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Amorcé dès les années 1990, le tournant corporel s’est fortement développé dans les années 2000. Si dans la série dirigée par A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello, Histoire du corps, parue en 2005-2006, l’Antiquité est éludée, elle n’est en rien absente de la réflexion et de l’édition. Les travaux en France et dans les pays anglo-saxons, se sont multipliés, essentiellement autour de deux approches, celle étudiant le corps comme « support » avec tout ce qui peut lui être apposé et celle l’abordant dans sa dimension biologique et médicale. Le corps est exploré comme un tout et comme un agent classificatoire. Ainsi, les travaux de l’UMR AnHiMA se sont longtemps inscrits dans le premier axe, celui des apparences et des identités. Par un programme de recherche, plusieurs rencontres entre 2014 et 2018 et deux publications, c’est une nouvelle piste qui est proposée par Florence Gherchanoc et Stéphanie Wyler, celle du corps appréhendé par ses parties.

Corps en morceaux, inscrit parmi les nombreuses publications des Presses Universitaires de Rennes en histoire du corps, se lit en complément du dossier « Corps antiques : morceaux choisis » de la revue Mètis parue en 2019 qui présente un deuxième aspects de ces nouvelles recherches, s’attachant à la représentation d’un membre ou d’un organe conçu dans sa singularité. Ces articles (N. Kei, L. Haumesser, O. de Cazanove, V. Dasen) s’intéressent ainsi à l’esthétique des parties du corps, aux ex-voto anatomiques, au corps instrumentalisé ou à l’efficacité de la gestuelle. Le présent volume s’attache, au contraire, à concevoir l’articulation entre le tout corporel et les parties isolées. En organisant la table des matières entre « Démembrement corporels dans les mondes anciens : mythes et pratiques » et « Composer les corps : de la fragmentation à l’unité », les directrices du volume (F. Gherchanoc et S. Wyler) ont joué sur la déconstruction et la reconstruction des corps, dans un parcours entre les mondes grec et romain et par une lecture des sources littéraires et iconographiques. Elles montrent ainsi que les Anciens, dès l’époque archaïque, et ce jusqu’à l’époque impériale, pensaient le corps certes comme un tout mais aussi comme un possible assemblage de parties (membres, organes…), une construction d’éléments isolés.

Dans la première partie « Démembrements corporels dans les mondes anciens : mythes et pratiques », une large place est faite à la violence, celle des corps châtiés, blessés, décapités, démembrés, éviscérés etc., depuis les réalités pratiques jusqu’à l’imaginaire métaphorique. Les quatre auteurs démontrent que les parties du corps sont un enjeu (lors de la mort, des funérailles, pour la justice etc.) et qu’elles peuvent dire le tout et s’y substituer. Ainsi Ludi Chazalon (« Étriper, égorger, démembrer, décapiter. Révélations des peintres de vases grecs ») analyse, par le biais d’une « archéologie du regard », la violence visuelle exposée par les peintres grecs à l’encontre des corps, essentiellement masculins. La représentation des parties détachées d’un corps peut euphémiser ou effacer la violence ou, au contraire, l’exacerber ; elle n’est jamais une image gratuite. Françoise Frontisi-Ducroux (« Que reste-t-il d’Actéon ? ») explore aussi cette forme de violence avec un épisode du mythe grec, celui de la dévoration d’Actéon par les chiens. L’originalité de son approche tient à l’utilisation des œuvres contemporaines de l’artiste belge Berlinde de Bruykere mettant en scène le démembrement du chasseur. Exposant des enchevêtrements de membres d’animaux moulés dans la cire, ces sculptures permettent à l’auteure d’interroger la place du dépeçage animal sur la céramique grecque et ses liens potentiels avec le morcellement humain, tout en analysant une autre forme d’attentat au corps masculin. Des conclusions similaires s’esquissent dans les deux articles : la violence exercée sur les corps, réelle ou métaphorique, n’est pas toujours bonne à montrer. Élisabeth Rousseau (« Réflexions sur la notion de corps/cadavre pour les populations gauloises du second âge du fer en Gaule ») poursuit une axe développé dans sa thèse, celui du dépeçage des corps dans le monde gaulois, dans divers contextes archéologiques (nécropoles, sanctuaires, habitats). En interrogeant l’intentionnalité de ces gestes sur les cadavres (décapitation etc.), elle réinterprète les pratiques funéraires. Si les réponses sont peu certaines, une ouverture est proposée vers la façon dont une culture appréhende les corps des défunts et celui des vivants et, plus largement, la mort. Yannick Muller (« L’amputation des extrémités dans les sources grecques : approches modernes et perceptions anciennes ») propose également une poursuite des travaux menés dans sa thèse au travers des corps grecs mutilés, en rouvrant le dossier de l’akrôteriasmos ou « amputation des extrémités ». Si les Grecs ont souvent renvoyé la pratique du côté des barbares, l’analyse menée sur un large corpus textuel prouve qu’elle est plus commune que ces critiques antiques ne le laissent supposer : elle est un acte de violence et d’outrage, un châtiment, et recouvre des réalités plus complexes que la traduction d’amputation des extrémités ne fait transparaître.

