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Ces scripta uaria issus de l’œuvre de Marie‑Thérèse Raepsaet-Charlier sont le résultat d’une sélection opérée par ses élèves et collègues, dont la cheville ouvrière est Anthony Álvarez Melero. Si l’ouvrage participe d’une volonté de diffuser au mieux les travaux nombreux et importants de cette historienne, pionnière des études sur les femmes de l’aristocratie romaine et spécialiste reconnue de prosopographie et d’épigraphie latines, un choix a été effectué parmi les 96 articles publiés depuis 1973. De cette abondante production ont été extraits les travaux ayant trait aux femmes des couches supérieures, thématique constituant le principal fil rouge de l’œuvre de l’auteure. La question de la situation sociale des femmes des ordres équestre et sénatorial sous l’Empire, celle de leur place dans la sphère religieuse ou plus largement dans la cité, celle des alliances matrimoniales qui structuraient les réseaux d’influence aristocratiques, mais aussi la question de leur insertion dans l’économie antique, par le biais notamment de l’évergétisme, jalonnent ainsi les contributions rassemblées dans Clarissima femina.

Le présent volume rassemble 14 articles, qui prennent la forme d’analyses spécifiques sur un seul document ou sur un corpus documentaire, d’études thématiques sur des questions aussi variées que l’appartenance des femmes à l’ordre sénatorial ou le divorce des clarissimes, mais il comporte aussi des synthèses plus larges qui se sont imposées comme des références dans l’historiographie de l’Empire romain, parmi lesquelles figurent en bonne place l’étude des sacerdoces des femmes sénatoriales, mais aussi l’analyse des activités publiques des femmes de l’ordre sénatorial et de l’ordre équestre sous le Haut-Empire. Chacune de ces études est enrichie de précieuses notes complémentaires, occasions d’une mise à jour bibliographique, mais aussi de synthèses historiographiques sur des questions aussi débattues que les mesures impériales encadrant le mariage des femmes clarissimes, ou encore l’évolution de la composition de l’ordre sénatorial. Ces appendices visent parfois à tempérer des conclusions avancées plusieurs décennies auparavant, en tenant par exemple compte des nuances apportées à la thèse d’un effondrement de la société romaine au IIIe s. (p. 43). Ils permettent également de maintenir des positions que de nouvelles découvertes documentaires sont venues confirmer, ainsi dans la controverse opposant Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier à André Chastagnol autour de la question de la datation de la législation impériale sur le mariage des clarissimae (p. 17‑20). Ainsi livrés à la sagacité du lecteur, ces compléments sont autant de témoignages de la rigueur intellectuelle de l’historienne. Par ailleurs, le volume est utilement complété par la bibliographie exhaustive de cette dernière, ainsi que par une bibliographie générale et des indices (sources, noms de personnes, noms de lieux, provinces et cités, matières). Il ne saurait ici être question de résumer les riches contributions qui composent l’ouvrage, ni d’adopter une posture critique vis-à-vis d’articles dont la première publication, dans des revues ou ouvrages de référence, a déjà fait l’objet d’un jugement de la part des pairs de Marie-Thérèse Raepsaet‑Charlier. Il s’agira davantage de présenter les principales thématiques mises en exergue, afin de souligner la spécificité du parcours de l’historienne et de rappeler l’importance de son apport à l’histoire sociale du Haut-Empire, auxquels ces scripta uaria entendent rendre un digne hommage.

Les articles rassemblés dans Clarissima femina s’appuient sur une connaissance approfondie de la documentation antique, notamment épigraphique, mise en œuvre par le biais de la méthode prosopographique. Le recours à cette méthode n’empêche d’ailleurs pas l’historienne d’en percevoir les limites : elle met par exemple en cause sa validité pour saisir la fréquence des divorces au sein de l’élite sénatoriale du Haut-Empire (p. 107). Ce tropisme prosopographique est toutefois particulièrement visible à travers une étude telle que celle que l’auteure consacre spécifiquement à « Cornelia Cet(h)egilla », clarissime du IIe s. L’analyse d’un autel inscrit, découvert à Tellene près de Rome (aujourd’hui Falcognana di sopra), permet non seulement une reconstitution minutieuse des stemmata de familles de l’aristocratie romaine qui y sont mentionnées, mais aussi une identification nouvelle de la dédicataire de l’inscription, issue d’une famille illustre, consulaire et patricienne, au moins par adoption. Elle offre également une illustration concrète du facteur de promotion que constituait le mariage à l’intérieur même de l’ordo senatorius, ainsi que des pratiques onomastiques qui lui étaient propres, en fonction de considérations de prestige entre les différentes lignées. C’est de nouveau l’analyse prosopographique qui, dans un travail de portée plus générale centré sur les « Femmes sénatoriales des IIe et IIIe siècles dans l’Histoire Auguste », permet à Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier de se positionner dans le débat qui l’oppose aux tenants d’une analyse hypercritique de cette œuvre, et de montrer sa valeur comme source pour l’histoire des femmes.

