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Fabrice Galtier (FG), maître de conférences à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, nous livre un ouvrage de 421 pages issu de son étude inédite d’habilitation à diriger des recherches consacrée à la question de la mémoire dans la Pharsale de Lucain. Avec cette contribution, il s’inscrit dans le renouveau des études lucaniennes, initié il y a bientôt 50 ans par Frederick Ahl (Lucan : An Introduction, 1971) et particulièrement sensible dans les deux dernières décennies avec l’organisation de nombreux colloques internationaux consacrés à Lucain (Bordeaux 2008, Genève 2012 et Clermont‑Ferrand 2012, Provo 2017 et Aix‑en‑Provence 2017). En abordant le thème de la mort et de la mémoire, il entre plus particulièrement en résonance avec les travaux récents de Mark Thorne (Lucan’s Cato, the Defeat of Victory, the Triumph of Memory, 2010 et « Memoria redux : Memory in Lucan », in Brill’s Companion to Lucan, 2011)[1]. Mais là où Mark Thorne se concentre sur la représentation des protagonistes de la guerre civile pour affirmer que le poème de Lucain est un monumentum, érigé pour la mort de la Rome républicaine, FG étend l’étude de la mémoire dans le Bellum ciuile en montrant que de nombreux thèmes récurrents dans l’épopée – les ruines, le tombeau, le deuil ou encore la reconnaissance – contribuent à ériger cette œuvre en véritable « appel à une prise de conscience mémorielle » (p. 378). L’ouvrage de FG constitue donc une contribution précieuse dont la plus grande qualité est d’associer profondeur des analyses du texte de Lucain et clarté de la démonstration. À ce titre, la répartition du propos en trois parties (Ruines et monumenta : la mémoire à l’épreuve ; S’inscrire dans la mémoire de Rome ; Mémoire et reconnaissance), elles-mêmes subdivisées en trois ou quatre chapitres, permet de suivre avec aisance le déroulement de la thèse de l’auteur.

FG débute son ouvrage par l’empreinte la plus visible du passé, l’étude des ruines et des tombeaux (« la trace qui reste », p. 13). En commençant avec l’évocation des ruines italiennes, liées ou non à la guerre civile, il fait apparaître que celles-ci ne peuvent être considérées comme « l’aboutissement normal du cours cyclique des choses » (p. 44). Au contraire, la guerre civile trouble la temporalité – l’exemple du délabrement accéléré de Dyrrachium (p. 20‑21) l’illustre remarquablement – si bien que toute ruine semble être la conséquence du conflit, qui l’a créée ou qui en a précipité la dégradation. L’analyse se concentre ensuite sur les vestiges de Troie, contemplés par César à la fin du livre IX. Troie apparaît comme une ville dont il ne reste plus rien si ce n’est un nom (p. 53-55). Ce nom, qualifié de memorabile, amène FG à explorer le lien entre le nomen Troiae et la fabula, puisque ce sont bien les paroles du guide qui redonnent vie à Troie et donnent à voir ses vestiges, parmi lesquels le tombeau d’Hector. Les tombeaux sont précisément l’objet du troisième chapitre. FG nous livre une analyse du tombeau de Pompée comme « monumentum dénaturé » (p. 86), en soulignant qu’il apporte au général à la fois oubli et immortalité. L’étude d’autres tombeaux (Caton, Sylla, Marius) met en évidence leur dimension idéologique. Face à eux, la parole poétique peut rétablir la hiérarchie des valeurs et c’est donc aux monumenta faits de mots qu’est consacré le dernier chapitre de la première partie. Lucain apparaît comme le maître de la fama de ses protagonistes, César compris (p. 115-117). L’œuvre du poète contribuerait ainsi à lutter contre la trace que César a voulu laisser de lui, à travers ses Commentarii.

