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C’est un livre très personnel que nous offre ici Danielle Porte (DP), et primesautier à l’image de son auteure. Ce lien étroit, elle le revendique dès les premiers mots du « Prologue » (p. 15) : « Comment, avec le nom que je porte, aurais-je pu ne pas m’intéresser à cet homme qui choisit de mettre son règne et sa vie sous le signe du Passage […] ? Comment, née Balance, aurais‑je pu ne pas m’intéresser à cette Balance antique ? »

L’originalité se marque aussi dans la présentation de cette étude d’Auguste et de son « siècle » sous forme d’un dictionnaire commenté, chaque rubrique étant suivie d’un développement plus ou moins ample qui se déroule au gré de l’humeur de DP. Et comme cette dernière est passionnée d’opéra, non seulement les allusions à des œuvres lyriques ne sont pas rares au fil des pages, mais encore la table des matières, appelée ici « Mise en scène » indique que l’ouvrage est divisé en « Prologue », « Airs et ariettes, soli et grands ensembles » (ce sont les articles du dictionnaire, de quelques lignes à plusieurs pages), finale, et bibliographie intitulée « Airs alternatifs », le tout étant précédé de la dédicace « À Nadir Élie, cet opéra pour un seul interprète » (ce qui, en réalité, est une façon de caractériser l’action et la vie du princeps). D’ailleurs c’est peut-être Auguste lui-même qui a inspiré cette thématique puisque le premier lemme, à la lettre A, est la formule finale des pièces « Acta est fabula » qui constitue, comme on le sait, ses ultimes paroles. DP, à ce propos, ne manque pas de rapporter le conseil que lui avait donné Mécène : se conduire comme s’il était un acteur avec le monde pour théâtre (p. 19).

La liste des articles contient trois cent trente-six titres. Certains sont attendus (Actium, Mécène, Romulus, etc.), d’autres surprennent. Toutefois, si à première vue ils ont l’air facétieux, ils révèlent en réalité des traits importants du protagoniste ; c’est le cas, par exemple, pour « éponge », « je », « oreiller » et d’autres. L’avantage de cette composition en « lexique » est de multiplier les angles d’attaque, de donner une foultitude de détails. Cela permet de brosser des arrière-plans historiques, de décrire à loisir les contextes sans craindre les accusations de digression. Cela facilite également une lecture par « portions » selon le but qu’on a en vue. Les défauts pourraient être en premier lieu une impression de morcellement : comment retrouver le personnage avec toutes ces petites pièces de puzzle éparpillés ? En second lieu, serait à redouter un brouillage temporel, car les articles de dictionnaire se suivent selon l’ordre alphabétique et non chronologique. DP a pallié ces deux inconvénients par son finale qui tente de reconstituer un portrait du grand homme et par un tableau en dix-sept pages intitulé « Auguste au jour le jour (chronologie du règne et du siècle : histoire intérieure, histoire extérieure, littérature, architecture, arts, etc.) ».

Le choix des entrées est forcément subjectif et le lecteur cherchera peut-être en vain tel titre qui correspondrait à son centre d’intérêt du moment ; là aussi, DP propose un remède : un index de vingt-cinq pages sur deux colonnes permet de dénicher ce qu’on souhaite. Un exemple ? Il n’y a pas d’article « Zodiaque », néanmoins il est question de ce sujet p. 63, 160, 340.

Cet ouvrage est un monument de travail et d’érudition, exposé cependant d’une manière très plaisante et très vivante. Abondent les illustrations, les plans, les tableaux en particulier généalogiques d’une grande utilité en ces temps où les liens familiaux chez les notables étaient complexes. Notre collègue relate une multitude d’anecdotes et multiplie les citations. Ses analyses et ses réflexions sont d’une grande finesse. Nombres d’auteurs grecs et latins sont appelés à témoigner ; leur texte est fourni soit en traduction seule, soit en traduction accompagnée de la version originale. Dans les deux cas, la traductrice en est DP. Certaines de ces interprétations rompent, d’ailleurs, avec la tradition. Ainsi, elle évoque deux fois Virgile, Énéide, VI 792-794 : Augustus Caesar, Diui genus, aurea condet / saecula qui rursus Latio per arua / Saturno quondam. Elle le traduit la première fois (p. 26) : « Auguste César, issu d’un dieu, qui fondera de nouveaux siècles d’Or dans les campagnes où autrefois régna le Saturne du Latium » et à la seconde occurrence (p. 302) : « César-Auguste, de la race du Divinisé, fondera de nouveau les siècles d’Or, sur les terres où régna le Saturne latin », considérant sans doute que Latio vient de l’adjectif Latius, -a, -um, « latin, du Latium » et qualifie Saturno, alors que les autres traducteurs y voient le substantif Latium, nom donné par Saturne au territoire où il s’était caché, ce que raconte Virgile lui-même (Énéide, VIII 322‑323 : Latiumque uocari / maluit his quoniam latuisset tutus in oris, « il choisit que ces parages s’appellent Latium parce qu’il y avait été caché (latuisset) en toute sécurité », — et ajoute Évandre qui fait ce récit, pendant de celui d’Anchise que nous examinons, il y dirigeait les populations paisiblement et tranquillement de sorte que les siècles qu’on appelle d’or se déroulèrent sous son règne).