Au-delà de l’image stéréotypée d’une femme éternelle mineure, bonne mère et bonne épouse réservée et pudique, cantonnée à la sphère privée, dans laquelle les discours, masculins pour l’essentiel, l’enferment (p. 242), les travaux rassemblés dans Clarissima femina dessinent un tableau nuancé, qui souligne le rôle central qu’elle jouait dans la vie officielle et publique (p. 286-287). Certes, en droit, les femmes étaient écartées de toutes les fonctions civiques et publiques, ainsi que le réaffirme Ulpien dans le Digeste (50.17.2 pr.). De même, les honneurs qui leur étaient réservés n’évoquent le plus souvent que leur pudicitia, leur castitas ou leur probitas, beaucoup plus rarement leurs mérites ou actions concrètes. Étudiant ainsi les « Épouses et familles de magistrats dans les provinces romaines aux deux premiers siècles de l’Empire », Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier démontre que femmes et familles accompagnaient souvent les sénateurs en charge dans les provinces de l’Empire, indépendamment du danger et des conditions (parfois rudimentaires) de confort. Cependant, le rôle que ces femmes pouvaient jouer sur place reste, en l’absence de documentation épigraphique suffisante, mal connu : la plupart des documents qui attestent la présence des épouses et enfants de promagistrats ou de légats propréteurs dans les provinces sont des dédicaces officielles ou militaires, qui visent sans doute à honorer le gouverneur par l’entremise de son épouse. Alors que les cas de concussion ou d’inconduite féminine demeurèrent rares, les femmes agissaient « pour autant que l’on puisse en juger, essentiellement en complément de la fonction masculine qui les appelle à cet endroit » (p. 285), de sorte que leurs responsabilités ou initiatives paraissent avoir été des plus limitées. Dans le domaine religieux toutefois, leurs fonctions officielles, exercées au nom du peuple romain (publice), se révèlent cruciales. La méthode prosopographique trouve une application féconde dans l’étude consacrée à « l’origine sociale des Vestales ». Ce sacerdoce ne fut jamais en droit réservé à des femmes membres de l’ordo senatorius ; pour autant, du fait de son prestige et des prérogatives qui y étaient attachées, il était fort prisé par la nobilitas, et notamment par le patriciat, qui en fournit la moitié des effectifs. Selon Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier, les couches supérieures de la société tendirent dès la période républicaine à se réserver ce sacerdoce afin d’y placer leurs filles. Élargissant la focale dans sa recherche consacrée aux « sacerdoces des femmes sénatoriales sous le Haut-Empire », l’historienne met en évidence la différence de statut qui distinguait les Vestales des autres grandes prêtresses publiques féminines sénatoriales, sur lesquelles nos connaissances sont bien plus fragmentaires, telles les flaminiques majeures et la regina sacrorum. Il s’agissait en effet de prêtresses en couple : ainsi le couple flaminal constituait‑il « une unité inséparable, investie en tant que telle de la fonction sacerdotale » (p. 224) dans laquelle l’élément masculin prévalait. Tel n’était pas le cas des sacerdoces féminins locaux ou provinciaux, souvent liés au culte impérial en Occident, qui impliquaient un grand nombre de femmes équestres et, plus rarement, des matrones de l’ordre sénatorial. Pour Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier, ces fonctions religieuses pouvaient certes être exercées sous la pression masculine, dans le but de perpétuer le prestige familial et/ou d’accomplir un devoir civique. Il est toutefois indéniable qu’elles offraient aux femmes de l’aristocratie une certaine visibilité, et constituaient, au moins dans certains cas, une manifestation de leur autonomie.

