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Issu d’un dossier d’habilitation à diriger des recherches soutenu à l’École Pratique des Hautes Études en 2017, cet ouvrage s’inscrit dans le vaste projet de publication du corpus épigraphique de Thasos, dont il constitue le volume V. Du point de vue typologique et chronologique, il prend la suite du volume III, publié par Patrice Hamon en 2019 et consacré aux documents publics du IVe siècle a.C. et de l’époque hellénistique. Ainsi que l’auteur le précise dans la brève introduction (p. 1-3), la délimitation entre les deux volumes admet une certaine souplesse : des inscriptions de la fin du IIe ou du début du Ier siècle a.C. ont été incluses dans le volume V lorsqu’elles faisaient partie d’une série cohérente se poursuivant au-delà. Quant à la notion de « document public », elle est définie du point de vue du commanditaire et regroupe les documents gravés à l’initiative d’une autorité publique, qu’il s’agisse des autorités civiques ou romaines. Soulignons d’emblée les difficultés à tracer précisément les contours de cette catégorie : s’il va de soi d’y inclure les édits et lettres des autorités romaines, tout comme les décrets et les inscriptions honorifiques érigées par le peuple ou la cité, les dédicaces gravées par des individus forment un cas de figure plus complexe. Lorsque les individus agissent en tant que prêtres ou magistrats, on peut aisément admettre qu’ils représentent la cité et que leur action a un caractère public. Lorsqu’ils agissent en tant que bienfaiteurs, en-dehors de toute charge officielle, la nature de leur action est plus ambiguë et n’entre pas tout à fait dans la définition donnée en introduction du volume : l’initiative du don comme de la gravure peut alors émaner du donateur, donc d’un simple particulier. Il reste que ces « dédicaces édilitaires » ornent des monuments publics et ont à ce titre leur place dans le volume.

En préambule au corpus proprement dit, l’auteur offre une synthèse sur l’histoire de Thasos, depuis les premiers contacts avec Rome aux lendemains de la 2e guerre de Macédoine (en 196 a.C.) jusqu’au règne de l’empereur Julien (361-363 p.C.), dont la statue érigée par « le peuple des Thasiens » (n° 31) constitue le dernier exemple de document public retrouvé sur l’île. Mobilisant toutes les sources disponibles, cette synthèse rappelle le rôle joué par la cité insulaire dans les campagnes de Rome contre les Thraces, à la fois comme alliée, comme base arrière pour les opérations menées sur le continent et comme centre de frappe monétaire (produisant d’importantes émissions de tétradrachmes d’argent des années 120 aux années 70 a.C.). Lors des guerres qui affectèrent le monde grec au Ier s. a.C., Thasos se rangea résolument aux côtés des Romains contre Mithridate, au prix d’un dur siège et de dommages considérables, ce qui lui valut d’obtenir de Sylla d’importants privilèges, confirmés par un sénatus‑consulte en 80 a.C. Plus tard, le choix de soutenir Brutus et Cassius semble avoir été plus ou moins contraint, et la victoire des Césariens à la bataille de Philippes constitua un tournant dans l’histoire de la cité : Thasos perdit alors des territoires et sans doute son statut de cité libre, qu’elle ne retrouva qu’à partir d’Auguste. À l’époque julio-claudienne, la stabilité retrouvée favorisa une intense activité édilitaire et épigraphique : des travaux de construction ou d’embellissement furent entrepris et la totalité des décrets de l’époque impériale, tout comme une part importante des inscriptions honorifiques et des dédicaces, se concentrent à cette période. Par contraste, l’époque flavienne est faiblement documentée et confirme simplement que la création de la province de Thrace sous Claude donna à Thasos, en la personne du procurateur en charge de cette province, un nouvel interlocuteur privilégié dans ses échanges avec le pouvoir romain. Les époques antonine et sévérienne sont marquées, comme ailleurs dans le monde grec, par un regain de la documentation épigraphique et par quelques programmes édilitaires ambitieux, mais dans l’ensemble, Thasos, malgré son statut privilégié de cité libre, demeura « une cité de moyenne envergure » : elle ne fit partie d’aucun koinon, n’organisa aucun concours de renom, ne connut qu’une faible diffusion de la citoyenneté romaine et, en l’état actuel de nos connaissances, n’envoya aucun de ses citoyens au Sénat (p. XXIX). Au IIIe siècle, plusieurs signes suggèrent un déclin de l’activité sur l’agora, avec un déplacement du centre de gravité de la cité vers un nouveau quartier monumental au sud. À partir des années 330, Thasos bénéficia sans doute du développement de Constantinople et réinvestit partiellement l’espace de l’agora, avant que la pratique épigraphique publique ne disparut complètement dans les années 360.

