Viennent de paraître en 2008 aux Presses Universitaires de Franche-Comté, par les soins de la même équipe de philologues et historiens engagée depuis 1993 dans un projet européen de traduction en langue française des traités des Gromatici Veteres {{1}}, deux volumes supplémentaires appartenant à ce corpus : Arpentage et administration publique à la fin de l’Antiquité. Les écrits des hauts fonctionnaires équestres (J. Peyras éd.) et Libri Coloniarum – Livres des colonies (Cl. Brunet, D. Conso, A. Gonzales, T. Guard, J.-Y. Guillaumin, C. Sensal éd.). Chacun d’entre eux présente une traduction annotée avec texte latin en vis‑à‑vis (celui de l’édition de K. Lachmann, Die Schriften der römischen Feldmesser, I, Berlin 1848), une introduction et des indices. Les textes du premier volume, déjà publiés entre 1995 et 2007 par J. Peyras sous la forme d’articles dans les Dialogues d’Histoire Ancienne, ont été réunis par le même auteur dans cette nouvelle édition afin d’en faciliter l’accès à un plus grand nombre de lecteurs. Ceux du second font ici pour la première fois l’objet d’une traduction exhaustive en langue française, puisque seulement des extraits avaient déjà été traduits par d’autres auteurs (G. Chouquer, M. Clavel-Lévêque, F. Favory, J.-P. Vallat pour la Campanie, notamment) dans le cadre d’études partielles à caractère historique régional.
Le contenu de ces deux publications peut paraître à première vue assez différent, notamment par rapport à l’échelle de l’espace rural concerné. Dans la première, en effet, deux séries de descriptions, l’une relative aux formes variées de bornes et bornages attestées dans les territoires de l’empire, l’autre aux éléments constitutifs de plusieurs domaines dans la région au nord de Rome (Casae litterarum), nous ramènent au détail de la réalité de terrain de l’arpenteur. Dans la seconde, par les deux séries de notices des Livres des colonies, c’est le territoire de la cité dans son ensemble qu’il s’agit d’appréhender, au travers des informations sur le statut juridique, la morphologie cadastrale, la chronologie et les modalités d’assignation des terres de 195 cités d’Italie centrale et méridionale auxquelles s’ajoute la seule province extra‑italienne de Dalmatie.
Cependant, à y regarder de plus près, il
s’avère que ces deux ouvrages partagent plusieurs points communs. En effet, les textes publiés dans ces deux volumes diffèrent des traités d’arpentages à proprement parler ayant pour objet « les conditions des terres », « la constitution des limites » ou « la qualité des terres » puisque, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de documents originels des archives de l’administration impériale, qui ont été remaniés aux fins de l’instruction des arpenteurs de l’antiquité tardive, ce qui soulève des problèmes semblables d’interprétation et de reconstitution du texte.
L’étude menée par J. Peyras montre, en effet, qu’avant de prendre la forme d’un exposé didactique pour l’enseignement professionnel, les textes réunis par lui dans Arpentage et administration publique à la fin de l’Antiquité, constituaient une série homogène de documents émanant du bureau des géomètres de rang perfectissime de l’époque de la dynastie valentino-théodosienne : à l’origine il s’agissait de rapports rédigés par ces fonctionnaires après l’inspection autoptique des formes de bornage de régions d’Italie ou de certaines provinces (il nous reste des extraits pour l’Afrique, alors que la partie relative aux Gaules n’a pas été transmise par la tradition manuscrite) ou encore d’un ensemble de fundi de la région au nord de Rome (Casae litterarum). L’apport du travail de J. Peyras est à signaler à double titre : d’un point de vue historique, puisqu’il met fin à l’idée reçue que pendant l’antiquité tardive les territoires des cités n’auraient plus fait l’objet d’opérations d’arpentage ; d’un point de vue philologique, puisque, à partir du texte établi par K. Lachmann (mais celui d’Å. Josephson est aussi pris en compte pour les Casae litterarum), il se livre à un travail original à la fois d’interprétation du texte – en mettant en exergue la signification spécifique de certains mots rares – et de reconstitution de certaines parties de celui-ci, notamment pour l’un des manuscrits des Casae litterarum. En effet, pour la plus ancienne des listes des Casae litterarum, celle qui appartient au codex Arcerianus A du VIe siècle, contrairement à Å. Josephson et au traducteur anglais des Gromatici, B. Campbell {{2}}, J. Peyras a pris le parti courageux d’essayer de rendre intelligible le contenu obscur de ce document, en ayant recours aux textes de trois manuscrits plus récents des IX-Xe siècles qui, à son avis, constituent la version plus élaborée du même document qui se présentait à l’origine sous la forme de simples notes de terrain. Avec l’excellente étude philologique et archéologique qu’A. Roth Congès a récemment consacrée au même texte {{3}}, la contribution de J. Peyras vient souligner à nouveau tout l’intérêt des informations que les Casae litterarum, véritables cadastres fonciers de l’antiquité tardive, peuvent livrer aux historiens.