La seconde partie, « Composer des corps, de la fragmentation à l’unité », propose un parcours, des parties vers le tout. Florence Bourbon (« Ensemble du corps (holon to sôma) et pratiques gynécologiques dans la Collection Hippocratique ») s’attache aux traitements consacrés à l’appareil génital féminin, essentiellement dans des cas de stérilité dans les sources médicales, et interroge la place de l’expression holon to sôma « ensemble du corps » dans ces traités. Le médecin hippocratique ne peut se contenter de soigner une partie, sans considérer le tout. Florence Gherchanoc et Catherine Baroin (« Composer, dire et représenter le corps de la plus belle des femmes. Hélène et quelques autres : de la fragmentation à l’unité d’un corps parfait en Grèce et à Rome »), avec une méthode qui résume la lecture anthropologique et comparative souvent utilisée en histoire du corps pour l’Antiquité, reviennent sur la question de la beauté. Au-delà de l’indicibilité de la qualité, comment les auteurs antiques ont-ils défini des modèles masculins exposés en leur nudité et les sous-modèles féminins souvent masqués par le vêtement et exposés seulement en leurs extrémités et, par quelles combinaisons de divers éléments, construisent-ils l’unicité de la beauté. Allant de la Grèce à Rome et réciproquement, les deux auteures pointent les parties régulièrement louées (bras, joues, cheveux, regards…), leurs qualités (couleurs…) et leur agencement. François Lissarrague (« Panoplies sur le corps démonté dans l’imagerie grecque »), par la mise en scène du corps du guerrier sur les vases grecs, dévoile comment celui-ci est présenté comme une construction, comme un corps biologique qui ne peut être appréhendé sans la panoplie qui le recouvre, le cache, le révèle ou se substitue à lui, en sa totalité mais aussi ses parties. L’écho ainsi formé entre le bronze des armes et la chair des corps renvoie à l’articulation des parties entre elles et des parties au tout. Les peintres jouent ainsi avec tous les moments de la construction et de la déconstruction du corps guerrier jusqu’à le montrer par parties ou le faire disparaitre, des préparatifs à la mort, en passant par le combat. Enfin, Emmanuelle Rosso (« Combinatoires de figures et corps (re)composés dans les œuvres néo-attiques d’époque romaine ») présente comment les œuvres néo-attiques, du IIe s. av. J.-C. au IIe s. apr. jouent sur la décomposition des images, sur celles des corps, de la gestuelle et des postures pour composer des scènes nouvelles et interchangeables. Celles-ci montrent que loin d’être figé, le corps est objet d’un traitement multiple et que la combinatoire des parties, comme celle des cartons des artistes et des ateliers, est un élément important de l’art néo-attique.

En offrant au public ce volume Corps en morceaux, démembrer et recomposer les corps dans l’Antiquité classique, ainsi que le dossier de Mètis « Corps antiques : morceaux choisis », Florence Gherchanoc et Stéphanie Wyler prouvent avec succès que l’histoire du corps est toujours en cours d’écriture et que de nouvelles voies sont encore possibles.

Véronique Mehl, Université Bretagne Sud, TEMOS Temps Mondes Sociétés, UMR 9016.

Publié en ligne le 29 janvier 2021