Grand spécialiste de la science des nombres dans le monde latin, J.-Y. Guillaumin met ici à profit, pour élaborer ce dictionnaire, ses multiples travaux, d’un côté sur les textes techniques des gromatici (Les arpenteurs romains en trois tomes publiés en 2005, 2010 et 2014 ; l’édition de Balbus et alii – Balbus, Expositio et ratio omnium formarum. Podismus et textes connexes [Extraits d’Épaphrodite et de Vitruvius Rufus ; De iugeris metiundis], Naples, 1996), et de l’autre sur les éditions de Boèce (Institution arithmétique, CUF, 1995), de Martianus Capella (livre VII [l’arithmétique] des Noces de Philologie et de Mercure, CUF, 2003) ainsi que celles d’Isidore de Séville (Livre des nombres en 2005, Étymologies III, De mathematica en 2009). Cette double polarité des études de l’auteur sur les applications pratiques de l’arithmétique et de la géométrie et sur leurs développements théoriques dans « le champ de la philosophie des sciences » (intr. p. 13) induit, en amont des textes, l’exploitation de sources – très vraisemblablement grecques – bien différentes.
Si cette dualité générique des textes-sources est bien pointée dans l’introduction, le lexique mathématico-philosophique ne saurait se réduire pour autant à d’éventuels infléchissements sémantiques de mots de la langue courante comme crescere, nasci ou procreatrix (ibid.) : il se distingue surtout, sur le plan scientifique, par la latinisation d’un lexique grec distinct de celui des gromatici (dont les sources ne sont d’ailleurs pas précisées dans les éditions des Arpenteurs romains).
La liste des auteurs latins et grecs à laquelle renvoie l’auteur à la fin de son introduction est distribuée, de façon originale, dans un ordre à peu près chronologique, ce qui présente cependant un double inconvénient : rien ne prouve, par exemple, que le Pseudo-Censorinus ait vécu à la même époque que l’auteur du De die natali et, pour nombre d’auteurs, on ne sait pas trop quand exactement ils ont vécu. Cela dit, cette très longue liste donne presque le vertige et interpelle en même temps le lecteur qui s’étonne de voir y figurer des auteurs ou des œuvres inattendus comme le De lingua latina de Varron, le De natura deorum de Cicéron, les textes de César, Lucrèce ou Quintilien, voire Aulu-Gelle qui ne figure dans la liste – comme d’autres sans doute – que pour l’occurrence très rare, en latin, du terme quadrantal pour désigner le cube. Les textes de saint Augustin (cités dans la Patrologie latine de l’abbé Migne, alors qu’ils sont depuis longtemps publiés dans la « Bibliothèque augustinienne »), comme le Timée de Cicéron, peuvent se justifier, quant à eux, par la référence à la composition mathématique de l’âme du monde dans le Timée de Platon. Du reste, s’agissant de Varron, un passage des Res rusticae aurait mérité d’être exploité : il s’agit, en III, 5, 10-17, de la très précise description – nettement marquée par les idées pythagoriciennes – de la volière construite dans sa propriété à Casinum. Il manque d’ailleurs à cette liste Favonius Eulogius qui apparaît, comme Aulu-Gelle, sous le terme quadrantal que l’on retrouvera aussi chez Cassiodore… dans un autre ouvrage que celui qui est répertorié. Ces écarts donnent à penser que les références textuelles ne sont pas toujours directes.
Le problème qui doit se poser, semble-t-il, à un auteur de dictionnaire est celui du choix : faut-il relever les termes les mieux attestés ou aussi ceux dont l’usage est rare, voire unique ? Faut-il traduire le terme en français, sachant qu’une traduction réduite à une translittération comme « multilatère » pour multilaterus (p. 190) – au lieu de « polygonal » – ne se trouve que dans le Littré ? Faut-il ne donner qu’une traduction ? Quels choix a opérés J.-Y. Guillaumin ? L’éventail des termes est très large comme on peut s’en convaincre avec le premier mot choisi qui est la préposition a, ab (p. 17). On s’interroge sur la pertinence de faire apparaître dans un dictionnaire spécialisé des prépositions (ex p. 128, per p. 211, sub p. 273), des conjonctions de subordination (quoniam p. 244, ut p. 303) ou des adverbes (ante p. 38, deinceps p. 98, deorsum p. 101, igitur p. 149, quemadmodum p. 243, retro p. 254-255, super p. 279), voire la forme esto (p. 127) qui conservent leurs sens traditionnels. De même, on peut s’interroger sur le choix de termes de la langue courante employés en contexte philosophico-scientifique, comme on l’a dit : s’il n’y a pas lieu d’utiliser ce lexique dans le cadre pratique et technique des traités d’arpentage, ce vocabulaire ne subit pas pour autant d’infléchissement sémantique particulier dans les textes philosophiques où on les rencontre.
