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L’ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue le 12 février 2016 à l’université Lyon 2 sous la direction de M. Poux et S. Mauné, s’inscrit dans la série des travaux emblématiques sur les colonies romaines de Béziers[1] et Narbonne[2], et dans la continuité directe de la récente synthèse de F. Favory[3] sur le Tricastin voisin. Il ne totalise pas moins de 683 pages, dont 559 figures et 899 notes de bas de page, auxquelles s’ajoutent des annexes téléchargeables sur le site des Éditions Mergoil. La qualité de la présentation est impeccable, même si cet imposant volume aurait mérité une relecture plus soignée, afin d’éliminer de nombreuses coquilles et redondances, et faciliter la circulation entre le texte et les illustrations.

Préfacé par F. Favory, l’ouvrage se compose d’une introduction suivie de trois parties, d’une brève conclusion et d’une copieuse bibliographie. La première partie (p. 11-76) présente successivement le cadre géographique et historique, l’état des recherches sur les campagnes gallo‑romaines, l’état des données sur les campagnes de la colonie romaine de Valence (territoire, paysage, centuriations, voies de communication, occupation du sol, faciès mobilier), la problématique et la méthodologie d’acquisition et de traitement des données (dépouillement bibliographique, prospections au sol, traitement des artefacts, datation, présentation des résultats). La deuxième partie (p. 77-354), de loin la plus volumineuse, est constituée par le corpus des établissements ruraux de la cité de Valence. Elle rassemble 406 fiches de sites classées par commune et présentées selon une trame normalisée. La troisième partie (p. 357-607) regroupe l’analyse et la synthèse des données.

L’espace étudié, qui couvre l’ensemble de la civitas de Valence, s’étend sur 2700 km2, au sud du vaste territoire de la colonie de Vienne et au nord des cités des Helviens et des Tricastins. C’est l’un des rares territoires coloniaux où les vestiges de la centuriation sont indiscutables, du fait d’un état de conservation exceptionnel. Le moment était venu de dresser un bilan sur son peuplement, car la documentation archéologique a été renouvelée par de multiples opérations d’archéologie préventive, dont celles préalables à l’aménagement du TGV Méditerranée, de l’A49, de la déviation de la RN67 ou encore celles conduites à la périphérie de l’agglomération.

La problématique s’imposait d’elle-même : A. Gilles se propose d’analyser les conséquences de la déduction coloniale sur son territoire d’un point de vue économique, social et culturel, en privilégiant deux thèmes de recherche majeurs : l’occupation du sol et la culture matérielle. Sa démarche a donc consisté en un bilan exhaustif de la documentation archéologique disponible pour l’ensemble de cet espace, à l’exception de celle relative à la ville antique de Valence elle‑même. Son objectif initial étant de fournir une synthèse à l’échelle de la cité, l’auteur adopte deux partis pris : celui de raisonner sur les secteurs géographiques les mieux documentés et celui d’accorder une attention particulière au mobilier (dont le corpus se compose de 66 ensembles de référence correspondant à plus de 50 000 fragments, soit près de 7000 individus).

Quel bilan tirer de la lecture de cet ouvrage ? Une première série de remarques, d’ordre épistémologique, soulignera la difficulté d’appréhender un territoire aussi vaste que celui d’une cité dans sa globalité. A. Gilles est bien conscient du problème, qui réside dans le caractère très hétérogène et lacunaire de sa documentation archéologique. Il rappelle que, si près de la moitié de son corpus se localise à moins de 15 km de Valence, c’est là fondamentalement un effet de source lié à l’état de la recherche, lui-même étroitement conditionné par l’histoire contemporaine du développement urbain, routier, ferroviaire et industriel. Le déséquilibre de la documentation est avant tout spatial : certains secteurs comme la plaine de Valence, la rive droite du Rhône, la marge orientale du territoire ou la vallée de l’Ouvèze sont mieux documentés que d’autres, au premier chef desquels les massifs ardéchois constituant la marge occidentale du territoire. Or, malgré les déclarations d’intention de l’auteur, il manque une analyse critique approfondie (que seul un SIG aurait permis de réaliser) des différents biais documentaires, notamment sous une forme cartographique, sur le modèle de ce qui a été fait récemment par A. Nüsslein[4].