La mémoire que l’on tente de façonner est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage. FG y étudie tour à tour le souci de la mémoire de Pompée, de César et enfin de Caton. Le chapitre consacré à Pompée met en avant l’importance de la temporalité, lorsque l’on traite de la memoria Pompei. L’étude des discours du général, présenté comme une gloire passée ou « dépassée » (p. 133) et qui rappelle à plusieurs reprises ses exploits passés, met en évidence le caractère décalé d’un discours « à contretemps » (p. 149) par rapport à l’urgence de la guerre civile. Ce décalage, FG le retrouve aussi dans la mort de Pompée, qui survit à la défaite de Pharsale. C’est ainsi, selon FG, que le général « constate alors que sa gloire est derrière lui » (p. 160). La memoria de Pompée peut alors redevenir un enjeu d’avenir pour Pompée lui-même, pour ses fils mais aussi pour Caton dont le discours au livre IX est « conçu comme le pendant à l’elogium établi par le poète » (p. 181). Au terme de ce parcours, FG remarque que la mort de Pompée est ce qui permet définitivement de réduire l’hiatus entre la gloire de Pompée et le temps de la guerre civile en instaurant « une synchronie entre la fin de Pompée et celle de la République » (p. 183)[2]. FG aborde ensuite la relation de César à sa memoria, en revenant sur sa visite des ruines de Troie, son imitatio Alexandri et sa clementia face à Domitius. Tant dans le choix d’un modèle ancien que César tente de s’arroger ou dans une attitude clémente vis-à-vis d’un adversaire, FG souligne qu’il y a une forte part idéologique dans la construction de la memoria césarienne. Plus que la seule mise en valeur du général, celle-ci constitue une critique des adversaires de César qui se voient dévalorisés lorsqu’ils sont confrontés à l’image exemplaire que César souhaite laisser. L’étude de l’imago de Caton, enfin, est bien plus brève, FG précisant que c’est essentiellement dans le dialogue entre Brutus et Caton que l’image mémorielle de ce dernier est en jeu (p. 132). On regrettera peut-être l’absence d’analyse des passages du livre IX dans lesquels le Caton du livre II joint l’action à la parole et paraît soucieux de la trace qu’il souhaite laisser[3]. La démonstration de FG ne montre pas moins la reconfiguration de l’image de Caton par Lucain pour « imposer sa propre vision du personnage » (p. 265). Pour les trois principaux protagonistes de l’épopée, la construction de la memoria passe notamment par le discours que les personnages tiennent sur leur propre image mais aussi par le regard que l’on porte sur eux.

Le dernier temps de l’ouvrage s’articule précisément autour du regard, et plus précisément autour de la notion de reconnaissance, l’anagnorisis. Cette reconnaissance, que FG définit et remet en contexte, c’est d’abord celle d’un statut social à Rome. Or celle-ci passe notamment par les imagines maiorum, moulages en cire du visage des hommes dont on conserve la mémoire. C’est cela qui fournit le point de départ de l’étude de la reconnaissance dans le Bellum ciuile. La reconnaissance, dans le Bellum ciuile, est d’abord une reconnaissance interdite ou vouée à l’échec. FG montre comment l’épisode d’Ilerda est « la perversion du schéma attendu » de reconnaissance (p. 295). Il en est de même lorsque les lignes adverses se reconnaissent à Pharsale. Pis, la reconnaissance est souvent impossible : FG rappelle le motif récurrent des visages méconnaissables qui préparent l’évocation du corps de Pompée, défiguré et pourtant reconnu. Seulement la reconnaissance n’est plus, comme il se doit, l’apanage des proches mais celui de César, le vainqueur (p. 323). L’étude s’achève sur le poids des morts et de leur mémoire sur les vivants à travers deux approches : l’héritage et le deuil. Pour la question de l’héritage, FG prend comme point de départ la « relation très explicite entre le comportement de certains protagonistes du récit et le nom qui les désigne » (p. 326). Il conviendrait de remarquer qu’il ne s’agit pas là d’un trait exclusivement lié à la filiation : de fait, Lucain joue sans cesse sur les cognomina de Pompée ou de Sylla dans son épopée. FG souligne dans ce chapitre que César et Pompée ont des attitudes opposées vis-à-vis de la notion d’héritage : César rejette les ancêtres comme modèles alors même que ceux-ci sont ceux que l’on veut égaler dans le camp de Pompée. À ce titre, l’analyse de l’adjectif degener et d’expressions voisines (p. 335-336) à la lumière, notamment, de la trajectoire de Sextus Pompée, est particulièrement intéressante. Face à Sextus Pompée, Caton et Brutus forment un contrepoint, eux que Lucain présente « à contre-courant de l’idéologie dépréciative » (p. 343) que l’on trouve chez César pour le premier et plus largement chez les auteurs de l’époque augustéenne pour le second. FG achève ce dernier chapitre avec la question du deuil. À l’instar de la reconnaissance du visage des morts, le deuil est fréquemment impossible, ce qu’illustrent les exemples de Cornélie, de Julie et de Pompée. La finesse des analyses développées par FG fait regretter l’absence de considérations détaillées (exception faite de la note de la p. 358) sur le deuil des anonymes de l’épopée, qu’il s’agisse des proscrits de Sylla ou des morts de Pharsale, dont la memoria nous semble être importante dans l’économie du Bellum ciuile. La mort de ces Romains qu’on ne peut nommer n’est pas d’ailleurs sans rapport avec « l’impossible deuil de Rome » (p. 359) qui sert de point d’orgue à l’ouvrage. Lucain met, en effet, en scène la mort de Rome tout au long de son épopée, sans qu’aucun personnage puisse en faire le deuil. Seul Caton, dans son discours au livre II, anticipe ce deuil et souhaite prendre la tête du cortège funèbre. Ce faisant, il reconnaît la « ruina métaphorique » (p. 368) qu’entraîne la guerre civile. La Rome d’après la guerre n’est, aux yeux de Lucain, plus que l’ombre de la Rome républicaine. Voilà le message à l’enjeu mémoriel que FG met en évidence dans le Bellum ciuile, à travers l’étude d’une véritable poétique de la memoria.

