L’épigraphie chypriote comble progressivement son retard sur celle de la Grèce. Le précurseur T. B. Mitford a publié les inscriptions de Kourion en 1971, celles de Salamine, avec I. Nicolaou en 1974, et O. Masson les textes syllabiques de toute l’île, en 1961, édition augmentée en 1983. Puis ce furent les Testimonia Salaminia 2 de J. Marcillet-Jaubert, J. Pouilloux et P. Roesch en 1987, et les textes de Kition, par Th. Oziol, dans le Kition-Bamboula V de M. Yon. Les inscriptions d’Amathonte (rassemblées par S. Kirov et moi-même), sont saisies dans la base petrae de Bordeaux et sont en voie de publication. Maintenant que sont parues celles de Paphos, la grande absente reste donc la capitale actuelle de l’île, Nicosie.
L’ouvrage de J.-B. Cayla s’inscrit avec succès dans ce panorama. Rien n’y fait défaut de ce qu’un lecteur exigeant, spécialiste ou non, peut en attendre. L’édition des 384 textes recensés est précédée par une introduction qui détaille le cadre géographique et l’histoire de la constitution du recueil. Ce cadre englobe, et c’est une excellente option, l’ensemble du territoire de la cité, tel qu’on peut le reconstituer. Quant à la collection en elle-même, elle souffre de deux manques. Celui tout d’abord d’inscriptions funéraires, 16 au total, parce que le terrain, par un phénomène assez inexplicable (l’a. pense évidemment à des épitaphes peintes qui ont disparu), n’en a pratiquement pas fourni, alors que les tombes sont fort nombreuses à avoir été fouillées, que ce soit dans la nécropole dite « Tombeaux des rois », en ville (Nea Paphos), ou à Kouklia (Palaipaphos). Manquent aussi certains textes de ce dernier site, dont l’équipe de fouille germano-suisse se réserve la publication : rien de tout ceci n’est imputable à l’auteur bien entendu, auquel on doit, en revanche, tout ce qu’il faut savoir de ceux dont il dispose. À commencer par les supports, généralement en « marbre local » ou « de Mamonia », dont la maigre qualité et la polychromie ne facilitent pas la lecture des textes, ainsi que la localisation des lieux d’extraction[1]. Mais, surtout, un chapitre extrêmement fouillé est consacré au contexte historique et complété par un bon tableau synoptique. Si les passages consacrés aux testimonia n’offrent parfois qu’un rapport lointain avec les inscriptions du catalogue, tout ce qui concerne les rois locaux, les Lagides, les institutions, les notables et l’administration à l’époque romaine, ainsi que les cultes divers, constitue une mine d’informations et une mise en perspective utiles à leur compréhension. Ils permettent de dresser une véritable histoire de la ville royaume, soigneusement alimentée par la matérialité indiscutable des textes.
Ceux-ci sont regroupés et classés chronologiquement par centre d’intérêt : le lecteur peut facilement y accéder, sans même avoir à recourir aux index. L’auteur a le mérite de les traduire et de rendre ainsi manifestes les partis qu’il est parfois invité à prendre et sur lesquels il revient si nécessaire dans ses commentaires. Ces derniers témoignent d’une connaissance approfondie des réalités antiques et d’une vaste culture historique et littéraire : spécialistes ou profanes feront leur profit de la finesse des analyses. L’on note particulièrement la maîtrise des complexes affaires personnelles et politiques des Lagides, comme les raisonnements menant à la reconstitution d’ensembles de statues familiales. Ce qui fait l’intérêt de ce corpus réside, en effet, dans les nombreuses dédicaces statuaires au bénéfice des rois égyptiens et de leur personnel administratif, puis des empereurs. La dispersion des publications qui les avaient fait connaître ne permettait pas d’en tirer un enseignement global sur le fonctionnement de la cité : il y est maintenant remédié et l’on est au fait des archontes, secrétaires, gymnasiarques, proconsuls et prêtres divers. Malgré cette abondance des textes, il est à noter que le site n’a pas fourni de dédicaces à Ptolémée VIII Physkon : celui-ci s’est en effet illustré en 145 à Chypre par ses méfaits, mais il n’a guère eu le temps, ni de se mettre en scène lui-même, ni, avant une rapide amnistie, de concrétiser complètement la damnatio memoriae de son frère Ptolémée VI Philomètor : seules deux des six bases à mettre en relation avec ce dernier présentent un martelage, ce qui tend à confirmer la datation, à cette époque précise, de la spoliation des biens des clérouques de Philomètor par son frère, telle qu’on peut la déduire d’un texte cadastral d’Amathonte.