D’une façon générale, dans les notices, les références textuelles renvoient très majoritairement aux textes des gromatici, à Martianus Capella (Noces VII) et à Boèce (Inst. arithm.), alors que le lexique scientifique et technique concerne en général l’ensemble des sources recensées, comme cathetus (p. 53), par exemple, qui se retrouve dans le commentaire au Timée de Calcidius (c. 124). Il est cependant à remarquer qu’en dehors de triangulus, les autres composés de –angulus (actiangulus p. 21, obtusiangulus p. 201) ou du grec translittéré en –gonus (ambligonius p. 33, decagonus p. 96, dodecagonus p. 116, endecagonus p. 125, eptagonus p. 126, exagonus p. 128, orthogonius et oxygonius p. 205) ressortissent au lexique des gromatici. Il en est de même de mots comme euthygrammos (p. 127) ou hypotenusa (p. 148). Il est vrai que les exégèses philosophiques ne sont absolument pas concernées par toutes ces figures géométriques. Quant aux huit notices répétitives dédiées à chacun de ces hapax legomena : anagraphus (p. 34), engraphus (p. 124), ergasticus (p. 126-127), parembolicus (p. 207-208), perigraphus (p. 214), proseureticos (p. 233), systaticus (p. 287-288) et tmematicus (p. 293) – qui translittèrent tous une terminologie grecque elle-même employée de façon unique, on ne les rencontre qu’au livre VI – sur la géométrie – des Noces de Martianus Capella (§ 715) : il s’agit de l’énumération des sept « ‘modes’ (tropi) de réalisation (ergastici) des figures chez Euclide », p. 287 ad systaticus. Dans cette rubrique du reste, la demi-page consacrée aux problèmes textuels du passage paraît hors sujet, tout comme la page ad parembolicus.
Enfin, les tableaux qui illustrent les développements adossés aux termes superparticularis (p. 281-282), superpartiens (p. 283) et déjà inaequalitas paraissent inutiles dans la mesure où chacune des entrées fait à son tour l’objet d’une rubrique particulière. Quant à la « valeur du rapport » mathématique qui reproduit la définition donnée dans les textes anciens (1 + 1/2, 1 + 1/3, 1 + 1/4, etc.), elle gagnerait en clarté si elle donnait l’équivalent moderne de ces fractions, soit 3/2, 4/3, 5/4 etc.
Passons à l’emploi du lexique étudié en contexte philosophique. La notice discretus – « discontinu » – aurait gagné en clarté si l’auteur avait pensé à la lier au terme distans (p. 113) qui a exactement le même sens. Employé au chapitre 16 du commentaire au Timée de Calcidius, distans est un synonyme de discretus : il y est question, dessin à l’appui, de la « proportion continue » comme celle qui existe entre des multiples (ou des diviseurs) comme 8, 4 et 2, exemple dans lequel 4 est en rapport avec le nombre qui précède et celui qui suit (8/4 = 4/2), tandis que la « proportion discontinue » est celle qui unit deux à deux quatre nombres comme 8, 6, 4 et 3 dans la mesure où 8/4 = 6/3. On en trouve un écho – décalé – dans la notice competentia (p. 68) qui regroupe en réalité deux termes : competentia et competens.
De ducere nous ne retiendrons que le dernier sens dont il est dit : « plus souvent, il signifie ‘multiplier’ : par exemple dans la Géométrie II du Pseudo-Boèce […] ». En réalité, c’est ce sens qu’ont assez systématiquement le verbe ou ses composés dans les développements musicaux de nature philosophique, comme on le trouve chez Favonius Eulogius § 18 (cf. A. Bélis : « Harmonique » dans Le Savoir grec : dictionnaire critique, édité par J. Brunschwig et G. Lloyd, Paris, Flammarion, 1996, p. 352-366 [360-361]).
