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L’ouvrage d’AE s’insère dans la nouvelle collection grand public que l’éditeur C.H. Beck consacre à l’histoire de l’Antiquité. Notons d’emblée que son sous-titre – les légions et l’Empire – doit être précisé, car il peut prêter à confusion. En effet, loin de se limiter aux seules légions, le livre retrace la politique tant intérieure qu’extérieure de l’Empire et dépeint les empereurs qui, plus que tout autre, l’ont incarnée. Ce n’est donc ni un manuel scolaire classique, ni une introduction à l’armée romaine, mais plutôt une histoire des guerres sous le Haut-Empire. La structure du livre trahit l’oscillation entre un pôle politique et un pôle militaire qui, sans être opposés, ne se recoupent pas toujours : sur sept chapitres, deux sont consacrés à l’époque augustéenne. Le premier (I) est un récit de bonne facture décrivant l’établissement progressif du principat jusqu’en 19 a. C. Le second (II) présente la mise en place de l’armée permanente, puis les guerres augustéennes. L’évocation des difficultés financières soulevées par l’instauration d’une armée de métier est l’une des parties les plus intéressantes du livre. Dans la suite, fidèle à sa perspective centrée sur les conflits militaires, AE propose un découpage original qui ne tient pas compte des dynasties régnantes, mais des guerres de l’Empire romain : un chapitre entier (III) est consacré aux Julio-Claudiens, aux Flaviens et aux Antonins jusqu’à Trajan et correspond en quelque sorte à la phase d’expansion post-augustéenne. L’a. insiste sur le coût financier de cette politique dont la campagne parthique de Trajan devait marquer l’échec définitif. Situé au cœur du livre, le chapitre IV traite d’Hadrien et d’Antonin le Pieux, c’est-à-dire de la seule véritable période de paix et d’équilibre qu’ait connu l’Empire. Le chapitre V est consacré aux règnes de Marc Aurèle et de Commode et aux guerres civiles des années 193-197. Cette période se caractérise par un retour à une politique d’expansion qui rencontre un succès inégal. L’avant-dernier chapitre (VI) reprend un découpage plus traditionnel, puisqu’il est consacré aux Sévères. On passe sous cette dynastie de l’activisme de Septime Sévère et de Caracalla, qui conduisent des campagnes militaires hors des frontières et augmentent soldes et effectifs, à l’attitude beaucoup plus pacifique, voire attentiste de Sévère Alexandre. Le dernier chapitre (VII) est consacré à la crise des années 235-284, marquée par la prédominance des conflits armés sur le sol même de l’Empire. La première partie narre les péripéties conduisant du règne de Maximin le Thrace à l’avènement de Gordien III comme empereur unique en mai 238. A partir de ce moment, les événements ne sont plus racontés selon un ordre chronologique, mais géographique (Francs, Empire des Gaules, Alamans, Goths, Sassanides, Palmyre, Afrique). Cette manière de présenter aide à saisir les objectifs poursuivis par les différents adversaires de l’Empire, mais dans le même temps elle rend plus difficile la compréhension de la politique du gouvernement central : c’est particulièrement vrai pour des empereurs comme Gallien ou Aurélien qui furent actifs sur plusieurs fronts. Mentionnés tant dans la partie sur l’Empire des Gaules que dans celle sur Palmyre, leurs règnes perdent en cohérence. L’ouvrage se conclut sur une description de la réponse romaine à la crise, sans offrir de véritable synthèse ni de conclusion générale.

 Dans son introduction (p. 9-10), AE rappelle à juste titre combien nos sources, trop souvent lacunaires, obligent l’historien à proposer des reconstitutions plus ou moins vraisemblables des événements. Une grande prudence méthodologique s’avère dès lors nécessaire et AE en fait preuve lorsqu’il traite par exemple de Dion Cassius ou de l’Histoire Auguste. Toutefois, le caractère essentiellement événementiel de son propos le conduit en règle générale à privilégier une seule version des faits, même s’il n’omet pas de mentionner le cas échéant l’existence de divergences. Pleinement légitime au vu de la place disponible, cette démarche implique de donner un récit qui peut s’éloigner parfois sensiblement de la communis opinio. Très souvent, les résultats sont encourageants et suggestifs. On appréciera particulièrement le bilan critique du règne de Trajan ou encore la présentation de la rivalité entre Marc Aurèle et Lucius Vérus. En comparaison, les avis moins originaux ou moins critiques paraissent presque timorés et on en vient à s’étonner de certains points de vue « traditionnels ». Ainsi la prétendue folie de Caligula doit désormais être fortement nuancée à la lumière des récents livres d’A. Winterling, pourtant cité en bibliographie, et de P. Renucci. Si AE évoque bien la complexité des relations entre Marc Aurèle et Lucius Vérus, en revanche il passe sur les intrigues de cours qui permirent d’inverser l’ordre de succession prévu par Hadrien. Le voyage de Septime Sévère en Afrique en 204 est présenté comme une certitude, alors qu’il est loin d’être admis par tous. Mais les principales critiques portent sur la crise du IIIe s. Prisonnier d’une présentation axée sur les sécessions et les voisins de l’Empire, AE est amené à négliger le gouvernement central, ce qui est à l’origine d’omissions fâcheuses, notamment pour le troisième quart du IIIe s. Ainsi, l’année 260 apparaît sans que soit établi de véritable lien de causalité entre les événements d’Orient et d’Occident. Les évacuations des Champs Décumates et de la Dacie ne sont pas abordées. Dans son évocation des réponses à la crise, AE ne s’est guère arrêté sur les empereurs soldats : la reprise en main à partir d’Aurélien et, surtout, l’émergence d’une élite militaire constituent pourtant des faits d’importance qui auraient dû être mentionnés. Le récit est parfois interrompu par des développements consacrés à des aspects plus structurels : le « culte impérial » est présenté à la suite du règne de Tibère ; l’histoire administrative et sociale est traitée dans le chapitre sur Hadrien et Antonin. La plupart de ces développements sont nécessaires à la bonne intelligence du sujet par un public non spécialiste, encore que l’on puisse se demander si les passages consacrés à la littérature impériale et au christianisme, pour intéressants qu’ils soient, ne tendent pas à diluer le propos de AE au détriment de quelques idées fortes suggérées au fil des pages, mais sans être véritablement mises en valeur en l’absence de synthèse. Ainsi AE relève-t-il à différentes reprises que l’Empire n’a pas de moyens financiers suffisants pour mener une politique expansionniste. Cette perspective féconde demanderait à être approfondie. Le souci de AE de ne pas adopter un point de vue romano-centré l’amène à privilégier systématiquement une lecture qui fait de l’Empire romain l’agresseur et non l’agressé. Cette position, assurément vraie dans une majorité de cas, devrait être nuancée au témoignage de documents comme les ostraca de Krokodilô.

Ces quelques critiques n’ôtent rien à la valeur de cet ouvrage agrémenté d’utiles annexes (cartes, chronologie). La bibliographie sélective est assez succincte, mais à jour. Les coquilles (p. ex. p. 78) sont rares. En résumé, le travail de AE constitue une bonne introduction à l’histoire politique et militaire de l’Empire romain, dont la lecture stimulante intéressera tant le grand public que les milieux spécialisés.

 Christophe Schmidt Heidenreich

mis en ligne le 28 janvier 2016