DP n’hésite pas, non plus, à faire des suggestions : dans la description des sculptures de l’Ara Pacis Augustae, remarquant qu’apparaissent déjà clairement trois des quatre éléments, terre, air, eau, à propos du « dragon aux babines retroussées » sur lequel est assise la seconde Brise, elle écrit (p. 47) : « J’oserai une interprétation personnelle : pourquoi pas le dragon cracheur de feu, associé, du reste, à Apollon et au Soleil ? » Passant en revue plusieurs des significations qui ont été prêtées à la quatrième Bucolique de Virgile et quelques‑unes des identités qui ont été conférées à l’enfant (on ne lui tiendra pas rigueur de ne pas être exhaustive, c’est impossible !), elle avoue une « tentation » (p. 276) : « suggérer qu’il pourrait s’agir d’une œuvre apocryphe qui daterait, comme certains poèmes de l’Appendix vergiliana ou les Élégies à Mécène, des temps post-virgiliens… Peut-être pas la pièce entière, en tout cas l’interpolation de sa partie prophétique. C’est une bien grande audace, j’en conviens, mais que semble imposer la chronologie ». Si c’était avéré, voilà qui réduirait à néant tous les efforts de ceux qui comptent et recomptent les vers de ces Églogues et prônent que le poète s’est livré à de savantes constructions numériques dans lesquelles ils découvrent un sens crypté ou des influences philosophiques[1] !

Si dans les deux cas que nous venons de voir, DP revendique son originalité, il est des occasions où elle se démarque des autres commentateurs sans le dire. C’est ce qui se passe pour le v. 10 de la quatrième Bucolique de Virgile : Casta, faue, Lucina : tuus iam regnat Apollo. En raison de la précision « ton cher Apollon règne déjà », on y voit en général une allusion à Diane, sous l’influence de l’Artémis grecque qui protège les parturientes, ayant même selon la légende aidé sa mère Léto à mettre au monde son frère Apollon, car elle était née la première. En fait, Lucina est une antique déesse latine de la naissance et, certes à Rome, c’est Junon qui a reçu le titre de Iuno Lucina parce qu’elle s’occupe des accouchements et amène les bébés à la lumière comme le rappelle la chercheuse p. 275[2]. Mais les lettrés avaient pratiqué des assimilations : le prouvent les v. 13‑16 du poème 34 de Catulle adressé à Diane : Tu Lucina dolentibus / Iuno dicta puerperis,/ Tu potens Triuia et notho es / dicta lumine Luna, « c’est toi qui es dite “Junon Lucine” par les femmes qui enfantent douloureusement, toi qui es dite puissante déesse des carrefours et Lune à la lumière qui n’est pas à elle »[3]. Sans qu’elle explicite sa pensée, telle ne doit pas être l’interprétation de DP qui parle, p. 276, du « règne d’Apollon‑Auguste, fils de Lucine ». De même, elle affirme haut et fort, aussi bien dans son Prologue (p. 17), qu’aux articles spécifiques, que tous les artistes collaborèrent à l’œuvre d’Auguste (« nulle divergence », « nulle dissension », « sans jamais regimber », « en toute liberté » p. 17 ; « sincèrement » p. 341) sans faire quelque allusion que ce soit aux exégètes qui ont décelé chez Virgile, chez Horace, chez Ovide (pour ne citer que les plus étudiés de ce point de vue) un « anti-augustéisme » caché et des critiques dissimulées.

Ces développements, tout en respectant une longueur convenable, sont très stimulants et inciteront les personnes intéressées à pousser plus loin les recherches. Un exemple : on lit p. 290, à la rubrique « Rémus » : « Frère jumeau de Romulus et, si l’on en croit la formulation de ce dernier nom à partir d’un diminutif *lus, peut-être bien que les prétentions de Rémus à la priorité pour la fondation de Rome étaient légitimes, Romulus n’étant que son cadet », sans aucun renvoi à quelque auteur ou à quelque texte que ce soit. Les esprits curieux, titillés par cette phrase, s’ils se livrent à des investigations, découvriront que Jean le Lydien (mag. 1, 5) affirme explicitement que Rémus était le plus âgé. Ils trouveront d’autres indices de cette primogéniture rassemblés dans l’article de D. Briquel[4] : ordre dans lequel les deux frères sont cités par les témoins les plus anciens, lemme de Paul Diacre (P-Festus 6-7 L) parlant du surnom « Altellus » donné à Romulus que D. Briquel rattache à alter et traduit « le petit par rapport à l’autre »[5]. Quant au suffixe *-le/o– qui apparaît dans « Romulus », certes il est souvent utilisé en latin avec une valeur diminutive, mais dans le même article D. Briquel écrit que pour le nom de ce personnage « l’explication la plus probable paraît être celle qui y voit un ethnique signifiant “le Romain”, Romulus étant un doublet de Romanus, comme dans le couple Siculus / Sicanus »[6].