À cette première limite s’ajoute la qualité très disparate des données disponibles pour les sites connus, ce qui réduit considérablement le corpus des établissements suffisamment bien caractérisés pour entrer dans une analyse des formes et des dynamiques de l’habitat. On sent bien que l’auteur privilégie, par force mais aussi par goût, l’analyse du mobilier et de la culture matérielle sur celle de l’occupation du sol. En témoigne le fait qu’il ne donne aucune indication concrète sur les prospections réalisées (localisation, surfaces couvertes, résultats). De même, l’interprétation des sites est insuffisamment argumentée, sans parler de la procédure de classification qui a conduit à leur typologie. Ce sont là des oublis difficilement compréhensibles dans un travail portant sur les formes de l’habitat et les dynamiques du peuplement, surtout lorsqu’il est fait si fréquemment référence aux travaux basés sur des prospections systématiques conduits dans le cadre du programme Archaeomedes dès le début des années 1990. Il en résulte que, pour ce qui concerne l’occupation du sol, le discours, souvent très général ou au contraire très descriptif, laisse un peu le lecteur sur sa faim, peinant à dégager tendances et spécificités. L’auteur, dont la lucidité et l’honnêteté intellectuelle ne sont jamais prises en défaut, se heurte fondamentalement à l’impossibilité d’appréhender un système de peuplement dont il ne peut entrevoir que des fragments isolés.

L’un de ses objectifs principaux était d’identifier les vétérans et les Italiens établis sur le territoire colonial suite à la déduction des années 46-36 av. J.-C. Avec beaucoup de perspicacité, il aborde le problème sous différents angles. Du point de vue de l’occupation du sol, il porte une attention particulière aux ruptures et aux continuités avec la période précoloniale, en essayant d’évaluer l’ampleur de la restructuration des campagnes. Il se heurte pour cela à plusieurs problèmes. Le premier tient à la difficulté de dater précisément les sites et donc les dynamiques. Le second, à la signification même du phénomène de créations de sites. Il apparaît en effet que plus du tiers des établissements datés (48 sur 139) sont créés dès le deuxième Âge du Fer, principalement entre le milieu du IIe et le milieu du Ier s. av. J.-C., soit avant la déduction de la colonie, ce qui témoigne d’une forte dynamique de développement dont la prise en compte est nécessaire pour comprendre les choix opérés par le pouvoir césaro-triumviral. D’autant que l’occupation de ces établissements se caractérise par une grande pérennité (avec une durée d’occupation médiane de six siècles). La deuxième moitié du Ier s. av. J.-C. et le Ier s. ap. J.-C. ne semblent pas correspondre à un changement dans l’implantation préférentielle des créations. Sur la rive droite du Rhône, dans une zone proche de Valence mais située a priori hors de la pertica, la dynamique de création de sites est mise en relation avec les agglomérations préromaines de Soyons et de Tournon. Les villae sont ici aussi nombreuses que dans la plaine valentinoise, ce qui soulève la question du statut des terres non centuriées. A. Gilles envisage l’hypothèse de vastes terres publiques confisquées aux dépens des indigènes. Quoi qu’il en soit, il a raison de relativiser le poids de l’habitat comme marqueur de l’appropriation et du régime foncier des sols.

L’examen minutieux des relations entre l’habitat et les trames A et B définies par G. Chouquer[5] conforte l’idée d’une relative indépendance des deux ordres de faits. Ce constat est particulièrement vérifié dans le cas de la trame A, pour laquelle G. Chouquer a rejeté l’hypothèse d’une centuriation. Selon M. Christol[6], il pourrait s’agir toutefois d’une centuriation précoloniale qui aurait donné lieu à une limitatio sans divisio ni assignatio. A. Gilles, qui constate très peu de relations entre les sites et les axes, conclut à un parcellaire agricole préromain, qui « démontre une gestion précoce de l’espace rural autour de Valence et une adaptation aux contraintes hydrologiques de ce secteur de la plaine valentinoise » (p. 423‑424). On regrette qu’il n’ait pas davantage approfondi cette question des interactions socio-environnementales, qui a dû jouer un rôle crucial dans la mise en valeur de cette partie de la plaine rhodanienne, J.-F. Berger et J.-L. Brochier[7] ayant montré une discordance totale entre le rythme de l’occupation du sol et les cycles paléoclimatiques et hydrologiques.