Venons-en aux faux amis : le terme geometria est immédiatement associée à la géométrie, et la notice accorde une place d’importance à Quintilien, sans préciser une différence sémantique importante dans les textes philosophiques où le mot ne désigne pas la science des figures et de leurs propriétés mais la géographie, selon la définition même de Martianus Capella en VI, 588, avant le long développement géographique des §§ 589-703 :
Geometria dicor, quod permeatam crebro admensamque tellurem eiusque figuram, magnitudinem, locum, partes et stadia possim cum suis rationibus explicare, neque ulla sit in totius terrae diuersitate partitio quam non memoris cursu descriptionis absoluam,
Géométrie, parce que j’ai souvent parcouru et mesuré la Terre, parce que je peux expliquer et calculer sa forme, sa taille, sa position, ses parties, et ses dimensions en stades, et qu’il n’existe aucune région de la surface variée de la Terre entière que je ne puisse présenter de mémoire par le tracé d’une carte.
Il en est de même chez Macrobe en II, 5-9.
De même, quand l’auteur traduit mathematicus (subst.) par « ‘le mathématicien’, et plus tard ‘l’astronome’ ou ‘l’astrologue’ », on s’interroge sur les deux premières traductions, sachant que ce n’est pas le sens donné aux occurrences du terme chez Cicéron et que très vite, dès le premier siècle de notre ère, le substantif désigne l’astrologue. À propos d’astronomie justement, si les notices sur astronomia et astronomicus sont très brèves et si celle sur astronomus ne présente aucune occurrence latine, c’est que les lexèmes choisis a priori ne sont pas les bons. En réalité, il manque une entrée sur astrologia et astrologus car, contrairement à ce que l’on peut penser aujourd’hui, ces deux termes sont de stricts équivalents d’astronomie et d’astronome, alors que mathematicus désigne le plus souvent l’astrologue (cf., entre autres, les emplois du terme dans le traité d’astrologie – la Mathesis – de Firmicus Maternus).
Quant à la partie de la notice du terme perfectus qui reprend, sur le plan arithmologique, la note 2 au § 742 des Noces VII, elle ne met pas assez en valeur la nature de la perfection d’un nombre comme 10 : cette perfection est en effet due au fait que ce nombre est égal mathématiquement à la somme de ses diviseurs. La perfection est en outre intimement associée à la notion de plenitudo ou de nombre plenus – traduction du grec τέλειος – termes qui n’apparaissent pas dans le dictionnaire alors que Cicéron lui-même l’emploie en Rep. VI, 13, pour qualifier les nombres 7 et 8 et que Macrobe, dans son commentaire au Songe de Scipion, consacre à cette notion un long développement dans le chapitre 5 (3-14) du livre I (voir de même Calcidius c. 38 où le nombre 6 est dit plenus et perfectus ; Martianus Capella Noces VII, 734, 738, 739 ; Favonius Eulogius §§ 8, 11 et n. ad loc.).
La « tétraktys » qui est à tort identifiée à la « perfection » dans l’entrée perfectus du dictionnaire est en réalité à mettre en rapport avec le sens pythagoricien du terme quadra-tura dans lequel on retrouve le radical de la τετράκτυς (p. 238). Voir Calcidius c. 35 : Quem quidem decimanum numerum Pythagorici appellant primam quadraturam propterea quod ex primis quattuor numeris confit, uno duobus tribus quattuor, « Le nombre 10, lui, les pythagoriciens l’appellent ‘premier quaternaire’ parce qu’il est constitué des quatre premiers nombres 1, 2, 3, 4 », précisément de leur somme. On a donc deux types de perfection – perfectio et quadratura : l’une dans laquelle le nombre est égal à l’addition de ses diviseurs, et l’autre dans laquelle le nombre est égal à l’addition de nombres remarquables, car il n’y a pas qu’un « quaternaire », selon Calcidius qui précise au c. 38 :
Denique qui ab eo (scil. senario) quadratus nascitur, id est triginta et sex numerus, secunda dicitur quadratura constans ex quattuor quidem imparibus numeris, hoc est uno tribus quinque septem, et ex aliis paribus numeris quattuor aeque, id est duobus quattuor sex octo. Rursum quinquaginta et quattuor numerus, qui nascitur ex triangulo supra descripto, tertia quadratura cognominatur, quia continet quattuor quidem limites in duplici latere, hoc est unum duos quattuor octo, quattuor uero alios in eo latere quod ex triplicibus compositum est, uno tribus nouem uiginti sep- tem, communi uidelicet accepta singularitate […] (« Enfin le carré qui en est issu, c’est-à-dire 36, est appelé « second quaternaire », car il est composé des quatre [premiers] nombres impairs – 1, 3, 5, 7 –, et également des quatre autres [premiers] nombres pairs – 2, 4, 6, 8 195. À son tour le nombre 54, qui provient du triangle tracé ci-dessus, est appelé « troisième quaternaire », parce qu’il contient quatre termes sur le côté des doubles, c’est-à-dire 1, 2, 4, 8, et quatre autres sur le côté constitué par des multiples de 3 : 1, 3, 9, 27, puisque l’on admet naturellement l’unité comme leur élément commun […] »).