Cet ouvrage est destiné, selon l’expression même de son auteure (p. 17), à « ceux qui “savent” » et à « ceux qui “voudraient savoir” ». Cela explique son ton enjoué. Si les développements résumant ses publications ou certaines analyses s’adressent plutôt aux spécialistes, DP rapporte aussi des souvenirs personnels, donne des renseignements aux touristes, renvoie à notre actualité. On sent qu’elle se fait plaisir. Et elle fera plaisir à ses lecteurs par son style « enlevé », ses formules heureuses, son humour qui affleure à tout bout de champ, les « chutes » pleines d’esprit qui terminent la plupart des articles. Elle fournit des détails piquants, comme le surnom « Bambula » p. 146, au début de l’article « Fulvie » (qu’elle traite de « walkyrie », p. 205) : « Son nom complet, Fulvia Flacca Bambula (ou Bambaliae)[7] paraît caricatural lorsqu’on songe qu’il désigne l’une des pires mégères de l’Antiquité romaine », ce qui ne manquera pas de faire sourire un lecteur au souvenir du sens qu’a le mot « bamboula » dans le français familier contemporain ! Ailleurs, elle relate des anecdotes croustillantes (par exemple, au lemme « Femmes », p. 138) ! Dans ces conditions, on pardonnera aisément quelques étourderies, comme des fautes typographiques, des confusions, les Palilia/Parilia et le jour anniversaire de la fondation de Rome, placés à tort le 27 avril p. 142 et à juste titre le 21 avril p. 174, des disparates dans la notation des références ou des dates… Ce n’est que l’inévitable revers de la médaille d’une écriture spontanée, fruit d’un enthousiasme qui emporte son public ravi dans son sillage !

Je viens d’apprendre que ce livre a obtenu le Prix François Millepierres de l’Académie Française 2018.

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607, Institut Ausonius

[1]. Une des études les plus connues à ce sujet est P. Maury, « Le secret de Virgile et l’architecture des Bucoliques », Lettres d’Humanité 3, 1944, p. 71‑147, mais elles sont très nombreuses ; voir par ex. E. Coleiro, An Introduction to Vergil’s Bucolics with a critical Edition of the Text, Amsterdam 1979 avec une abondante bibliographie sur ce thème, pratiquement exhaustive à la date de parution de ce livre ; depuis de nouveaux travaux se sont encore ajoutés !

[2]. DP ne parle pas de l’autre étymologie que les Latins proposaient pour l’épiclèse Lucina de Iuno Lucina : lucus, « bois sacré », car il y avait au pied de l’Esquilin un bois sacré consacré à Junon où les Sabines enlevées par les compagnons de Romulus et leurs maris allèrent prier pour avoir une progéniture abondante d’après une légende racontée par Ovide (fast. 2, 425-452). Pour les étymologies de Lucina, voir par ex. Ovide, fast. 2, 449-450 : Gratia Lucinae ! Dedit haec tibi nomina lucus, / aut quia principium tu, dea, lucis habes, « Merci à Lucine ! C’est un bois sacré qui t’a donné ce nom, ou tu le portes parce que, toi, déesse, tu détiens l’accès à la lumière ». A. Ernout et A. Meillet (Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris 19594, p. 368) jugent le rapprochement lucus – Lucina « possible ».

[3]. Cicéron, nat. deor. 2, 68, fait état également d’assimilations de ce genre.

[4]. « Deux histoires de jumeaux qui finissent mal : Romulus et Rémus, Jacob et Esaü », REL 91, 2013, p. 57-94.

[5]. D. Briquel, art. cit., p. 78-79.

[6].  Ibid.

[7]. DP aurait dû donner les références de l’endroit (ou des endroits) où trouver ce « nom complet », car Bambula, Bambaliae ne figurent pas (pas plus que Flacca, d’ailleurs), par exemple, dans l’article, pourtant pratiquement exhaustif, de Münzer, « 113 Fulvia », dans Pauly-Wissowa, RE VII (1909), col. 281-284, consacré à cette fille de M. Fulvius Bambalio (qui, lui, doit son surnom de « Bambalio » à son élocution hésitante et à son air abruti d’après Cicéron, Phil. 3, 16).