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Après le livre d’Henri Fernoux sur les notables de Bithynie[1] puis celui de François Kirbihler sur « l’intégration croisée » des Grecs et des Italiens à Éphèse[2], une monographie consacrée aux élites de Pergame est une entreprise bienvenue, dans le contexte d’un renouvellement de l’histoire sociale et institutionnelle des cités grecques sous la domination romaine. L’ouvrage est lui aussi une version réduite et révisée d’une thèse de doctorat, soutenue en 2013 à l’université de Nantes sous la direction d’Éric Guerber (auteur d’une courte préface). Se fondant avant tout sur le corpus épigraphique de Pergame (environ 4000 inscriptions), mobilisant ponctuellement les sources littéraires et archéologiques (beaucoup plus rarement les sources numismatiques), l’auteur entend interroger les conclusions de Helmut Halfmann dans son étude comparée de l’urbanisme à Éphèse et à Pergame[3] : les élites pergaméniennes sont-elles plus riches et plus conservatrices qu’ailleurs ? quel rôle a joué l’héritage attalide dans la construction de leur identité ? et comment se sont-elles adaptées à la réalité du pouvoir romain ?

Le premier chapitre, intitulé « Les grandes phases de l’intégration des notables », suit une trame chronologique et propose en réalité une brève synthèse de l’histoire de Pergame, depuis le testament d’Attale III en 133 av. J.-C. jusqu’aux années 260 ap. J.-C. Le deuxième chapitre, « Notables et fonctions publiques », décrit les principales institutions de la cité – magistratures et liturgies, Conseil, Assemblée, gérousie – en tentant d’évaluer le rôle qu’y jouent les notables. Il évoque également leurs relations avec le proconsul, ainsi que le milieu lettré attiré par le sanctuaire d’Asclépios. Le troisième chapitre, « Notables et évergétisme », étudie les diverses formes de bienfaits attestés à Pergame (constructions et ambassades, essentiellement), l’identité des bienfaiteurs et l’origine de leur fortune (qui reste largement fondée sur la propriété foncière). Enfin, le quatrième et dernier chapitre, « Faciès social et identité civique des notables », examine tour à tour l’accès des Pergaméniens à la citoyenneté romaine et aux ordres romains, le rôle de certains cultes (Asclépios, Athéna Nikèphoros, Dionysos Kathègémôn) pour maintenir vivante la mémoire des Attalides tout en intégrant le culte de l’empereur, les titres honorifiques accordés à une étroite élite, les liens de quelques grandes familles de Pergame avec l’aristocratie galate et, pour finir, la (faible) présence italienne dans la cité. Les annexes, importantes au regard du volume (66 pages d’annexes pour 250 pages de texte) comprennent un choix de 9 inscriptions traduites (dont on ne comprend pas vraiment pourquoi elles ont été sélectionnées de préférence à d’autres), une « liste de citoyennes et citoyens de Pergame », qui distingue les pérégrins et les citoyens romains, une prosopographie des sénateurs et chevaliers pergaméniens (sous la forme de 29 notices rappelant les sources relatives au personnage, sa carrière et sa parenté), ainsi que 8 très belles photographies de pierres gravées.

Dans ses conclusions, l’auteur souligne que « seule la plus haute strate des notables » est visible dans les inscriptions. Cette étroite élite, composée de familles déjà influentes à l’époque royale, propriétaire de très grands domaines fonciers, domine la vie publique et monopolise les honneurs. Malgré son attachement au passé attalide, elle a su faire preuve d’une forte capacité d’adaptation au nouvel ordre romain, en particulier dans le domaine des cultes, et son conservatisme doit donc être relativisé. Quant à la « position monarchique » occupée, selon Halfmann, par trois grands personnages – Diodôros Pasparos et Mithridate de Pergame au Ier s. av. J.-C. et le sénateur C. Antius Aulus Iulius Quadratus sous le règne de Trajan –, l’auteur en réduit également la singularité : d’autres cités ont elles aussi élevé, ponctuellement, un citoyen très au-dessus des autres, reconnaissant ainsi son influence exceptionnelle, sans pour autant mettre un terme à la compétition permanente entre membres de l’élite.

