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Cet ouvrage constitue la synthèse d’un projet de recherche mené depuis 2014 par Chr. Vendries en partenariat avec l’Ecole Française de Rome, l’IRCAM, le C2RMF et le laboratoire LAHM. Articulé au programme des « Paysages sonores » de l’EFR (2012-2016), il propose une étude comparée des cornua de Pompéi. L’étude prend en compte tous les aspects possibles de l’archéomusicologie car elle comporte en effet : l’analyse des instruments in situ, des données issues de prélèvements et de modélisations, une présentation des archives et des carnets de fouilles liés à ces instruments, et enfin une étude des copies déjà existantes. Au-delà de ces critères, il s’agit, pour Chr. Vendries, de contextualiser l’usage et la facture des cornua dans l’espace local de la Campanie mais aussi au sein de l’Italie et de l’Empire romain.

L’ouvrage, placé sous le patronage des Derniers Jours de Pompéi, est constitué de quatre contributions illustrées qui s’articulent autour d’un riche cahier iconographique central (26 pages non numérotées). Il est complété par une bibliographie générale (p. 101-107), un lexique des termes techniques (p. 109-110), un index des noms propres (p. 111-113) et une table des illustrations (p. 117-121).

Dans une première contribution (p. 13-30), A. Vincent rappelle, à l’aide de passages bien connus de Juvénal, le lien fort existant entre amphithéâtre et musique et, en particulier, le rôle des cornicines dont l’instrument puissant fait partie intégrante du paysage sonore romain. L’objectif de l’auteur est de présenter les usages et les significations du cornu, ainsi que sa perception par les Romains via une étude lexicographique non exhaustive. Le début de l’étude présente l’intervention de cet instrument, parfois avec ou en alternance du tuba, durant les jeux et plus particulièrement la gladiature, en ouverture comme pendant leur déroulement. Les rares documents iconographiques montrant l’intervention des aérophones lors de combats sont largement décrits, soulevant la limite de l’analyse iconographique, notamment avec la description de superpositions temporelles que l’auteur nomme raccourcis. Il fait ensuite le parallèle entre les effets du cornu dans le cadre des jeux, spectacle polysensoriel, et ses effets dans le domaine militaire : suivant les auteurs anciens, il s’agit de stimuler le gladiateur comme le légionnaire, voire la foule. L’auteur rappelle aussi la présence de l’instrument lors des processions funéraires, après la tibia, parmi les autres éléments sonores mis en place pour accompagner les rites : aérophones, mais aussi pleureuses et idiophones. Aux hypothèses de la fonction prophylactique et informative des cornua, A. Vincent ajoute celle de la représentation du rang social et du pouvoir politique du défunt. En effet, les cornua, comme les autres trompes étrusques puis romaines, peuvent être considérées comme des insignia imperii. Ils servent par exemple à convoquer les comices centuriates et les assemblées populaires par exemple dans l’organisation d’un procès. La dualité de l’imperium amène l’auteur à rapprocher cette pratique de l’utilisation du cornu dans le domaine militaire : avec la tuba et la bucina, ils transmettent les semiuocalia signa et s’articulent avec les signa muta. Outil au service de la communication militaire, les cornicines représentent le détenteur de l’imperium de manière individuelle à travers la sonnerie du classicum connue de tout soldat et de tout citoyen et usitée dans le domaine militaire comme dans le domaine civique. A. Vincent propose en dernier lieu une ouverture sur la question de la perception du son du cornu par les Romains. Après avoir montré de manière convenue les limites d’une telle enquête, il présente les données lexicographiques relatives à la qualification des sons émis par l’aérophone : raucus, stridulus, et enfin grauis, acute et sonorus. Une recherche inversée par qualificatifs montre que ces derniers ne sont pas spécifiques au cornu mais plutôt représentatifs en tout premier lieu des bruits de la nature. Ils servent également à qualifier la voix humaine et, dans une moindre mesure, à désigner les sons émis par les instruments et les objets faits de bronze.

