Traditionnellement, le royaume séleucide est considéré, à l’image de l’empire ottoman du début du XXe siècle, comme un « homme malade » ; comme un royaume au déclin inéluctable autant qu’interminable. Les jugements de valeur sont légion concernant aussi bien les reines, volontiers perçues comme dangereuses et manipulatrices, que les rois, soit faibles et indolents, soit rapaces, sanguinaires et impies. Pourtant, dans la lignée des travaux récents de réévaluation de ce royaume méconnu, et puisqu’il apparaît que les Séleucides n’étaient pas si faibles qu’on a longtemps voulu le croire en se fiant aux sources polémiques produites par les Juifs ou par les Romains, les spécialistes s’intéressent de plus en plus aujourd’hui aux causes de leur effondrement.
Ainsi, la cinquième rencontre du Seleukid Study Group à Bruxelles en août 2015 et dont les actes constituent le cœur du présent ouvrage, se voulait l’héritière directe de ces travaux, focalisant l’attention sur les capacités de résilience des Séleucides qui expliquent leur maintien aux commandes bien longtemps après leur défaite militaire face aux Romains. Grâce à l’interdisciplinarité et aux grandes qualités des chercheurs réunis, cet ouvrage est un plaidoyer souvent très convaincant en faveur d’une réévaluation des conséquences de la paix d’Apamée sur la Méditerranée occidentale. De manière globale, les contributions font du royaume séleucide, au moins jusqu’à la mort d’Antiochos VII en 129, la principale puissance politique du Levant, avec une influence même sur les territoires perdus. Rome, souvent vue comme la nouvelle superpuissance après Apamée, paraît au contraire très secondaire et peu intéressée par les affaires orientales. Dès lors, le titre de l’ouvrage est sans doute un peu trompeur.
Si Apamée n’est pas la cause majeure de la dislocation du royaume, alors c’est ailleurs qu’il faut mener l’enquête, ce qui conduit Altay Coşkun et David Engels conjointement, dans leur introduction, à examiner un faisceau d’éléments imbriqués : la défaite militaire, certes, mais aussi l’activité diplomatique romaine qui reconnaît officiellement diverses entités de plus en plus séparées du royaume, les actions locales de ces mêmes entités qui revendiquent de plus en plus fréquemment la royauté et n’hésitent pas à se tourner vers l’amicitia romaine au détriment de leurs anciens suzerains, la sécession des Parthes qui privent les Séleucides d’un de leurs centres névralgiques, la Babylonie et la Médie, régions les plus riches en ressources et en hommes mobilisables, enfin les rivalités dynastiques et les alliances matrimoniales avec la dynastie concurrente des Lagides. Dans son « épilogue », Altay Coşkun va jusqu’à écrire que les pires ennemis des Séleucides sont les Séleucides eux-mêmes, qui se noient dans leurs divisions exacerbées par la diplomatie romaine et ptolémaïque.
L’ouvrage est divisé en cinq grandes parties, présentant successivement le royaume séleucide au temps du basileus megas Antiochos III (partie I), le redressement qui suit la paix d’Apamée (partie II), puis trois études de cas régionales : l’Asie Mineure (partie III), la Judée (partie IV) et la Babylonie (partie V). Dans ce schéma général, on ne peut que déplorer l’absence d’un traitement particulier réservé aux Parthes ou aux Ptolémées, souvent considérés, dans les études réunies, comme plus déterminants que Rome dans l’effondrement du royaume.
Quatre chapitres fournissent la matière de la première partie, dont on peut regretter le manque d’homogénéité, comparée aux parties suivantes.
Altay Coşkun examine le traité d’amicitia entre Rome et les Séleucides dont Suétone a conservé le souvenir (Vie de Claude, XXV, 3), soutenant l’idée qu’il s’agit d’un faux d’époque césarienne. Le premier traité entre Rome et les Séleucides peut être daté d’Antiochos III, le « Séleucos » évoqué dans la lettre étant une allusion invraisemblable au fondateur de la dynastie. Avant César, Ilion semblerait être restée absente des négociations entre les deux pouvoirs.
À l’inverse, Marijn S. Visscher soutient notamment que la cité a joué un rôle important dans la lutte idéologique entre les Séleucides et Rome. Elle étudie quatre moments symboliques de l’œuvre d’Antiochos III, qui « annexe l’histoire » de Troie par exemple et réécrit le mythe de la fondation de Rome par Rémus et non par Romulus. Aux Thermopyles, le roi présente les Romains comme les barbares venus de l’ouest, contre lesquels, libérateur dionysiaque revenu de l’est pour apporter la paix et le bonheur à l’univers, il prétend combattre.