Cette démonstration remarquable emporte l’adhésion du lecteur par la finesse et la justesse des nombreuses analyses du détail du texte. On regrettera toutefois le choix de l’auteur de citer le texte latin du Bellum ciuile à partir de l’édition d’Abel Bourgery et Max Ponchont, dans la Collection des Universités de France. Certes, FG propose toujours des traductions personnelles et protège ainsi son lecteur des nombreuses erreurs que contient la traduction des deux éditeurs français. Cependant, l’établissement du texte de l’édition de la Collection des Universités de France n’est pas le meilleur et FG aurait, par exemple, pu choisir, comme édition de référence, les travaux plus récents et mieux documentés de David Roy Shackleton Bailey (Lucanus. De bello civili. Editio altera. Stuttgart : Teubner, 1997). Si, dans l’ensemble, cela ne remet pas en cause la validité de la démonstration de FG, certaines analyses souffrent parfois d’un manque de mise en contexte philologique. Ainsi, lorsque FG évoque le furor que Caton pourrait ressentir (p. 258-259 ; Luc., II, 295), il ne mentionne pas la conjecture d’Hakanson[4], pudorem, qui a pourtant reçu l’adhésion des éditeurs les plus récents de Lucain (Shackleton Bailey 1997 et Georg Luck, Lukan. De bello civili. Der Bürgerkrieg. Stuttgart : Reclam, 2009) : de fait, aux vers II, 292-295, Caton refuse de rester inactif face au furor Hesperius et laisse entendre qu’il doit y prendre part, ce qui suppose qu’il doit accepter d’être affecté par les passions et le furor. Le terme pudorem permet de stigmatiser l’attentisme suggéré par Brutus en soulignant que l’inaction dans une guerre civile est chose honteuse. Parmi les autres passages problématiques que nous aurions pu évoquer, il faudrait mentionner notamment les vers IX, 490-492 cités à la p. 37, athétisés par Shackleton Bailey, ou encore le choix de commenter la leçon prosequar en II, 303 alors que Shackleton Bailey et Luck préfèrent persequar[5]. D’autres problèmes textuels – la plupart d’entre eux, à vrai dire – ne remettent pas du tout en cause les analyses de FG : c’est le cas, par exemple, de VIII, 341 sq. (p. 151) où Shackleton Bailey imprime qui et non quem. De fait, l’objet de ces remarques sur l’édition de référence choisie par FG n’est pas d’invalider les arguments ou les conclusions de l’auteur mais bien plutôt d’inciter le lecteur à confronter le texte de Lucain choisi à d’autres éditions, plus fiables que celle de Bourgery/Ponchont.

Pour conclure sur l’ouvrage de FG, il convient de souligner, tout d’abord, la grande qualité formelle du livre, agréable à lire et que l’on consulte aisément à l’aide des indices des passages cités, de Lucain et d’autres auteurs, ainsi que des principaux personnages mentionnés. La bibliographie abondante (près de 25 pages), qui montre que l’auteur convoque les titres les plus récents (jusqu’à l’année 2016) sans faire fi des ouvrages plus anciens qui ont marqué les études lucaniennes, sera des plus utiles au lecteur qui souhaite connaître l’état des recherches sur le Bellum ciuile. Mais c’est surtout parce que cette étude, qui part des morts et des ruines pour aborder la question de la mémoire, permet de relire la quasi-intégralité de l’épopée – le livre V est le seul à n’être que rarement mentionné, et c’est à juste titre – sous un angle nouveau, qui unifie le texte pour en faire une fresque à la mémoire de la Rome républicaine, perdue à l’époque de Néron, qu’il convient de recommander vivement la lecture de l’ouvrage.

Florian Barrière, Université Grenoble Alpes

[1]. L’auteur mentionne le premier ouvrage (p. 12) mais ne fait pas référence à l’article de 2011.

[2]. On pourrait toutefois objecter que la République ne connaît pas réellement sa fin avec la mort de Pompée, puisque Caton prend la tête de l’armée républicaine. Pompée lui-même ne meurt pas tout à fait puisque le poète déclare que son esprit rejoint Brutus et Caton (IX, 1-18).

[3]. C’est le cas dans son discours (IX, 211-214) mais aussi dans son attitude face à ses soldats (voir par exemple IX, 505 sq.).

[4]. L. Hakanson, « Problems of textual criticism and interpretation in Lucan’s De Bello ciuili », Proceedings of the Cambridge philological society 25, 1979. p. 35.

[5].  cf. TLL, 10, 2, 2188, 52 sq.