La volonté de comparer la situation pergaménienne avec celle d’autres cités – et en particulier avec Éphèse – est une des qualités de l’ouvrage, qui permet de dégager quelques oppositions intéressantes. Ainsi, en-dehors des prêtresses d’Athéna, qui jouissent d’un très grand prestige et sont honorées de statues dans le sanctuaire, les femmes sont très peu visibles dans la sphère publique et occupent très rarement des magistratures et des liturgies (6 cas recensés seulement), alors qu’à Éphèse, elles forment près d’un tiers des prytanes attestés entre 160 et 250 ap. J.-C.[4]

La très faible présence d’affranchis et, plus généralement, de notables de second rang ou, pourrait-on dire, de « nouveaux riches » dans les inscriptions de Pergame contraste également avec le milieu plus ouvert et plus mixte de la capitale de la province. Enfin, la quasi‑inexistence d’une documentation épigraphique en latin, tout comme la difficulté à identifier des familles d’origine italienne, suggère que la communauté des Rômaioi, pourtant attestée à l’époque républicaine, n’a pas réussi à s’intégrer aux cercles dirigeants de la cité. Là encore, on est frappé par le contraste avec Éphèse, déjà mis en lumière par Halfmann et confirmé par l’étude récente de Kirbihler, qui montre que des Italiens et des affranchis accèdent aux magistratures éphésiennes dès le Ier s. ap. J.-C.

Sur d’autres aspects, l’ouvrage prête davantage le flanc à la critique. Un premier problème est celui de la définition du groupe social étudié. Si l’auteur propose en introduction (p. 28) de distinguer entre les notables (dont la position sociale de premier plan vaut surtout à l’échelle de la cité, d’un point de vue local voire régional) et les élites (qui ont été distinguées par Rome pour accéder à une position encore supérieure), il revient très peu ensuite sur cette distinction et surtout ne cherche pas à en éprouver la validité. En particulier, l’impact de la citoyenneté romaine sur la hiérarchie sociale interne à Pergame n’est pas précisément évalué. L’auteur affirme (p. 199) qu’entre Trajan et Hadrien, « la totalité des charges les plus prestigieuses de la cité fut endossée par des citoyens romains », mais on aimerait en avoir une démonstration détaillée. De quelles charges parle-t-on exactement ? Les pérégrins disparaissent-ils totalement dans l’ensemble des magistratures, prêtrises et liturgies, ou forment-ils une minorité, et dans ce cas, dans quelle proportion et pour exercer quelles fonctions ? Les annexes ne sont d’aucune aide pour qui cherche la réponse à ces questions. La « liste de citoyennes et citoyens » est certes classée selon le critère de la citoyenneté romaine (pérégrins, citoyens romains porteurs de gentilices non impériaux, puis porteurs de gentilices impériaux), mais l’absence de numérotation (on ne sait pas quel est le nombre total de personnes dans chaque catégorie) et le choix de l’ordre alphabétique empêchent toute vue d’ensemble. Par ailleurs, on ne comprend pas sur quels critères ont été sélectionnés les personnages figurant dans cette liste. Certains ne sont connus que par une dédicace très simple à Asclépios (comme Agathopous, dans AvP VIII 3, 108) et ne sauraient être définis comme des notables, encore moins comme des élites. La liste, malgré son intitulé, ne semble pas non plus avoir pour ambition de donner l’intégralité des individus épigraphiquement attestés à Pergame à l’époque romaine : ainsi Artémidôros, uniquement connu par l’épitaphe AvP VIII 2, 586, figure dans la liste, mais pas son épouse Trophimè – pas plus que des dizaines d’autres défunts attestés par des textes funéraires. L’objectif de cette annexe est donc loin d’être clair. Des listes ou des tableaux réunissant l’ensemble des titulaires d’une magistrature ou d’une liturgie précise auraient été bien plus utiles.