Pour les Libri coloniarum, la recherche historique avait établi depuis longtemps, depuis Th. Mommsen jusqu’à E. Pais et R. Thomsen, qu’il s’agissait à l’origine de notices à caractère administratif remaniées à la fin de l’antiquité. En effet, un matériel d’archives d’époque augustéenne, remis à jour aux deux premiers siècles de l’empire, a servi de base à la mise en forme effectuée dans un but didactique pour les professionnels de l’arpentage entre le milieu et la fin du IVe siècle. D’où l’extrême difficulté à démêler les différentes strates de rédaction et les interrogations qui se posent quant à la valeur historique réelle de telle ou telle notice, les historiens et les juristes qui ont étudié ces textes aboutissant à des conclusions souvent opposées. Par rapport à cette vaste problématique, les auteurs de la présente édition, de leur propre aveu, ne prétendent pas « avoir réglé ni même abordé toutes les questions qui se posent ». Leur travail d’étude philologique du texte permet néanmoins d’identifier assez clairement certaines phrases ou sections « pédagogiques » qui paraissent l’oeuvre des arpenteurs de l’antiquité tardive, notamment lorsque l’accent est mis sur les modalités de bornage. De même, la compréhension de plusieurs termes techniques et les corrections ponctuelles au texte de l’édition de Lachmann tirent profit de l’expérience plus que décennale des éditeurs dans la traduction du corpus gromatique ; on regrettera seulement que certaines notes ne fournissent pas un aperçu plus détaillé des résultats des travaux récents effectués dans ce domaine, notamment par J.‑Y. Guillaumin, se limitant à renvoyer à la seule référence bibliographique. Pour ce qui concerne les aspects plus proprement historiques, le contenu des notes et de certaines des annexes – il y en a six au total – soulève en revanche quelques réserves : en effet, on y relève un certain nombre de lacunes, d’imprécisions, voire d’affirmations péremptoires qui peuvent fourvoyer un lecteur non avisé. Certes, l’objectif des auteurs n’était certainement pas de fournir un commentaire historique exhaustif de l’ensemble des territoires des 195 cités d’Italie centro-méridionale des Libri. Cependant, dans le tableau de l’annexe 4 relatif au statut des cités, on s’étonne de trouver non renseignée la colonne réservée aux informations historiques transmises par des sources autres que les Libri coloniarum pour plusieurs cités bien connues telles que Nola, Saepinum, Tarente, Brindes ou Siponte, alors que l’objectif affiché est de « compléter, confirmer ou infirmer les assertions des Libri coloniarum ». De même, on reste assez perplexe à la lecture de la partie finale de la note 21, où en essayant d’expliquer l’attribution certainement erronée de la cité samnite de Beneventum au Bruttium dans le liber I, l’auteur de la note semble suggérer qu’elle puisse avoir fait partie de la Lucanie, partagée par Auguste entre le Bruttium et l’Apulie (en réalité Beneventum était certainement attribuée à l’Apulie sous Auguste, d’après le témoignage de Pline III, 105, et une explication satisfaisante de cette anomalie avait déjà été proposée par R. Thomsen {{4}}). Enfin, il parait contestable d’affirmer comme un fait bien établi, à la note 23, que l’expression lex Sempronia ou lex Iulia appliquée à l’Apulie ne fait pas référence à des réalités historiques, alors que des spécialistes reconnus des questions gromatiques, tels que J. Peyras ou F. Grelle, en prenant appui notamment sur la découverte de bornes gracchiennes inscrites en Apulie {{5}}, pensent exactement le contraire. En effet, s’il parait évident que, compte tenu de la structure et des modalités de composition des Libri coloniarum, on ne peut pas attribuer de crédit à chacune des informations livrées par ces textes, il est vrai aussi que, pour les mêmes raisons, on ne peut pas, à partir de vagues généralisations, se priver de données dont il appartient à l’analyse historique et archéologique de vérifier, au cas par cas, pour chacune des cités, le bien fondé.
Si donc cette nouvelle édition des Libri coloniarum fait certainement oeuvre utile en donnant une vue d’ensemble et en permettant une première approche des questions gromatiques aux non spécialistes, on invitera en revanche le lecteur désireux d’approfondir les aspects historiques, archéologiques et juridiques à avoir recours à la bibliographie spécialisée réunie à la fin de l’ouvrage, en attendant que la rédaction d’un véritable commentaire historique des Libri voie le jour.
Rita Compatangelo-Soussignan
[[1]]. Pour la liste complète des autres publications cf. le compte rendu de Les vocabulaires techniques des arpenteurs romains. Actes du Colloque International (Besançon, 19-21 septembre 2002). – D. Conso, A. G Gonzales et J.-Y. Guillaumin éds., Besançon 2005, dans REA 109, 2007, 1, p. 354-356.[[1]]
[[2]] B. Campbell, The Writings of the Roman Land Surveyors. Introduction, Text, Translation and Commentary, London 2000.[[2]]
[[3]]. Cf. compte-rendu dans REA cité supra.[[3]]
[[4]]. The Italic Regions from Augustus to the Lombard Invasion, Copenhagen 1947, p. 74-75[[4]]
[[5]]. Cf. CIL I2, 2933a ; F. Grelle dans Ostraka, III, 2, 1994, p. 249-258 ; compte rendu dans REA cité supra.[[5]]