À la suite de ce panorama historique, l’auteur édite, traduit et commente 103 documents épigraphiques, dont 98 proviennent de Thasos, un pourrait en provenir et 4 autres concernent la cité mais ont été gravés ailleurs. Il faut d’abord saluer la très grande qualité de l’édition, à la fois sur le fond et sur la forme. Le grand format du volume permet d’offrir de belles cartes de la ville de Thasos, de l’agora et de la presqu’île d’Aliki, mais surtout, pour chaque inscription, une ou plusieurs photographie(s) très lisible(s) de la pierre ou, à défaut, de l’estampage, parfois accompagnées de relevés architecturaux. La description très minutieuse des pierres s’ajoute à ces images pour permettre la meilleure compréhension possible du contexte matériel de la gravure. Une date est également proposée pour chaque inscription, et un fort utile appendice sur la paléographie des inscriptions thasiennes d’époque romaine vient étayer ces datations, en retraçant, photographies à l’appui, l’évolution de l’écriture dans l’échantillon étudié. Les appendices comprennent encore un index prosopographique, organisé selon le statut des individus, dont les fonctions et les relations familiales connues sont rappelées (Thasiens portant un nom pérégrin, Thasiens portant un nom romain, étrangers, rois et dynastes thraces, magistrats et promagistrats romains, empereurs et membres de la maison impériale), ainsi que des indices classés thématiquement (ce qui peut provoquer quelques errements : il faut par exemple chercher le titre philopatris dans les institutions thasiennes et non dans les mots grecs).

Sur le fond, le classement typologique des inscriptions est clair et convaincant (avec la réserve indiquée plus haut sur le caractère strictement public des « dédicaces édilitaires de bienfaiteurs »), les commentaires sont informés et précis. Parmi les joyaux du corpus, on peut signaler la lettre de Sylla et le sénatus-consulte consécutif à la première guerre mithridatique (n° 1), qui rappellent en termes poignants les sacrifices consentis par les Thasiens pour défendre la cause romaine, une lettre de l’empereur Claude (n° 4) refusant les honneurs divins et confirmant à la cité un privilège concernant l’exportation de blé (probablement depuis le continent thrace vers l’île, dont les ressources propres devaient être insuffisantes), les décrets en l’honneur de la bienfaitrice Épié (n° 8), qui témoignent de l’implication grandissante des femmes dans la vie publique à la fin de l’époque hellénistique, ou encore le décret en l’honneur d’Euphrillos fils de Satyros (n° 10), grand personnage de l’époque julio-claudienne dont les ancêtres étaient déjà connus à la fin du IVe s. a.C. et auquel la cité accorda un culte héroïque après sa mort. Une série originale est constituée par 14 dédicaces « de périples de magistrats », datée des IIe et IIIe s. p.C. Commémorant le tour de l’île effectué chaque année par les principaux magistrats de la cité, sous la conduite d’un ou plusieurs archontes, ces dédicaces livrent de précieuses informations sur les institutions thasiennes. La plus ample série des inscriptions honorifiques, gravées sur des bases de statue, sort moins de l’ordinaire, mais on peut tout de même y relever deux traits intéressants : le maintien tardif de la formule « le peuple » comme sujet de la transaction honorifique, alors qu’ailleurs dans le monde grec, elle a tendance à être remplacée par « le conseil et le peuple », et la forte proportion de femmes honorées par la cité (12 contre 16 hommes, ce qui est bien plus que dans la plupart des cités d’Asie Mineure – mais la petitesse de l’échantillon invite néanmoins à la prudence).

En conclusion, on ne peut que se réjouir de la parution de ce corpus remarquablement édité, qui vient renforcer notre connaissance de la vie publique des cités à l’époque romaine. Ainsi que le souligne l’avant-propos, il est heureux que des institutions telles que l’École française d’Athènes permettent encore la réalisation de telles entreprises, qui nécessitent un travail de longue haleine incompatible avec les objectifs à court terme valorisés par le système des appels à projet.

 

Anna Heller, Université de Tours

Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 676-678.