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L’entreprise visant à faire connaître l’ensemble des monnayages provinciaux romains des cités grecques de la région du Pont vient de s’enrichir d’une petite étude consacrée cette fois à l’atelier de Zéla. Situé dans la grande plaine de la Zélitide, au sud d’Amaseia, « ce gros marché agricole » (p. 7) a laissé peu de souvenirs de son passé lointain, non seulement parce que le site antique se trouve aujourd’hui sous la ville moderne de Zile, mais parce que la région n’a toujours pas fait l’objet de campagnes de fouilles et de prospections. Les quelques témoignages littéraires et épigraphiques parvenus jusqu’à nous révèlent néanmoins que Zéla fut d’abord un temple-État fondé à l’époque achéménide et consacré au culte d’Anaïtis, Omanos et Anadatès. Au Ier siècle a.C., période sur laquelle nous sommes, de loin, le mieux renseignés, la région fut à plusieurs reprises le théâtre d’événements dont les conséquences dépassèrent largement les limites de celle‑ci. Ainsi, en 67, un des légats de Lucullus, C. Valerius Triarius, fut vaincu par Mithridate VI Eupator, ce qui coûta son commandement au chef de l’armée romaine. Vingt ans plus tard, le 2 août, Jules César remporta une brillante victoire sur Pharnace II, succès à l’origine d’un mot historique célèbre : « ueni, uidi, uici ». C’est au cours de cette période troublée que Zéla, au moment de la réorganisation de l’Orient par Pompée en 65, devint une cité. Peut-être privée de ce nouveau statut pendant le gouvernement de César ou d’Antoine, elle en était au moins de nouveau pourvue lors de son intégration à l’Empire en 64/65 p.C. À partir de cet instant, Zéla eut le même destin que le Pont polémoniaque, dans lequel elle se trouvait et qui changea plusieurs fois de province entre le principat de Néron et les profondes réformes de Dioclétien et Constantin. De ses institutions nous ne savons presque rien, « mais il n’est sans doute pas trop aventureux d’envisager qu’elle ait été une cité pérégrine stipendiaire » (p. 11), peuplée à la fois d’autochtones plus ou moins hellénisés et, semble-t-il, d’Italiens descendants peut-être de vétérans et/ou d’administrateurs du temple d’Anaïtis installés dans la région à la fin de la République.
Devant un tel naufrage des sources écrites, la numismatique représente un recours de toute première importance. En effet, grâce à elle, quelques monuments aujourd’hui disparus sortent de l’ombre : les murailles (celles d’aujourd’hui étant au plus tôt d’époque byzantine), des temples (pas forcément destinés à autant de divinités). Des dieux, ignorés par ailleurs, surgissent également au gré des types, en personne ou par symbole interposé : Asclépios, Athéna, Hélios, Tychè, Zeus. Mais les enseignements les plus féconds sont ailleurs.
Le catalogue accompagnant ces première remarques réunit 237 monnaies en bronze, toutes datées de l’ère de la cité et pour partie représentées sur de belles planches desservies cependant par un détourage parfois malheureux. Renouvelant complètement le chapitre du Recueil général (1925) consacré aux émissions de Zéla (p. 158-162), il fait connaître 26 types de revers (surtout à caractère religieux et à forte connotation locale [les pièces zéléennes ont peu circulé]), 28 nouvelles combinaisons de types sur les 137 recensées, 30 coins de droit (sur les ± 39 utilisés), 95 coins de revers et 135 associations de coins différentes. Cela étant, les émissions correspondantes sont très inégalement réparties dans le temps, beaucoup plus que dans les autres ateliers pontiques déjà étudiés, dans le mesure où elles appartiennent toutes à l’époque de Trajan (7 exemplaires datés de 113/114 p.C.) et, surtout, à celle de Septime Sévère (230 pièces datées de 205/206 p.C., plus rarement de 206/207 p.C.). Dans ce dernier cas, le membre de la famille impériale le plus souvent représenté est de loin Caracalla (suivent Septime Sévère, Julia Domna et Géta), et c’est sur les pièces à son effigie que les types de revers sont les plus diversifiés. Pourtant, à l’époque des frappes « le Prince n’était que le second dans l’ordre hiérarchique. Faut-il envisager une visite de Caracalla dans le Pont en 205/206 [date de la plupart des émissions à son nom] ? En l’absence de toute preuve, c’est peut-être une hypothèse quelque peu risquée. Encore que… On pourrait aussi penser que Caracalla a accordé des faveurs particulières à la cité, mais il ne pouvait le faire en son seul nom. Le problème reste donc entier » (p. 41 ; voir cependant le cas de Marc Aurèle César, possible bienfaiteur de Néapolis de l’Harpasos, dans F. D Delrieux, Les monnaies des cités grecques de la basse vallée de l’Harpasos en Carie [IIe s. a.C. – IIIe s. p.C.], Bordeaux, 2008, p. 215-223). Au moins peut-on noter qu’Amaseia, Comana du Pont, Néocésarée et Sébastopolis ont également frappé monnaie en 205/206. « C’est (…) la seule fois où cet événement s’est produit. Il est évident qu’un tel synchronisme n’est pas fortuit. Faut-il penser à une éventuelle visite impériale dans le Pont ? Il faut en tout cas probablement expliquer ces émissions par de grandes fêtes dans la région, peut-être en liaison avec le culte impérial » (p. 36).
Quoi qu’il en soit, l’étude du matériel a révélé également que neuf émissions en tout sont sorties de l’atelier de Zéla et que les monnaies correspondantes, frappées à l’aide d’une enclume sous Trajan et de plusieurs sous Septime Sévère, peuvent être réparties entre trois (sous Trajan) puis quatre modules (sous Septime Sévère) pas toujours bien calibrés (aux explications avancées p. 41, on pourrait ajouter les conséquences du partage du métal « al marco » [cf. P. Naster, « La méthode en métrologie numismatique », Numismatique antique. Problèmes et méthodes, J.-M Dentzer et alii éd., Nancy-Louvain, 1975, p. 67-68]). Ces derniers pourraient avoir été l’équivalent du tetrassarion (dont le poids baisse sensiblement à Zéla entre le début et la fin du IIe siècle, suivant en cela celle simultanée du numéraire romain), du diassarion, de l’assarion et d’une fraction de celui-ci, et représenter de quoi payer la solde annuelle d’environ 250 légionnaires, bien peu de choses au final. Le phénomène se répétant dans les autres ateliers de la région, cela tendrait « à prouver que, au sein d’une même aire géographique, il existait des « normes » et des constantes dans le système des dénominations » (p. 45).
Ainsi donc, une fois encore, l’atelier de Zéla ne se distingue pas de ceux déjà étudiés dans la région. Cependant, il donne davantage de force aux observations faites précédemment et contribue ainsi avec bonheur à une meilleure connaissance de l’histoire numismatique des cités grecques du nord de l’Asie Mineure. C’est là un des mérites du livre à l’origine de cette étude.

Fabrice Delrieux