La deuxième contribution (p. 31-63) porte sur l’enquête muséographique et historiographique effectuée autour des cornua de Pompéi. Réalisée et présentée par Chr. Vendries, elle retrace dans un premier temps l’état de l’art lié au cornu et plus globalement aux trompettes, considérées selon lui par A. Schaeffner comme les « seuls instruments originaux développés par les Romains » par imitation de la corne bovine originelle (p. 31). Les civilisations anciennes utilisant les trompettes métalliques sont rapidement citées afin d’arriver aux découvertes musicales pompéiennes à proprement parler. Deux séries d’instruments sont découvertes dans la cité campanienne : respectivement une avant 1852 et une autre en 1884. Chr. Vendries expose ensuite en détail trois principales difficultés qui émergent à propos de ces cinq cornua depuis leur découverte : l’absence de contexte archéologique précis pour chaque artefact ; la modification régulière des numéros d’inventaires associés à ces instruments qui a rendu leur individualisation improbable ; enfin le caractère fluctuant de la terminologie employée pour désigner ces objets dans l’historiographie, ce malgré le caractère univoque des sources littéraires anciennes à leur propos. Ce sont ensuite les pérégrinations des instruments à l’intérieur du musée qui sont présentées, ces dernières s’accompagnant de restaurations, d’accidents et de dérestaurations notables qui ont une conséquence directe sur l’exploitation possible de ces rares témoignages de cornua. En effet, les trouvailles pompéiennes, si elles permettent de donner la forme générale de ces instruments de musique, sont fragmentaires et ont évolué depuis leur découverte, tant et si bien que leur mesure est elle-même problématique et très souvent erronée. Au fur et à mesure de la présentation de l’identification des éléments de l’instrument et de leur utilité organologique, Chr. Vendries présente également leur utilité méthodologie et les sources utilisées pour leur reconstitution. Les embouchures, parfois manquantes et dont une a été retrouvée dans les réserves, présentent un emboitement original. Les fourreaux permettent de fixer la forme de la trompe ainsi que la hampe centrale en bois. L’auteur souligne l’importance de ces éléments qui sont la seule partie ornée de l’instrument et qui permettraient donc – avec les données métriques – de déterminer une typologie, mais cette piste n’est pas davantage explorée. La hampe et la tige métallique sont avant tout reconstituées grâce à l’iconographie. La comparaison avec d’autres vestiges retrouvés dans le monde romain montre que l’instrument se concentre surtout dans la pars occidentalis de l’empire. Si D. Smithers voit dans la concentration des trouvailles en Rhénanie et en Germanie un centre de fabrication de l’objet, Chr. Vendries considère qu’il s’agit plutôt d’un objet campanien ensuite diffusé dans le reste de l’Italie via les pratiques liées à la gladiature. Cette idée est notamment justifiée par l’homogénéité des représentations iconographiques de l’instrument retrouvées dans les différentes provinces romaines. L’hypothèse mériterait d’être renforcée par les différentes études des productions romaines – au-delà des seuls instruments de musique – montrant que l’Italie joue le rôle de centre pour la création de nouveaux modèles ensuite diffusés dans les provinces. L’auteur conclut en rappelant l’importance de l’instrument dans la sonorisation de l’amphithéâtre et dans l’accompagnement de la gladiature, pratiques hautement campaniennes, au-delà de l’aspect guerrier allégorique habituellement associé à cet instrument, par exemple chez Pétrone.

La troisième contribution (p. 65-77), également de Chr. Vendries, vise à contextualiser les différentes expériences de copies des cornua pompéiens. Les premières copies sont dues à V.-Ch. Mahillon et F. A. Gevaert. L’auteur rappelle leur contexte de création mais aussi leur modification après les nouvelles découvertes de 1884. Il montre les imperfections et les limites de ces copies faussement qualifiées de fac-similés. Chr. Vendries montre comment ce premier travail fixe la forme canonique du cornu et sert de modèle aux nouvelles copies aujourd’hui conservées en Europe et Amérique du Nord. Le rôle et le but de la copie sont également documentés, qu’ils soient archéologiques ou non scientifiques. Les copies de cornua sont en effet utilisées dans des concerts d’archéomusicologie, mais également dans des défilés de reconstitution ou encore dans des compositions musicales modernes. L’auteur rappelle enfin que si la copie permet – avec beaucoup d’écueils et de limites – de reconstituer le potentiel sonore d’un instrument et notamment son ambitus, elle ne dit rien en revanche des pratiques concrètes liées à ce dernier et ne comble pas l’aspect lacunaire des sources anciennes à ce sujet. Ce chapitre est enrichi d’une annexe donnant le point de vue de G. Dumoulin, notamment sur les expériences de concerts et les limites des pratiques sonores expérimentales.