Le texte le plus important est sans doute le serment d’allégeance à Tibère, no 108, auquel l’a. avait déjà consacré un article dans le CCEC de 2001. Il fait ici le point sur les quelques problèmes soulevés par ce texte, notamment l’épiclèse Kényristès d’Apollon, qu’il dérive avec de bonnes raisons du roi mythique ou héros chypriote Kinyras, ainsi que sur l’instructive cohorte des grands dieux de Chypre. Il ne s’étend pas sur l’absence curieuse du verbe, ὅρκίζομεν, e. g., ou d’un titre comme ὅρκος, qui ne subsiste pas là où on l’attendrait, dans le haut du champ épigraphique, mais dont dépendent toutes les actions promises. Le texte se poursuivait sur un bloc sous-jacent, perdu : le titre était-il inscrit, espacé sur le bloc superposé ? Son intérêt réside en tout cas dans le caractère globalement insulaire du culte impérial, qui fait penser à une initiative du Koinon des Chypriotes plutôt qu’à la seule ville de Paphos. Que penser de l’interdiction finale de proposer à l’avenir des décrets au bénéfice de Rome et de Tibère, καὶ οὐδενὶ ἄλλῳ τῶν πάντων ? J.-B. Cayla, qui date, avec d’autres, ce texte de l’avènement de Tibère en 14, suppose qu’il s’agit d’exclure le dieu des Juifs, ce qui laisse un peu perplexe, car le monothéisme intolérant du peuple, juif, avant 26 en Judée sous Ponce Pilate, n’avait pas encore créé de graves conflits avec la religion romaine en général et le culte de la domus augusta en particulier. Les révoltes antérieures étaient plus dues à un certain irrédentisme et à des causes économiques, voire à des maladresses des gouverneurs de la Judée, qu’à des raisons religieuses. Il est cependant vrai que ce type de serment, inauguré en 32 av. n.è. au profit d’Octavien, intervient par la suite lors des successions. Celui-ci est par ailleurs antérieur à la mort, en 19, de Germanicus, mentionné avec son frère comme implicitement vivant dans le texte (de façon erronée, ils sont dits tous deux issus du sang de l’empereur, alors que Germanicus est un fils adopté). Agrippa Postumus ayant été éliminé, l’on ne peut donc guère penser à un rival de l’empereur, comme Séjan. La datation de J.‑B. Cayla est donc certainement exacte et son hypothèse de non référence au dieu des Juifs, est la plus vraisemblable. À noter la désignation de Tibère comme θεὸς, relativement rare, et qui, avec le serment lui-même, concourt à instaurer le culte impérial sur les bases d’une relation plus personnelle qu’institutionnelle entre le sujet et le prince. Or, cette relation est renforcée à Chypre du fait que Vénus / Aphrodite était à la fois à l’origine de la dynastie impériale et la déesse principale de l’île. À la bibliographie fournie par l’a. sur ce point, on peut ajouter C. Briand‑Ponsart et F. Hurlet, L’empire romain d’Auguste à Domitien (2010), p. 162-165. Je m’arrêterai aussi sur l’en revanche insignifiant texte 284, pour d’autres raisons. Sur une ligne, on peut distinguer le bas d’une haste oblique, suivi par σθ et, à la ligne du dessous, un reste de haste verticale, puis un delta. L’auteur restitue [Ἱη(σοῦς)] Χ(ριστὸς) Θε(οῦ) [υἱὸς σωτήρ] | [ἰ(νδικτιῶνος) δ’, et date le texte du VIe ou du VIIe s. et d’une quatrième indiction. Ces cinq lettres peuvent supporter d’autres restitutions ; l’auteur devrait peut-être le signaler, mais il faut reconnaître que sa proposition est impeccable. Elle montre aussi combien, même un texte dépourvu de toute importance exerce sa sagacité. En ce qui concerne la formation bizarre de cives R(omani) Paphiae diocen(ses) (« du diocèse de Paphos »), du texte latin 137, il faut admettre avec l’auteur qu’il s’agit d’un mot inconnu formé sur διοικήσεως, alors que l’on attendrait Paphiae dioece(ses), de même formation, mais qui existe. L’épigraphie chypriote connaît de telles hésitations. Le texte 321, l’estampille Γεμελῖνος au nominatif sur un vase, est traduite par “la fabrique de Gemelinos”. La plupart des signatures de potiers (quatre autres types de signatures connus sur de mêmes grands plats, des pelves) sont au génitif et relèvent de cette traduction, mais, pour les signatures au nominatif, comme celles des façonneurs de sigillées, on sous-entend un fecit. Il vaudrait donc mieux traduire par « Gemelinos l’a fabriqué ». Le caractère marginal de mes remarques marque combien, pour moi, ce livre magistral a été bien conduit. Il est servi par de fort bonnes photographies, toutes prises par l’auteur, par des index fort complets (il eût été utile, me semble-t-il, de disposer de celui des magistrats, mais il est facile de les retrouver dans celui des « mots grecs ») et par les habituelles tables de concordances. Il contribue donc heureusement à pallier les lacunes de l’épigraphie insulaire et honore la collection des Travaux de la Maison de l’Orient où il est édité.
Pierre Aupert, Université Bordeaux Montaigne,, UMR 5607, Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 314-316
[1]. P. Aupert, P. Flourentzos, « Un document à base cadastrale dans la ville basse d’Amathonte », BCH 132, 2008, p. 311-346.