Au cours de cette guerre, les deux camps ne se privent pas de se comparer mutuellement aux envahisseurs perses, comme le montre Eran Almagor. L’historien analyse tous les « échos des guerres médiques » dans les récits des deux côtés, surtout à l’aide de Plutarque qu’il estime révélateur des deux points de vue. Dans cette propagande, les Séleucides encourageraient une nouvelle perception du « barbare » non plus comme l’oriental, mais comme l’occidental au contraire, perception née lors des invasions celtes du début du IIIe siècle. Contre les Romains qui le présentent comme un nouveau Xerxès, Antiochos III se voudrait le nouvel Alexandre traversant la mer pour libérer les cités grecques. On notera que le mariage avec Eubée est vu dans ce chapitre comme une pure invention, qui plus est antiséleucide, alors que Visscher l’estime historique et y voit une belle œuvre de propagande royale.
Dans une toute autre direction, Kyle Erickson s’intéresse au culte des reines séleucides et, au contraire de l’avis courant selon lequel Antiochos III aurait créé un culte « centralisé » ou « d’État », soutient qu’il s’est contenté d’établir un office de grande prêtresse pour superviser l’ensemble des cultes « civiques ». Il montre par l’épigraphie que les femmes séleucides étaient bien plus actives en politique que ne le laissent penser les sources littéraires, mais ne tire pas son propos jusqu’aux relations entre Rome et les Séleucides.
Beaucoup plus homogène, la deuxième partie réunit quatre études qui montrent que la paix d’Apamée n’a pas été un coup si dur qu’on le croit souvent pour le royaume séleucide.
En effet, très rapidement l’armée séleucide est de nouveau capable d’aligner des éléphants de combat, comme le relève Nicholas Victor Sekunda, qui suppose que cela a été permis par les relations avec le roi de Bactriane Démétrios après que celui-ci a mené des campagnes victorieuses en Inde. Dès le règne suivant, Antiochos IV est capable de montrer aux ambassadeurs de nombreuses cités grecques toute la puissance d’un royaume séleucide bien remis de sa défaite, lors du festival militaire mais aussi religieux de Daphné, examiné par Rolf Strootman. Les Séleucides se montrent de nouveau expansionnistes et, s’ils cherchent à ne pas inquiéter Rome, ce ne serait qu’afin de préparer l’anabase du roi en Orient, laquelle n’était pas une fin mais un moyen pour restaurer la puissance royale en Asie et sans doute même dans le monde égéen. C’est la mort d’Antiochos IV qui offre l’occasion aux Romains de faire un coup de force en faisant massacrer les éléphants séleucides en 162, limitant de nouveau la puissance séleucide (Sekunda).
La grande autonomie d’Antiochos IV est en partie expliquée par Richard Wenghofer comme une conséquence paradoxale de la paix d’Apamée. Selon lui, les Séleucides n’ont jamais réussi à fonder un État à proprement parler, dirigeant le royaume comme une propriété familiale. Cela implique qu’en cas de succession contestée, les subalternes ne sont pas liés à l’un des compétiteurs davantage qu’à un autre[1]. Dès lors, en exigeant des otages royaux, Rome aurait affaibli l’opposition dynastique et facilité une trentaine d’années de stabilité séleucide. Loin de l’affaiblir, la paix d’Apamée aurait donc renforcé le royaume. La véritable cause du déclin se trouverait dans les rivalités familiales et l’indifférente République romaine, non plus que les Parthes ou les Juifs, n’aurait guère eu d’effets qu’incidents dans cette histoire.
L’argument de Benjamin Scolnic dans la même partie est presque le contraire des trois autres chapitres : Rome n’aurait jamais eu la moindre crainte concernant la loyauté d’Antiochos IV, car c’était elle, appuyée par les Attalides, qui aurait organisé un complot en 175 pour placer sur le trône ce roi dépendant du bon vouloir du Sénat. La menace de le remplacer à son tour par l’otage Démétrios Ier aurait suffi à contrôler son ambition. Scolnic pense que toute la vie du roi a ainsi été structurée par son séjour à Rome, jusqu’à la persécution des Juifs qui serait inspirée de l’affaire des Bacchanales. Humilié en Égypte par Popilius Laenas, le roi aurait répondu aux menaces de séditions par une démonstration de force contre les Juifs, conscient qu’une persécution religieuse était un moyen efficace de gagner en autorité. Ce chapitre est le seul de l’ouvrage à soutenir une relative fragilité séleucide et même sa subordination à Rome, quand tous les autres démontrent au contraire le très rapide relèvement après Apamée. Il contredit également les thèses les plus communément admises, qui font des hellénistes de Jérusalem ou des officiers les principaux acteurs de la « crise » juive et qui ne traitent plus cette crise comme une « persécution religieuse ».