Plus généralement, dans l’étude des fonctions publiques, l’absence quasi-totale d’éléments chiffrés limite souvent la portée de la démonstration. L’auteur procède presque toujours en développant deux ou trois exemples, à partir desquels il tire des conclusions générales, qui semblent parfois excessives voire injustifiées. Ainsi, il entend démontrer la « concentration des gymnasiarchies entre les mains de quelques notables » (p. 92-95) en se fondant uniquement sur trois cas : deux hommes et une femme, tous citoyens romains, ont assuré la gymnasiarchie dans tous les gymnases de Pergame (6 sous Auguste, 7 à partir d’Hadrien). Sur l’ensemble de la période, cela semble peu et on aimerait savoir combien de gymnasiarques sont connus en tout. Plus loin, on apprend que « jusqu’au règne d’Auguste, on compte vingt-six statues honorifiques érigées dans le gymnase, dont bon nombre pour des gymnasiarques » (p. 172). Mais qu’en est-il à l’époque impériale ? Les trois exemples cités dans le développement sur la gymnasiarchie sont-ils les seuls qui nous soient parvenus ? Si tel est le cas, il serait imprudent d’en déduire que la gymnasiarchie était toujours exercée par un même individu dans l’ensemble des gymnases de la ville. Cela suggère plutôt qu’une telle « concentration » était exceptionnelle et méritait à ce titre d’être signalée. Le même défaut de raisonnement se fait sentir de manière plus aiguë au sujet de la charge d’agoranome (p. 96-98). L’auteur signale d’abord que cette charge apparaît rarement dans les sources épigraphiques et en déduit qu’elle comportait un moindre prestige que la prytanie ou la stratégie. Après quoi, en se fondant sur deux exemples d’agoranomes qui ont également exercé la prytanie ou la stratégie, il considère que « des grands notables assumaient régulièrement l’agoranomie à Pergame ». Cette conclusion paraît pour le moins contestable. Dans la mesure où la charge d’agoranome est très probablement annuelle, le fait qu’elle ne soit que rarement mentionnée dans les inscriptions, et plutôt pour des titulaires qui ont cumulé d’autres fonctions, apparaît bien au contraire comme l’indice d’une ouverture de cette charge au-delà du cercle restreint des grands notables, qui ne pouvaient ni ne souhaitaient sans doute la monopoliser. On se heurte là aux difficultés d’interprétation de la documentation épigraphique : la visibilité donnée par les inscriptions dans l’espace public est peut-être réservée, à Pergame, à une minorité d’individus très riches, mais cela ne signifie pas – comme le fait d’ailleurs remarquer l’auteur p. 243 – que les autres citoyens étaient absents de la vie publique.

Si la thèse d’un strict monopole des élites sur les fonctions publiques apparaît insuffisamment étayée (faute d’une présentation exhaustive des sources), l’idée générale d’une forte fermeture des milieux dirigeants de Pergame et du poids de l’héritage attalide est en revanche convaincante. Malgré des témoignages là encore peu nombreux, l’attachement aux cultes liés à la dynastie – en particulier celui de Dionysos Kathègémôn – semble réel et durable. L’étude de la famille des Quadrati, liée à celle des Severi d’Ancyre et possédant des domaines fonciers en Lycaonie et en Lydie, donne un bon exemple d’une élite supra-civique, descendant des rois et intégrant l’ordre sénatorial, tout en assumant un rôle de premier plan dans sa patrie. La question de savoir dans quelle mesure une telle famille est représentative du milieu des notables pergaméniens reste difficile à trancher. Divers éléments – tels que le faible nombre de chevaliers ou la rareté des titres honorifiques, accordés avec parcimonie au sein d’un répertoire restreint en partie hérité de l’époque royale[5] – pourraient cependant confirmer, d’une part, l’existence de quelques très grandes familles dominant nettement les autres et, d’autre part, l’absence d’un vivier de moyens ou petits notables suffisamment dynamique pour avoir laissé une trace dans notre documentation.

En résumé, si l’on peut regretter que la matière de la thèse de doctorat (impliquant l’étude exhaustive et systématique des sources) se soit un peu évaporée dans le passage au format du livre, on saura gré à l’auteur d’avoir mis à la disposition de la communauté scientifique une synthèse sur l’histoire de Pergame après la chute de la royauté, ainsi que d’avoir ouvert des pistes pour alimenter le débat sur l’évolution oligarchique des sociétés civiques à l’époque romaine.

Anna Heller, Université de Tours – CeTHiS (EA 6298)

[1]. H.-L. Fernoux, Notables et élites des cités de Bithynie aux époques hellénistique et romaine (IIIe s. av. J.-C. – IIIe s. ap. J.C.). Essai d’histoire sociale, Lyon 2004.

[2]. Fr. Kirbihler, Des Grecs et des Italiens à Éphèse. Histoire d’une intégration croisée (133 a.C.-48 p.C.), Bordeaux 2016.

[3]. H. Halfmann, Éphèse et Pergame. Urbanisme et commanditaires en Asie Mineure romaine, Bordeaux 2004 [2001 pour la publication en allemand].

[4]. Fr. Kirbihler, « Le rôle public des femmes à Éphèse à l’époque impériale. Les femmes magistrats et liturges (Ier s.-IIIe s. apr. J.-C.) » dans Fr. Briquel-Chatonnet et al. éd., Femmes, cultures et sociétés dans les civilisations méditerranéennes et procheorientales de l’Antiquité, Paris 2009, p. 67‑92.

[5]. En particulier les titres d’évergète et fondateur. En revanche le mot « héros », systématiquement considéré par l’auteur comme un titre honorifique (p. 225-228), n’a souvent que le sens faible de « défunt ». C’est ainsi le cas dans AvP VIII 3, 134, qui est un autel funéraire, ou AM 32 (1937), p. 333-335, n° 65, qui honore à titre posthume le fils d’un gymnasiarque et grand-prêtre d’Asie.