La trame B, interprétée comme une centuriation, paraît avoir davantage conditionné les choix d’implantation des sites dans la plaine valentinoise, même si le rapport entre l’assiette des établissements et les structures parcellaires est susceptible de prendre des formes variées. Le cas du site VA.4 (Mauboule-Le Champ du Pont), dont les bâtiments sont orientés sur une voie parallèle à un cardo de la centuriation B, est de ce point de vue particulièrement intéressant, d’autant que son organisation « polynucléaire » et les indices de la présence d’un vétéran ne sont pas sans poser question.

Le deuxième angle d’attaque consistait à rechercher les traces laissées par les colons d’origine italienne, notamment à travers l’examen minutieux du mobilier susceptible de marquer leur présence ou du moins une évolution significative des modes de vie. Le bilan est en fin de compte assez maigre, deux vétérans seulement étant identifiés, l’un à Valence même, rue d’Arménie (par une bouterolle de fourreau de gladius), l’autre sur le site VA.4 qui vient d’être évoqué (possible applique circulaire de cingulum et bouton à anneau de suspension de gladius). Si quelques rares objets peuvent suggérer la présence d’Italiens ici ou là (fibules, curseur de balance en forme d’amphore), il s’avère impossible dans la plupart des cas de distinguer à partir des vestiges matériels (notamment le mobilier céramique et les techniques de construction) un apport de population exogène d’une acculturation des populations indigènes, elle-même susceptible de résulter soit d’une influence directe d’Italiens, soit d’un mouvement plus général d’intégration dans la romanité. Si l’épigraphie montre indéniablement l’apport d’une population italienne, issue ou non de l’armée, dotée de gentilices typiquement italiens, il faut admettre que l’angle d’attaque offert aux archéologues par l’examen des realia ne permet d’atteindre que de manière très indirecte, et donc le plus souvent ambiguë, la question de l’identité et du statut des individus.

A. Gilles parvient à esquisser l’image d’une région aux dynamiques territoriales contrastées, renvoyant non pas à un mais à plusieurs modes de développement. Il est dommage qu’il n’ait pas davantage exploité, dans l’analyse des différentes trajectoires microrégionales, le modèle de développement formalisé par C. Raynaud[8]. De fait, si une rétraction du nombre d’établissements ruraux est observée dès la période 4 (150-350) dans la plaine de Valence, sur la rive gauche du Rhône et dans les vallées de l’Isère et de l’Ouvèze, ce mouvement apparaît plus tardif sur la rive droite du Rhône et sur la marge nord-orientale du territoire. Trois types de trajectoire de développement peuvent être ainsi individualisés du point de vue chronologique : le premier se caractérise par une augmentation précoce et rapide du nombre d’établissements ruraux durant les périodes 1 et 2 (IIe s. av. J.-C.-début Ier s. ap. J.-C.), une acmé durant les périodes 3 et 4 (Ier-IVe s.) et une décrue démarrant dès la période 4 (milieu IIe-milieu IVe s.) et s’accentuant, après un palier, durant la période 6 (milieu Ve-VIe s.) ; ce mode concerne la plaine de Valence, la rive gauche du Rhône et les vallées de l’Isère et de l’Ouvèze ;  le second type de trajectoire, observé sur la rive droite du Rhône, se caractérise par un démarrage et un développement plus progressifs, s’effectuant par paliers successifs au cours des périodes 1, 2 et 3 (IIe s. av. J.-C.-milieu IIe s. ap. J.-C.), avec une acmé plus tardive durant les périodes 4 et 5 (milieu IIe-IVe s.), la décrue s’amorçant durant la période 5 et s’accentuant à la charnière des périodes 5 et 6 (Ve-VIe s.) ;  le troisième type de trajectoire, mis en évidence sur la marge nord‑orientale du territoire de la cité, se caractérise par un développement encore plus progressif et tardif, puisque dans ce cas l’augmentation du nombre d’établissements s’opère lentement et par paliers tout au long des périodes 1 à 5 (IIe s. av. J.-C.-milieu Ve s. ap. J.‑C.), avant une brusque décrue durant la période 6 (milieu Ve‑VIe s.). Par sa précocité et sa rapidité, le premier type de trajectoire n’est pas sans évoquer la croissance de mode A mise en lumière par C. Raynaud (1996) dans les Alpilles, le Comtat, le Beaucairois et l’Uzège. Mais du fait de son étalement relatif dans la durée et de sa stabilité supérieure, il s’apparente également au mode B. Quant aux deux autres types de trajectoires, ils se distinguent très nettement des deux modes de développement en question, le second étant assez proche de celui observé dans la plaine de la Limagne[9]. Le travail d’A. Gilles fournit ainsi de nouveaux éléments pour réfléchir à la diversité des modes de développement. De ce point de vue, on regrettera que la ville de Valence soit la grande absente de cet ouvrage. Il est clair que, toute colonie romaine qu’elle fût, Valence n’est ni Lyon, ni Vienne, ni Arles, et que, dans ces processus de développement régional, où les interactions villes-campagnes ont joué un rôle essentiel, les dimensions des centres urbains ont constitué un paramètre de premier ordre.

