ordre décroissant de références, d’Homère (22x), Wilamowitz, Gentili et Farnell à Hérodote, Köhnken, Burton, puis Puech, Bowra, Hésiode, Privitera et Maehler. Les noms propres les plus référencés sont Héraclès (27x) et Zeus, puis Apollon, Théron, Jason, Achille et Cadmos. L’Index des matières indique bien les préoccupations majeures et le cadre épistémologique de l’ouvrage : Première personne (20x), Exécution et Insertion du mythe, puis Musique, Récits, Public, Touche personnelle, Solidarité culturelle, Temps, Métrique, Syntaxe. Les silences en sont d’autant plus significatifs (p. ex. sur les travaux de L. Kurke, dans une perspective historique et anthropologique, ou de Cl. Calame sur Pindare, notamment la quatrième Pythique, ou l’énonciation poétique, par exemple la première personne et la « délégation chorale »), voire paradoxaux (sur la danse, même si W. Mullen est à raison plusieurs fois mentionné, ou la spatialité et l’esthétique transmédiale).

La mise en forme est très correcte. On pourrait aussi discuter certains choix de traduction, mais, s’agissant de Pindare, on ne voit pas bien comment on pourrait faire mieux, du moins en respectant la perspective d’abord littéraire adoptée ici. Voici un relevé de quelques problèmes, très ponctuels : p. 19 : dans p 10.51, ταχύ ne semble pas traduit ; 29 : répétition de « sont contenus » ; 37 : un participe apposé au sujet de la phrase est présenté comme « une participiale », comme p. 103 ; 39 : « inversément » ; 53-54 : au v. 72, ἄνθεμα δὲ χρυσοῦ φλέγει est rendu, suivant W. Borgeaud, par « Là s’enflamment les fleurs », sans « or » ;[5] 100 : « l’épinice » ;104 : « l’oppositions » ;105 : dans Olympique 3.13, γλαυκόχροα est traduit par « sombre », pour qualifier le feuillage de l’olivier ; 106 « une visions ».

Toutes ces remarques critiques sont accessoires, et l’ouvrage est à la fois rigoureux et agréable à lire : les chapitres relèvent souvent plus de l’essai, au bon sens du terme, que de ce qu’une philologie plus cumulative peut avoir parfois de lourd, écrasé sous les notes et références, sans réelle thèse, contrairement à ce qu’on lit ici. On imagine volontiers que les spécialistes de Pindare ne seront ici pas les seul·e·s à y trouver leur miel, quitte à en discuter certains présupposés et choix, mais aussi un public plus large intéressé par la poésie grecque et par la voix d’un Pindare qui ne cesse visiblement pas d’inspirer les lecteurs de ces textes artistiquement fabriqués, « poèmes » au sens étymologique.

Michel Briand, Université de Poitiers

Publié dans le fascicule 2 tome 122, 2020, p. 602-605

[1]. Cf. T. Phillips, Pindar’s Library: Performance Poetry and Material Texts, Oxford 2016.

[2]. M. Briand, Pindare. Olympiques, Paris 2014, p. 33 et 40.

[3]. La poétique d’Empédocle. Cosmologie et métaphore, Berne 2006.

[4]. Au moins par W. H. Race, Style and Rhetoric in Pindar’s Odes, Atlanta Ge. 1990.

[5]. Leur éclat est pourtant à la fois igné et doré. Par ailleurs, toute la traduction du passage est en vers libres, sans que le rapport direct avec le texte grec soit toujours clair, rythmiquement par exemple. Dans le texte grec, les vers 80 et 81 entre l’épode 4 et la strophe 5 sont séparés par une ligne vide, comme dans la traduction, mais dans cette dernière seulement (entre l’antistrophe et l’épode 4) les vers 74 et 75 le sont aussi.