La troisième partie, dédiée à l’Asie Mineure, réunit trois études complémentaires : l’une de Germain Payen sur les dynasties anatoliennes, la suivante issue de la plume d’Alex McAuley se focalisant en particulier sur la Cappadoce, la troisième s’intéressant à la nature du royaume attalide après la paix d’Apamée. Toutes trois insistent sur le peu d’investissement romain dans la région, mettant en évidence les conjonctures et les actions locales qui permettent de se faire une idée de la puissance séleucide en Anatolie. Le retrait séleucide imposé par les Romains ne semble pas avoir ruiné l’influence politique du roi dans la région, d’une part parce que la plupart des dynastes sont plus ou moins étroitement liés à la famille royale séleucide, ensuite parce que leurs épouses sont parfois des filles ou des sœurs de rois séleucides et d’actives gardiennes des intérêts de leur famille d’origine (McAuley), enfin parce que les Séleucides constituent des figures idéologiques, des modèles royaux que les dynastes locaux doivent imiter, quand ils ne sont pas contraints de s’y rattacher de manière plus ou moins fictive afin de gagner en légitimité (Payen)[2]. Les auteurs de ces contributions insistent sur les politiques matrimoniales qui révèlent toute l’influence encore des Séleucides en Anatolie. Payen affirme même que Séleucos IV n’avait sans doute pas renoncé à recouvrer cet espace. Ce seraient des circonstances locales, en l’occurrence peut-être la défaite de Pharnace avant l’intervention royale, puis la réorientation de la politique mithridatique vers le Pont-Euxin, qui auraient mis fin à ses rêves. Payen pense également que la troisième Guerre de Macédoine pourrait en partie trouver l’une de ses origines dans le vide laissé par la préparation d’Antiochos IV pour sa campagne égyptienne, soulignant là encore combien l’ordre régional était dépendant de l’influence séleucide.
Alex McAuley insiste pour sa part sur le fait que la région est divisée entre un réseau dynastique d’anciens vassaux en permanente compétition, sous une relative hégémonie attalide, le royaume de Pergame comblant le vide laissé par le reflux séleucide et jouant un rôle d’intermédiaire entre ces entités politiques et une puissance romaine très lointaine et peu intéressée. Enfin, Christoph Michels montre, s’opposant à une théorie assez répandue, que le royaume attalide avait tout ce qui caractérise un royaume hellénistique : un roi chef de guerre et légitimé par la victoire, une politique d’alliances matrimoniales avec des femmes séleucides, un culte royal et, quant à ses monnaies qui ne représentent pas le portrait royal avant Eumène II, il affirme qu’elles ne sont pas une exception, prenant l’exemple du monnayage antigonide.
Ces trois études, ensemble, soulignent donc que l’Anatolie, même après Apamée, restait un espace sous influence séleucide (au moins idéologique), dont les acteurs majeurs étaient les dynastes locaux et non les Romains, encore très lointains.
Concernant le cas de la Judée, qui constitue la matière de la quatrième partie, l’ouvrage propose les visions contradictoires de deux historiens : Altay Coşkun, qui s’intéresse à la diplomatie triangulaire entre Rome, les Maccabées et leurs opposants, et Edward Dąbrowa, consacrant son chapitre au rôle des Romains dans la route des Juifs vers l’indépendance. Ce dernier chercheur fournit, si l’on peut dire, un aperçu des interprétations qui font aujourd’hui de plus en plus consensus, analysant trois relations diplomatiques entre Rome et les Juifs au temps de Jean Hyrcan et considérant que les déclarations d’amicitia romaine sont toujours purement rhétoriques, mais qu’elles sont néanmoins recherchées par les Hasmonéens parce qu’elles permettent peut-être de s’imposer face aux concurrents dans leur propre ethnarchie. Mais après l’avènement d’Alexandre Jannée, les Hasmonéens auraient rompu avec cette politique, constatant que les Séleucides ne constituaient plus une menace pour eux. Ce serait un manque d’intérêt mutuel qui, joint au déclin séleucide, entraînerait l’éloignement des Juifs et des Romains.