À l’impossible nul n’est tenu bien sûr. On saura gré à A. Gilles d’avoir publié sa thèse dans de si brefs délais. Il met à la disposition de la communauté scientifique une matière abondante, mais aussi de riches réflexions qui, espérons-le, constitueront autant de pistes de recherche pour ce jeune chercheur.

Frédéric Trément, Centre d’Histoire « Espaces et Cultures », CHEC – EA 1001, Université Clermont Auvergne

[1]. M. Clavel-Lévêque, Béziers et son territoire dans l’Antiquité, Paris 1970.

[2]. M. Gayraud, Narbonne antique des origines à la fin du IIIe siècle, Paris 1981.

[3]. F. Favory, Le Tricastin romain : évolution d’un paysage centurié (Drôme, Vaucluse), Lyon 2017.

[4].  A. Nüsslein, Les campagnes entre Moselle et Rhin dans l’Antiquité. Analyse comparative des dynamiques spatiales et temporelles du peuplement de quatre micro-régions du Ier s. avant J.-C. au Ve s. après J.-C., Thèse de doctorat, Université de Strasbourg 2016.

[5]. G. Chouquer, « Archéogéographie des planimétries et des centuriations de la plaine de Valence », dans J. Planchon, P. Conjard-Réthoré, M. Bois dir., La Drôme, Paris 2010, CAG 26, p. 97‑112.

[6]. M. Christol, Une histoire provinciale. La Gaule Narbonnaise de la fin du IIe s. av. J.-C. au IIIe s. ap. J.-C., Paris 2010.

[7]. J.-F. Berger, J.-L. Brochier, « Paysages et climats en moyenne vallée du Rhône : apports de la géoarchéologie » dans O. Maufras dir., Habitats, nécropoles et paysages dans la moyenne et la basse vallée du Rhône (VIIe-XVe s.) : contribution des travaux du TGV-Méditerranée à l’étude des sociétés rurales médiévales, Paris 2006, p. 164-208.

[8]. C. Raynaud, « Les campagnes rhodaniennes : quelle crise ? » dans J.-L. Fiches dir., Le IIIe siècle en Gaule Narbonnaise. Données régionales sur la crise de l’Empire, Antibes 1996, p. 189-212.

[9]. F. Trément, « Chapitre 6. La Limagne des Marais : dynamique des paysages et du peuplement » dans F. Trément dir., « Les Arvernes et leurs voisins du Massif Central à l’époque romaine. Une archéologie du développement des territoires. Tome 1. », Revue d’Auvergne 124-125, n° 600-601, p. 215-296.