La quatrième et dernière contribution (p. 79-98) est collective et proposée par R. Caussé, B. Ille et M. Tansu. Elle synthétise les apports de l’analyse scientifique des matériaux et de la réalisation de copies virtuelles des cornua pompéiens pour la connaissance de leur son. Le chapitre rappelle en premier lieu les nuances nécessaires à apporter à l’expression « cuivre » et « bronze » puis présente les conséquences acoustiques des types de perce, d’embouchure et de pavillon des instruments à vents. Ce sont ensuite les questions de la composition métallique et de la construction des instruments qui sont abordées. Après un court historique de l’utilisation du bronze et du laiton dans la préhistoire et l’Antiquité, le protocole d’étude est présenté ainsi que les résultats de l’analyse de 11 prélèvements effectués sur 4 des 5 cornua de Pompéi. Le métal identifié est majoritairement le bronze avec une seule exception pour le laiton utilisé pour l’embouchure. L’analyse des différentes inclusions et de l’état métallurgique met en lumière une homogénéité des prélèvements, ce qui amène les auteurs à conclure que les cinq instruments ont été fabriqués au sein d’un même atelier. Si l’étude morphométrique des instruments a montré une grande homogénéité, elle est fort probablement biaisée par le montage et la (re)composition des cornua après leur découverte. L’analyse permet également de mettre en lumière la haute technicité et la variété de la réalisation des différents composants du cornu, les sections de tubes étant enroulées et brasées, alors que le pavillon est martelé et l’embouchure moulée à la cire perdue, tout comme les fourreaux en T. L’utilisation du fond photographique du XIXe siècle montre que les longueurs et les combinaisons des éléments de cornua ont trop été modifiées au cours de leur vie muséale pour garantir une hypothèse sonore certaine. Ce sont finalement les copies de V.-Ch. Mahillon qui se révèlent plus conformes aux instruments archéologiques, tels qu’ils étaient au moment de leur découverte, que ces derniers dans leur montage actuel. Les différences de poids et d’épaisseur avec les originaux antiques, ainsi que l’absence d’information à propos de la composition métallique de ces copies n’influent pas, selon les auteurs, sur l’acoustique de l’instrument, essentiellement due à la colonne d’air. L’ensemble de l’étude permet de reconstituer, virtuellement et grâce aux copies sonnées au Musée des Instruments de Musique de Bruxelles, l’ambitus possible du cornu pompéien. Les auteurs considèrent que cinq à six notes pouvaient être jouées sur l’instrument par un musicien aguerri, la forme de l’objet n’étant pas aussi optimisée que celle des aérophones modernes. Il n’existait sans doute pas de famille de cornua (contrairement au saxophone actuel p. ex.) mais « plutôt des instruments avec des tonalités différentes » (p. 97) selon leur longueur. Le corpus pompéien montre que, sans être standardisée au sens industriel et moderne du terme, la fabrication des cornua obéissait à certaines règles  permettant notamment à ces derniers d’être utilisés simultanément aux côtés d’autres instruments de musique.

La conclusion concise de Christophe Vendries synthétise les apports des quatre contributions à propos du cornu romain, qui disparaît à l’époque médiévale à la faveur de la trompette droite avant de réapparaître, non sans référence à son passé antique, à partir de la Révolution Française. L’auteur suggère que la méthode pluridisciplinaire employée soit généralisée à d’autres études d’instruments de musique antiques, qu’ils soient détenus au Museo Archeologico Nazionale de Naples ou dans d’autres institutions.

Cette publication remplit ses promesses et livre au lecteur une synthèse actualisée et pluridisciplinaire sur le cornu romain à travers l’exemple des découvertes pompéiennes. L’instrument est ainsi présenté sous l’angle de l’histoire sociale et politique, de l’organologie, de l’acoustique et de l’historiographie. Seules quelques coquilles ou quelques oublis sont présents (p. ex. l’absence du Ré3 dans l’énumération des harmoniques naturelles p. 80) et seuls quelques rares passages sont rendus obscurs par un propos excessivement technique. Des redondances apparaissent inévitablement d’une contribution à l’autre, mais ces dernières permettent de mieux relier les champs disciplinaires et les points de vue adoptés par les différents auteurs du volume. Concis, l’ouvrage est extrêmement efficace, exposant clairement les connaissances disponibles à propos du cornu, repoussant ces dernières et comblant de nombreuses lacunes à propos d’un instrument pourtant emblème de Rome, dans l’Antiquité et après elle. Il fournit également une solide – et prudente – méthodologie d’investigation en archéomusicologie qui dépasse la simple étude du cornu.

Arnaud Saura-Ziegelmeyer Université Toulouse Jean Jaurès, Patrimoine, Littérature, Histoire (PLH), ERASME

Publié en ligne le 29 janvier 2021