Ce beau volume – réunissant seize auteurs, historiens ou anthropologues – est né de deux colloques internationaux organisés à l’Université de Caen en 2017 et 2019. Il aborde courageusement les zones d’ombre des phénomènes ludiques, souvent cantonnés à leur part joyeuse. On oublie trop souvent que les formes de compétition impliquées dans le jeu peuvent prendre des allures agressives. Et s’y mêle un peu de ce plaisir malsain que la langue allemande nomme si bien Schadenfreude. Dès le premier chapitre, les deux directrices de cet ouvrage transpériodique tentent de cerner les difficultés historiques posées par cette association problématique et notent que la variété du lexique ludique contribue à rendre ardue la tâche des chercheurs : « Nos termes de ‘jeu’ et de ‘jouets’ n’ont en effet pas d’équivalent en indo-européen » (p. 36). Il faut alors suivre plusieurs directions, rechercher les occurrences de paidia, de ludus, de iocus, et ne pas négliger les traces matérielles laissées par les jeux et leurs praticiens. Véronique Dasen (Fribourg) et Typhaine Haziza (Caen) reviennent sur l’apport des grandes études prenant le jeu comme objet, de l’Homo Ludens (1938) de Johan Huizinga à l’essai de Roger Caillois, Les jeux et les hommes. Le masque et le visage (1958), en passant par le Jouer, une autre façon d’agir (2021) de Roberte Hamayon, enquête nourrie d’exemples sibériens. À cette partie introductive est associée la contribution de Thierry Wendling (CNRS) sur l’aspect contractuel du jeu et sur sa face obscure, que l’auteur nomme les « jeux impairs ».
Le premier volet de ce Violence et jeu est consacré à l’Antiquité gréco-romaine. Typhaine Haziza remet en perspective la violence ludique du jeune Cyrus telle qu’elle est relatée par Hérodote (I, 114-116). Ce présage d’un avenir royal trouve des correspondances inversées dans le monde romain, avec le cas malheureux du jeune Rufrius Crispinus, beau-fils de Néron, qui ne règnera pas. Puis Elena Franchi (Trento) aborde les cas d’une guerre de frontières entre Spartiates et Argiens (VIe siècle av. J.-C.) et de la guerre dite lélantine sur l’île d’Eubée pour mieux questionner la lecture qu’en faisait Angelo Brelich en 1961. La dimension de remodelage narratif des faits a certainement provoqué des surinterprétations historiographiques. L’agôn ne possède pas de stricte valeur initiatique, il sert à construire a posteriori les identités des communautés impliquées. Barbara Carè (ERC Locus Ludi) revient ensuite sur la place fondamentale des osselets dans le monde antique, bien attestée par l’archéologie, quitte à les retrouver sous la forme de fouets, comme dans la tombe de la via Dante de Tarente. Et il est encore question d’osselets dans le chapitre de Véronique Dasen consacré au groupe sculpté dit du « cannibale », conservé au British Museum[1]. Entre les souvenirs attachés aux Astragalizontes de Polyclète et le rappel des figures d’Éros et Ganymède chez Apollonios de Rhodes, tout relève ici du jeu savant : le propriétaire romain de cette sculpture se présentait à l’évidence en homme de goût. Toujours du côté grec, Nicolas Richer (Lyon) s’intéresse à la part de jeu sévère à laquelle les jeunes spartiates étaient soumis, en particulier les candidats à la cryptie. Il s’agit plus exactement d’une compétition, qui fonctionne par des allers et des retours : les qualités des futurs combattants s’y laissent deviner et, plus tard, ceux qui se sont révélés pleutres sur le champ de bataille sont exclus des jeux de balles. Dans le contexte athénien, on comprend mieux les rudes recommandations de Platon dans la République (IV, 424e-425a) : « Il faut assujettir dès le début les jeux de nos enfants à une discipline plus rigoureuse, parce que, si le jeu et les enfants échappent à la règle, il est impossible qu’en grandissant les enfants deviennent des hommes de devoir et de vertu solide ». Avançant dans la chronologie classique, Elodie Paillard (Sydney) analyse un épisode historique très curieux survenu à Rome en 167-166 av. J.