À l’inverse de cette lecture, Altay Coşkun propose de réexaminer la question en ces termes : il postule l’authenticité de tous les documents cités dans le premier livre des Maccabées (1 M), prétend donc corriger par eux la narration de 1 M, puis déduit que 1 M a été en réalité écrit par deux auteurs successifs, qu’il appelle l’Auteur et le Continuateur, datés respectivement de ca. 140 et 128, remontant de presque trente ans la composition finale de cette œuvre par rapport aux vues les plus courantes. Au contraire de Dąbrowa, il pense que les traités sont de véritables succès, l’intervention militaire ne venant jamais parce qu’elle n’est jamais demandée par les Juifs. Quant à leur usage dans la politique intérieure de la Judée, selon lui cela signifie que les opposants aux Hasmonéens les voient comme efficaces. L’historien propose un modèle triangulaire de la diplomatique romaine : les ambassadeurs apportent à Rome un courrier de Jérusalem, recevant là un courrier pour les opposants (souvent séleucides) et un autre pour Jérusalem. Pour finir, il montre que les Romains se désintéressent progressivement des affaires juives, peut-être en raison de leurs préoccupations plus immédiates face à l’invasion des Cimbres et des Teutons, entre autres facteurs.
Une cinquième partie, composée de deux chapitres, traite le cas de la Babylonie, très loin de l’ombre de Rome qui a donné son titre à l’ouvrage. David Engels s’intéresse à l’absence de soldats babyloniens apparaissant dans les sources, d’autant plus étonnante que l’armée perse en alignait encore à Gaugamèles devant Alexandre. Parmi quatre hypothèses formulées dans l’historiographie, il en retient en particulier deux, contradictoires : soit cette absence indique un refus séleucide d’enseigner l’art de la guerre à des populations qui pourraient s’en servir contre eux, soit elle indique que les Babyloniens, tout comme les Syriens également absents des listes, servaient comme phalangistes dans le cœur de l’armée gréco-macédonienne. On le voit, la réponse à cette énigme en dit long sur la nature du régime séleucide, soit distant et préservateur d’une certaine supériorité des Gréco‑Macédoniens et des Iraniens, soit au contraire intégrateur dans une forme d’association impériale. Après discussion, Engels donne la préférence à l’option de l’intégration, faisant de la Mésopotamie une « terre de recrutement au potentiel considérable » (p. 409-410).
À sa suite, Gillian Ramsay montre la continuité de la culture politique séleucide en Babylonie après la conquête de la région par les Parthes. S’intéressant au statut des « généraux au-dessus des quatre généraux », qui apparaissent dans les sources cunéiformes, elle en vient à conclure que les agents du pouvoir séleucide dans la région étaient très mobiles dans leurs allégeances, plus préoccupés par leurs intérêts que par l’idéologie impériale. Elle admet donc le modèle « féodal » de l’empire soutenu par Engels[3] et insiste sur le fait que ce mode de fonctionnement entraîne une continuité de la vie politique locale dans les premières années de la domination parthe.
En guise de conclusion, Altay Coşkun propose un « épilogue » dans lequel il compile quelques grandes idées : d’une part, que l’hétérogénéité du royaume n’en constitue pas une faiblesse, que les conséquences d’Apamée et en particulier de l’indemnité versée aux Romains ont été très surestimées, le royaume séleucide n’étant durablement ni ruiné, ni affaibli[4], que les véritables causes du déclin séleucide sont à repérer dans les rivalités dynastiques, compliquées par la diplomatie romaine et les manœuvres ptolémaïques, sans qu’aucun de ces facteurs, sans la fragilité de la dynastie divisée, ne soit décisif.
Cet ouvrage est éminemment intéressant en ce qu’il propose une réévaluation méticuleuse et solidement argumentée des causes du déclin séleucide. L’accentuation mise sur la relativisation du rôle de Rome et du choc de la paix d’Apamée au bénéfice des rivalités dynastiques pourra peut-être susciter quelques remous, mais l’ensemble est stimulant et constitue sans doute une étape décisive dans notre approche vers une meilleure connaissance du royaume séleucide.
Michaël Girardin, Université du Littoral – Côte d’Opale
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 332-336
[1]. C’est la thèse de B. Chrubasik, Kings and Usurpers in the Seleukid Empire, Oxford 2016.
[2]. Cette idée n’est pas sans évoquer un autre ouvrage récent, R. Strootman et M.J. Versluys éds., Persianism in Antiquity, Stuttgart 2017, qui souligne la même construction mémorielle à l’œuvre à propos des Achéménides, parfois à la même époque et chez les mêmes acteurs.
[3]. D. Engels, « Middle Eastern “Feudalism” and Seleucid Dissolution » dans G. Ramsey, K. Erickson éds., Seleucid Dissolution, Wiesbaden 2011, p. 19‑36.
[4]. Ce point fait encore débat mais obtient de plus en plus d’adhésion ces dernières années.