Outre ces prêtrises, d’autres activités qu’exerçaient les femmes de l’aristocratie sénatoriale ou équestre se déroulaient « en public » et concernaient l’ensemble de la communauté : l’historienne leur consacre une étude de synthèse, intitulée « Les activités publiques des femmes sénatoriales et équestres sous le Haut-Empire romain ». Le champ du religieux demeure central, en particulier à travers le rôle joué par les femmes dans les liturgies publiques. Qu’elles concernent la cité toute entière, comme les Jeux Séculaires, ou bien les seules matrones, tel le culte de Bona Dea, ces fêtes religieuses offraient aux femmes « des occasions licites d’agir seules hors de l’intimité de la domus » (p. 255). Ce n’était cependant pas les seules, puisque les femmes de l’aristocratie pouvaient également se manifester en public par leur fortune. L’article consacré à « L’activité évergétique des femmes clarissimes sous le Haut-Empire » permet à l’auteure d’en considérer les attestations épigraphiques, concentrées pour l’essentiel en Italie, en Afrique et en Asie Mineure. Ces femmes évergètes agissaient seules, se livrant à la construction d’édifices coûteux, particulièrement dans leur ville d’origine, ou dans celle de leur mari ou de leur mère, attestant la persistance de liens étroits avec leur origo. L’historienne met en évidence dans ce cadre la spécificité de l’Asie Mineure, où le prestige familial et personnel autant que la fortune permettaient à certaines de ces femmes d’endosser magistratures et liturgies au niveau civique. Ces charges coûteuses leur assuraient une visibilité indéniable, même si elles pouvaient être purement honorifiques. Plus exceptionnellement, certaines clarissimes agirent comme patronae ciuitatis. Émerge ainsi de l’ouvrage une vision plus nuancée du rôle public joué par certaines femmes de l’aristocratie romaine. Exclues des cortèges triomphaux, généralement tenues à l’écart de la scène de la justice, cantonnées aux alcôves dans le domaine politique, les femmes voyaient leurs activités circonscrites. Pour autant, cela n’empêchait pas qu’elles manifestassent parfois une véritable volonté de s’affirmer et de s’accomplir personnellement dans la vie publique et la société locales.

Un autre apport majeur de l’œuvre de Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier est de faire apparaître le rôle des femmes dans la stratification et la mobilité sociales sous le Haut-Empire. À la suite de Claude Nicolet, l’historienne considère la société romaine comme « une société dont la structure dominante est celle des ordres » (p. 21). Cela transparaît dès le premier article de l’ouvrage, intitulé « Clarissima femina » et consacré à la question de la composition de l’aristocratie sénatoriale romaine. En s’appuyant sur une analyse serrée de la tradition liée à la lex Iulia de ordinibus maritandis de 19 a.C., ainsi que sur un examen de la diffusion de titulatures féminines aux deux premiers siècles de l’Empire, l’auteure démontre que seules les filles de sénateurs épousant un sénateur conservaient leur qualité de clarissime après leur mariage. Celles qui se mariaient en dessous de leur condition, en particulier avec des chevaliers romains, en furent formellement exclues à partir du règne de Marc Aurèle, et ce jusqu’au IIIe siècle. Le problème de la définition des critères de différenciation sociale au sein de l’aristocratie romaine est ainsi au cœur des réflexions de Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier qui, dans « Égalités et inégalités dans les couches supérieures de la société romaine sous le Haut-Empire », met en évidence l’existence d’une très forte endogamie sénatoriale ainsi que de préférences et barrières sociologiques au sein même de l’ordre, entre patriciens et plébéiens ou entre les consulaires et les autres sénateurs, confirmant par là les hypothèses naguère formulées par Géza Alföldy. Malgré l’existence de ces critères de distanciation et de stratification, l’élite sénatoriale était mue par une tendance à la mobilité sociale, qui passait notamment par les unions matrimoniales, et plus largement par les liens de parenté. L’un des apports des études rassemblées dans l’ouvrage est d’éclairer la place fondamentale accordée à ces relations contraignantes, dont l’influence sur les carrières et les trajectoires individuelles est bien mise en évidence par le recours à la méthode prosopographique. C’est une telle analyse qui, dans « Matronae equestres. La parenté féminine de l’ordre équestre », permet de lier l’ascension sociale de membres de l’ordre équestre à leur mariage ou à celui des femmes de leur parentèle, y compris latérale. Les familles les plus éminentes de l’ordo equester recherchaient en effet l’alliance avec des membres de l’ordo senatorius, tandis que les chevaliers de petite lignée et/ou de carrière s’alliaient fréquemment avec des familles de la notabilité municipale. Il s’agissait pour ces dernières d’une opportunité de promotion, alors que le lignage équestre pouvait y voir une occasion de renforcer sa prééminence locale, voire provinciale. Même si la mobilité sociale voulue ou acceptée par les sénateurs était faible, elle n’était pas pour autant inexistante.