Enfin, si l’on trouve le lexique de la musique intimement mêlé à celui de l’arithmétique et de la géométrie, mais aussi à l’astronomie et spécifiquement à la musique des sphères, c’est que ces quatre disciplines constituent la « mathématique » qui, comme le précise J.-Y. Guillaumin lui-même dans son introduction à l’Institution arithmétique de Boèce (p. xxxii-xxxiii), « est présentée comme une sorte d’échelle qui permet d’accéder à la connaissance de la vérité : c’est une étape qui précède obligatoirement la philosophie, et c’est en même temps une partie de la philosophie ». Et ce en lien avec la fameuse page du Timée (Tim. 35b4-36b5) sur la création de l’âme du monde : entre la double série des doubles et des triples à partir de 1 (progression géométrique), sont intercaléees leurs moyennes arithmétiques et harmoniques. Dans la tradition platonicienne d’exégèse du Timée ou adossée au Timée comme le Songe de Scipion de Cicéron (Rep. VI), se développent donc des développements quasiment indissociables sur les quatre sciences du nombre – c’est du reste le sens du choix des disciplines traitées par Martianus Capella dans les livres VI-IX des Noces. Dès lors, les seules références à l’Institution arithmétique de Boèce pour ce lexique ne rendent pas compte de l’usage réel des termes de musique ou d’astronomie ; il en est ainsi d’apsis, par exemple, avec les seules références aux gromatici et le sens du terme pour les arpenteurs – « abside, […] un segment de cercle plus petit qu’un demi-cercle » –, alors que le terme, encore en usage aujourd’hui pour indiquer l’une des extrémités du grands axe des orbites elliptiques des planètes, a été employé pour la première fois en latin par Pline l’Ancien en II, 62-67 (voir les notes de J. Beaujeu p. 150-155) pour désigner, pour chaque planète, son orbite excentrique par rapport au centre du monde, la Terre (cf. Martianus Capella VIII, 884-886 ; Favonius Eulogius § 9).
Bref, l’auteur a privilégié, dans ce dictionnaire, ce qu’il connaissait le mieux, négligeant quelque peu les textes philosophiques latins. Contrairement à ce que nous pouvons lire à la page 68 (s.v. competentia), ce n’est pas parce que Calcidius et Macrobe utilisent le même terme que le plus ancien est la source du plus jeune, Calcidius étant tributaire de Théon de Smyrne pour les développements mathématiques (éd. B. Bakhouche, intr. p. 36-37), tandis que Macrobe s’inspire du commentaire de Porphyre au Timée, mais, selon M. Armisen-Marchetti (intr. p. lxvi), « il vaut mieux se résigner […] à déclarer insoluble ici le problème des sources » pour les parties scientifiques.
De facture soignée, l’ouvrage présente cependant quelques négligences de présentation : les références bibliographiques dans certaines notices (voir p. 18, 71, 90-91, 207-209, 241, 248, 266, 289) devraient figurer dans la bibliographie finale aux p. 315 sqq. Les maladresses d’expression sont rares, voir cependant dans la notice sur idem : « c’est Platon qui les [le Même et l’Autre] a mis en vogue […] » (p. 149). Relevons enfin comme une trace de négligence dans le nom du commentateur du Timée qui est constamment orthographié Chalcidius alors que le titre même de l’édition de J. H. Waszink – Timaeus a Calcidio translatus commentarioque instructus – est en rupture avec la graphie désormais obsolète du nom de cet auteur, ou dans le nom de l’éditrice du commentaire qui ne s’écrit pas Backouche mais Bakhouche.
Mises à part ces vétilles, l’ouvrage sera d’une grande utilité pour les lecteurs des textes scientifiques latins – il y en a plus qu’on ne le croit – et comble d’ores et déjà une lacune dans la désaffection de la critique pour ce genre de textes, car « le mépris – souvent convenu – dans lequel sont tenus les textes mathématiques latins », comme le déplore d’emblée l’auteur lui-même, « rend compte du petit nombre, pour ne pas dire de l’inexistence, des travaux qui sont consacrés à ce domaine du vocabulaire technique » (intr. p. 9). Voilà un travail qui va combler avec bonheur la relative rareté de publications dans ce domaine réputé technique.
Béatrice Bakhouche, Université Paul-Valéry Montpellier III, CRISES- EA4424
Publié en ligne le 29 janvier 2021