-C., à l’occasion des festivités accompagnant le triomphe de Lucius Anicius Gallus sur le roi Gentius et les Illyriens. Se fondant sur Polybe, Athénée rapporte une étonnante cohue voulue par le triomphateur au cours de laquelle des musiciens, des choristes, des pugilistes ont donné l’air d’improviser une bataille scénique. La violence est ici présente à plusieurs degrés. Des spectateurs ont dû prendre plaisir à voir une mêlée factice, prompte à convaincre les Romains de leur supériorité sur ces Grecs enclins à la stasis jusque sur la scène. Sans quitter la Ville, Sylvain Forichon (Bordeaux) examine le tour violent qu’ont pu prendre les jeux publics dans la Rome impériale. Ici, l’auteur constate le lien étroit qui existe entre les situations de crises politiques et leurs résonances dans certains spectacles romains, de pantomime en particulier, avant que les factions du cirque ne viennent condenser les sentiments de rivalités. Le climat propre aux lieux où se tiennent les représentations, avec leur concentration d’individus dans un périmètre relativement étroit, favorise l’expression de fortes tensions et de violences. Pour clore cette partie antique de l’ouvrage, Marco Vespa (ERC Locus Ludi) scrute les usages du verbe inludere aux connotations troubles, car il charrie avec lui « le sens d’outrage sexuel, d’atteinte à la pudeur, de compromission de l’honneur à la suite d’une relation érotique manifestement considérée comme non licite ou dangereuse par le modèle culturel romain ». Les comédies romaines mettent en scène des situations où le jeu menace toujours d’aller trop loin, c’est le terrain parfait de l’inludere.
L’enquête sur la dialectique qui peut unir la violence et le jeu se poursuit du côté de l’histoire médiévale, moderne et contemporaine. Les médiévistes italiens connaissent bien les rites urbains nommés battagliole, jeux-combats entre bandes rivales d’une même Commune. Ces bagarres sont étudiées, à tour de rôle, par Duccio Balestracci (Sienne) et Camille Cilona (Rouen). Le premier mobilise l’idée, formulée par l’éthologue Konrad Lorenz, d’une fonction vicariante du jeu, dérivatif de l’agressivité propre à chaque groupe humain et observe que les frontières se brouillent souvent : lorsqu’à Florence, en 1478, le corps de Jacopo de’Pazzi est jeté à l’Arno après avoir été défiguré, le « jeu collectif » qui a consisté en une série de « rites de dégradation, de désacralisation, et de renversement des rituels de justice », devient pure violence. Camille Cilona revient, elle aussi, sur ces étranges épisodes de « récréation ludico-militaire », auxquelles les cités tiennent plus que tout : supprimer les jeux ou trop les encadrer inquiète les habitants de l’Italie communale et dérange paradoxalement l’ordre urbain. Les quatre dernières contributions par Diane Roussel (Paris-Gustave Eiffel), Camille Mahé (Strasbourg), Doriane Gomet (Rennes), Victor Faingnaert (Caen) élargissent encore l’espace de réflexion en direction de l’histoire moderne et contemporaine.
Pour conclure l’ouvrage, Charles Illouz (La Rochelle) envisage les phénomènes étudiés par les différents auteurs comme des « violences ludiques consenties », ce qui – il est vrai – semble pouvoir caractériser beaucoup de situations rencontrées dans ce livre, à l’exclusion de quelques autres : le cas des musiciens grecs tournés en ridicule par L. Anicius Gallus ou le sort « ludique » réservé au cadavre de Jacopo de’Pazzi ne paraissent pas fondés sur un consentement, si ce n’est celui du plus grand nombre au détriment des personnes devenues objets de dérision. Au vrai, la difficulté à comprendre la violence ludique tient au large spectre de significations que recouvre le terme français de « jeu » (ou l’anglais play) et les historiens peuvent verser dans le travers repéré chez Johan Huizinga, celui du « panludisme »[2]. Mais toutes les études de cas réunies dans ce volume fournissent des éclairages précieux sur ces ambiguïtés de la vie sociale qu’illustrent les jeux violents : les temps de loisir ou de plaisir ne font pas abstraction des normes ; les communautés tiennent par des liens de concorde, mais aussi de discorde.
Sarah Rey, UPHF/Valenciennes
[1] Signalons la publication quasiment concomitante à ce volume d’un petit livre élégant sur le même sujet : Véronique Dasen, Le cannibale. Enquête sur une sculpture antique, Paris 2022.
[2] Voir la contribution de P. Vesperini, « Douze thèses sur le jeu », dans Jouer avec les dieux, Genève 2024.