Le mariage, point focal des travaux de Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier, permettait donc des contacts entre diverses catégories socio‑économiques et juridiques, l’ordre équestre jouant le rôle de « charnière » au croisement des mobilités (p. 207). Avec « Le mariage, indice et facteur de mobilité sociale aux deux premiers siècles de notre ère : l’exemple sénatorial », se donne à voir en effet une évolution dans l’attitude des membres de l’ordo senatorius, patriciens exceptés, ces derniers demeurant toujours soucieux d’éviter toute mésalliance. Au Ier siècle, symptôme d’une distance sociale croissante vis-à-vis du reste de la société romaine, le mariage sénatorial mixte était rare, et de préférence équestre et local. Au IIe s. toutefois (et dans une certaine mesure dès l’époque flavienne), il devint plus fréquent, pouvant concerner des notables locaux italiens ou provinciaux, tandis que le IIIe s. vit l’endogamie sénatoriale se renforcer. Chaque élément de hiérarchie sociale était cependant pris en considération lors de la conclusion de ces alliances : la norme globale était dans chaque cas tempérée par l’intervention de critères multiples tels que la date, la région, le rang social, la nouitas, le point de vue différent de l’époux et de l’épouse, etc. Par ailleurs, dans la mesure où le statut de la femme suivait celui du mari, seul le mariage des filles de familles sénatoriales avec des hommes de rang inférieur (chevalier ou notable local) était envisagé avec une réelle réticence, puisque perçu comme une sorte de déchéance. De fait, la perte de prestige était minime lorsqu’un fils de famille sénatoriale épousait une femme de rang inférieur, ainsi que le démontre l’article consacré à « La vie familiale des élites sous le Haut-Empire romain : le droit et la pratique ». Cette dernière étude permet par ailleurs à Marie-Thérèse Rapsaet-Charlier de se livrer à une analyse du mariage aristocratique déployée sur trois niveaux : juridique, sociologique et pratique. Ainsi que le révèle également l’étude consacrée à « Ordre sénatorial et divorce sous le Haut‑Empire romain : un chapitre de l’histoire des mentalités », la facilité des divorces au sein de l’aristocratie sous le Haut-Empire et les plaintes récurrentes d’auteurs tels que Juvénal, Martial ou Sénèque soulignant complaisamment leur trop grand nombre ne doivent pas obérer le fait que les attestations en demeurent concentrées sous les Julio-Claudiens, et qu’ils résultaient d’impératifs dynastiques, d’intrigues politiques, voire de désordres mentaux. Les divorces connurent en revanche une diminution dès l’époque flavienne et surtout au IIe s., de sorte que la grande majorité des unions semblent avoir été stables, le mariage apparaissant comme une institution respectée sous le Haut-Empire.

Par l’ampleur de vue dont il témoigne et par la rigueur méthodologique et l’érudition sans faille qui transparaissent dans chacune des études qu’il rassemble, ce beau volume reflète bien la trajectoire singulière et pionnière d’une grande historienne de l’Antiquité, ainsi que la profonde cohérence d’une part conséquente de son œuvre scientifique. Bien que suivant une voie à bien des égards distincte des enquêtes sur les logiques de genre propres au contexte romain, elle contribua à donner vie à un pan de la société romaine longtemps considéré comme accessoire. Clarissima femina, en donnant accès à des travaux jusque-là dispersés, constituera à n’en pas douter un instrument précieux pour les spécialistes du Haut-Empire en général, des femmes de l’élite aristocratique romaine et de leur famille en particulier.

Bertrand Augier, École Française de Rome